Missa 1660 - Cavalli

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La paix vaut bien une messe

A peine sommes-nous sortis de la Chapelle Royale du château de Versailles, ce 10 février 2018, mon confrère Dario Moreno et moi-même n’avions que l’embarras des mots pour partager avec nos lecteurs les sensations fortes qu’avait suscité l’interprétation de la Missa concertata par le talentueux Galilei Consort (voir la chronique à deux voix dans ces colonnes). « Brillante complicité », assure l’un ; « sublime », résume l’autre. En tout cas, la renaissance en beauté d’une œuvre protéiforme.

L’esthétique ayant agité nos sens, notre curiosité décide de se tourner vers le projet artistique du compositeur. Elle se trouve alors confrontée à un espace dans lequel les conjectures égalent les certitudes.

Un fait est établi. La messe à laquelle Benjamin Chénier insuffle une vie gorgée de musique est extraite du premier recueil de musique sacrée (Musiche Sacre) publié en 1656 par Pier Francesco Cavalli (1602-1676). Cette anthologie est sous-titrée Messa e salmi concertati con intrumenti, Imni, Antifone e Sonate a due, 3, 4, 5, 6, 8, 10 e 12 voci (Messe et psaumes en style concertant avec instruments, hymnes, antiennes et sonates…). En somme, un assemblage de pièces destinées aux célébrations liturgiques (messe et vêpres) que nous rangerions volontiers dans la même catégorie que les Selva morale e spirituale (1640 ou 1641) de son maître Claudio Monteverdi (1567-1643). Deux différences, cependant. D’abord, le recueil de Monteverdi s’ouvre sur cinq madrigaux moraux tandis que celui de Cavalli se conclut sur une canzone (inscrite au programme de l’enregistrement) et cinq sonates. En outre, Cavalli revendique ouvertement son appartenance à la mouvance moderniste, celle qui milite en faveur du style concertant (stile concertato) quand Monteverdi préfère concilier les tenants de la prima et de la seconda pratica (les styles anciens et modernes).

La messe concertante (missa concertata) est un style musical dont Cavalli n’est pas l’inventeur. Avant lui, Monteverdi avait écrit deux messes (perdues) en stile concertato pour la famille des Gonzague. A la même époque, Giovanni Priuli (1575 ?-1629) publie sa Missa concertata in festivitatibus Beata Maria Vergine (1624). Parmi les premiers, celui-ci posait les fondements du stile concertato (style concertant) appliqué à la composition musicale d’une messe solennelle. Son écriture, comme celle de Cavalli, se distingue de la tradition polyphonique palestrinienne sur au moins trois plans. D’abord, elle mêle aux voix soutenues par la basse continue des instruments obligés tels que les cordes et les vents. Ensuite, elle oppose (= concertare) des masses sonores distinctes, comme des soli et tutti alternés ou la configuration en cori spezzati (chœurs séparés) si caractéristique des célébrations en la basilique San Marco de Venise. Enfin, voix et instruments se livrent à des exercices solistes aux délicates broderies. Si l’esthétique romaine ne s’émancipera que prudemment des prescriptions pontificales (voir notre chronique précédente consacrée à la Missa in angustia pestilentiae), sa cousine vénitienne affiche ostensiblement son goût pour l’apparat et le raffinement.

L’ombre d’un doute plane en revanche sur le contexte de la création de notre missa concertata. En effet, Cavalli n’inscrit dans le titre aucune indication qui pourrait informer sur sa destination première. Pour son biographe, Olivier Lexa, « il est fort probable que cette messe ait été composée en 1644 pour célébrer, après quatre ans d’altercations, la paix entre le pape et le duc de Parme que Venise avait soutenu » (Actes Sud, 2014). Il mentionne le traité de Ferrare (31 mars 1644) conclu, grâce à l’aide diplomatique française, entre Edouard Ier Farnèse (1612-1646) et Urbain VIII (pape de 1623 à 1644). Un avis que partage Peter Holman dans le livret accompagnant le CD Cavalli – Messa concertata (Hyperion, 1997) : « elle put être écrite à l’occasion de la messe solennelle chantée à Saint-Marc le 1er mai 1644 pour célébrer la réconciliation entre le Vatican et le duché de Parme ».

A-t-elle été reprise à l’occasion des « réjouissances faites à Venise, sur le sujet de la Paix, par la République (de Venise) et l’Archevêque d’Embrun, ambassadeur extraordinaire de France » ? Consultons à ce propos le Recueil des Gazettes nouvelles (1661) : « Le 25 janvier (1660), (l’archevêque d’Embrun) alla rendre les mêmes actions de grâce en l’église des Jacobins de Saint Jean et Saint Paul, par la messe qu’il célébra, et par le Te Deum et une grande messe que les religieux y chantèrent, avec divers chœurs de musique, composés de trente voix des meilleures de la chapelle de Saint Marc, d’autres célèbres musiciens, arrivés depuis peu, et de grand nombre d’instruments, entre lesquels étaient des trompettes de l’invention du Sieur Cavalli, estimé l’un des premiers hommes d’Italie pour la parfaite Symphonie». Mais rien, dans ce texte, n’indique explicitement qu’il s’agissait de notre missa concertata.

Pour autant, est-il si important de déterminer si cette missa solemnis a été créée le 1er mai 1644, en la basilique San Marco pour célébrer la paix de Ferrare ou le 25 janvier 1660, en la basilique San Zanipolo (contraction de Santi Giovanni e Paolo) pour se réjouir de la fin des hostilités franco-espagnoles ? Dans les deux cas, c’est la Paix qui est célébrée avec toute la majesté habituellement réservée aux princes et aux souverains. Là réside l’essentiel.

Plongée dans un long sommeil, la partition a été réveillée à l’heure du vinyle. Le premier enregistrement que nous ayons identifié fait entendre l’Orchestra Dell’Angelicum di Milano conduit par Umberto Cattini. Ce disque obtint même le Grand Prix du Disque 1961 distribué par l’Académie Charles Gros (label Angelicum). Mais, comme les enregistrements suivants, les ensembles n’interprètent que les cinq parties de l’ordo missae (l’ordinaire de la messe, soit le Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei).

En 1997 (Hyperion), puis en 2005 (Helios), Peter Holman fait un pas vers une reconstitution d’un service liturgique en insérant des pièces instrumentales entre les cinq pièces de l’ordinaire, aux moments de l’Offertoire, de l’Elévation, de la Communion et de l’Envoi. Une pratique d’ailleurs en vigueur au XVIIème siècle et qui, à cet effet, avait donné naissance au genre des sonate da chiesa (sonates d’église).

Benjamin Chénier va plus loin encore mais sans viser la reconstitution historique intégrale. Il recompose le programme musical de l’office en puisant prioritairement dans le recueil de 1656 (Musiche Sacre) tant pour les cinq parties de l’ordinaire (la missa concertata proprement dite) que pour les autres moments de la célébration. Pour l’Offertoire et la Communion, il choisit d’ouvrir une autre publication, la Sacra corona : Motetti a due e trè voci di diversi eccellentissimi autori moderni (Couronne sacrée : motets à deux ou trois voix de divers et excellentissimes compositeurs modernes), recueil publié à Venise en 1656. Avec trois de ses motets, Cavalli y côtoie les meilleurs compositeurs vénitiens et romains de son temps. De même, pour matérialiser un office des vêpres, il prélève un dernier motet dans les Vesperi a 8 voci (1675) dédiées au doge nouvellement élu, Nicolo Sagredo (1606-1676). Enfin, comme pour rappeler que les Piffari (groupe de cornets et de percussions servant de blason sonore au doge) se produisaient également lors des cérémonies religieuses solennelles, le disque s’ouvre et se conclut (presque) sur une fanfare. Une manière originale de renforcer le tempérament vénitien de cet enregistrement.

Deux pièces instrumentales (non identifiées) ouvrent la cérémonie. Une fanfare rythmée par le tambour et associant la trompette aux trombones et aux cornets accueille, du haut des tribunes, les autorités civiles. Ensuite, pour annoncer l’approche du cortège des célébrants, une toccata est interprétée à l’orgue par Freddy Eichelberger. Cette subtile succession crée un bel effet de contraste entre une harmonie martiale et l’évocation suave des odeurs d’encens qui se répandent.

Le Kyrie s’ouvre sur une brève sinfonia charpentée par les instruments à vent. A cette entrée d’une intense solennité répond un premier Kyrie homophone dans lequel le tutti vocal résonne avec l’éclat d’un consort de cuivres. La suite est agencée à la manière d’un kaléidoscope. Dans une incessante succession d’effets de contrastes, Cavalli joue sur toutes les palettes, celles des coloris, des rythmes, des registres et des styles d’écriture musicale. Au demeurant, la polychoralité élargit encore l’éventail de possibilités sonores. De ce point de vue, les trois Christe constituent un modèle du genre. Dans un riche style en imitation, la formule consacrée est d’abord portée par deux sopranos solistes. Elle circule ensuite de chœur en chœur, de pupitre en pupitre avant de se fondre dans un puissant tutti homophone.

Le Gloria se distingue d’emblée par sa dimension, dépassant même en durée d’exécution, la pièce maîtresse du Credo. Cavalli découpe ce texte de louange à la Trinité en courts fragments auxquels il affecte une tonalité expressive singulière. Pas d’intonation grégorienne comme à Rome. Les quatre premiers mots (Gloria in excelsis Deo/ Gloire à Dieu au plus haut des cieux) inspirent à Cavalli un véritable festival pyrotechnique. D’abord emportés par un duo (alto et ténor) sémillant, joyeusement rythmé par le continuo, les deux chœurs en démultiplient les effets sonores avant la déflagration finale aiguisée par une trompette triomphale. Et in terra pax (et paix sur la terre) ramène soudain le calme, coulant paisiblement sur un caressant tapis homophone. Un développement qui, faut-il le rappeler, évoque le calme revenu après les épisodes guerriers évoqués plus haut. Suivent deux passages aux agencements mélodiques ressemblants, juste séparés par une ritournelle instrumentale effleurée par le violon. Pour décliner les signes de dévotion (Laudamus te…/ Nous te louons…) ou énumérer les épithètes divins (Rex caelestis…/ Roi du ciel…), Cavalli exploite le potentiel de l’écriture en imitation. Les formules passent de voix en voix, des dessus jusqu’aux graves, en solo ou en duo. Leur répétition sur des registres sans cesse changeants crée un effet d’amplification que vient étreindre le chœur dans une monumentale séquence conclusive.

La partie du texte relative au pardon des péchés (qui tollis peccata mundi) est remarquablement mise en scène. D’abord, une ritournelle conduite par les trombones et les cornets installe le juge suprême sur son trône. L’allure est à la fois majestueuse et sévère. Toutes pétries d’humilité, les voix se succèdent ensuite pour solliciter la miséricorde divine. La tournure plaintive se traduit par de longues tenues de note et une discrète dissonance finale. Une ritournelle dominée par les cordes annonce un changement d’atmosphère. Manifestement, le croyant ne doute pas du pardon. C’est donc dans une allégresse soutenue par les vents que les voix accompagnent leurs prières (suscipe deprecationem nostram/ recevez notre prière). Les derniers versets font alterner des génuflexions révérencieuse (Qui sedes ad dexteram Patris/ Qui est assis à la droite du Père) et des moments de liesse (Quoniam tu solus Sanctus/ Car vous êtes le seul Saint) orchestrés par une écriture en imitation. Un bref mais puissant Amen couronne ce chant de louange par un majestueux unisson.

Pendant que se déroule la liturgie de la Parole, Benjamin Chénier s’adresse à Jésus. Le texte du motet O bone Jesu (O bon Jésus) est original car il ne correspond pas à ceux qui ont été mis en musique par Palestrina, Schütz ou Monteverdi. L’auteur anonyme serait-il Cavalli lui-même ? Anne Magouët et Paulin Bündgen entourent d’une tendre sollicitude un discours en forme de déclaration d’amour du croyant envers Jésus. En écho ou en harmonie, ils caressent le texte, le lissent avec délicatesse. Si le tempo s’emballe parfois sous l’effet de l’émotion suscitée par ce contact privilégié avec la personne divine, il retrouve aussitôt une allure fervente pour vénérer ses vertus. L’excellente diction des deux interprètes sublime un texte d’une grande poésie.

Le Credo se déploie sur un vigoureux tutti évoquant l’ouverture des Vespro della Beata Vergine (1610) de Monteverdi. Une fanfare d’ouverture martelant une même note donne le ton à cette profession de foi écrite dans le style d’un « opéra » miniature. Musicalement, il se présente sous la forme d’une succession de trois tableaux.

Le premier célèbre la puissance divine. Les chœurs à l’unisson dominent cette première partie en scandant magistralement quelques mots clé tandis qu’un petit chœur alerte chante les versets intermédiaires dans un style en imitation. Ruptures de tempo et opposition permanente de masses sonores caractérisent cette première partie.

Le second tableau raconte le parcours terrestre du Christ. Pour l’essentiel, il est confié aux solistes avec un accompagnement minimaliste par l’orgue, parfois le continuo. L’écriture se fait plus expressive, puisant quelques tournures dans le répertoire madrigalesque. Ainsi, les phrases musicales soulignent certains mots comme descendit (est descendu) qui glisse graduellement sur une ligne mélodique descendante. A l’inverse, ascendit in caelum (est monté au ciel) est entraîné sur une ligne ascendante, comme aspiré dans une spirale musicale. Par ailleurs, le crucifixus est épicé d’accords dissonants tandis que la répétition obsédante de pro nobis rappelle à l’assemblée que le bénéfice de ce sacrifice lui est destiné.

Le troisième tableau conclut la profession de foi. Tandis que les chœurs magnifient chacune des personnes de la Trinité, une psalmodie aux accents grégoriens symbolise l’unité de l’église catholique et apostolique (et unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam). Un Amen fastueux conclut cette intense profession de foi.

Pendant le temps de l’Offertoire, la canzone extraite du même recueil que la missa concertata offre un espace de dialogue aux instruments. Les violons amorcent une fugue dans laquelle les rejoignent les altos di braccio (de la famille des violes de gambe) puis les trombones. L’aigu des violons et leur timbre fluet produit un admirable effet de contraste sonore avec le grave corsé des cuivres. Ce premier mouvement est suivi de quatre autres parties aux tempi alternativement enjoués et nonchalants. Dans une époque qui n’avait pas encore enfermé les genres musicaux dans des terminologies étroites, cette canzone aurait plutôt des airs de sonata, du moins si l’on en croit la définition posée par Michael Praetorius (1571-1621) et citée par Marc Picherle (in Histoire de la musique, Tome 1, Encyclopédie de la Pléiade, 1960) : « Les sonate sont pleines de gravité et de grandeur, analogues en cela au motet. Les canzoni, au contraire, faites de beaucoup de notes brèves, vont et viennent, toujours allègres, vives et rapides ». En tout état de cause, ce moment instrumental exhale un parfum délicat et voluptueux.

Dans un bel ensemble polychoral, le Sanctus salue la double nature de la majesté divine : Deus Sabaoth (Dieu des armées) et Dominus (le Christ fait homme). Pour figurer ces deux dimensions, la pièce est structurée selon le principe ancien de l’alternatim (alternance de solistes et de chœurs). Le premier verset est proclamé par un chœur luxuriant tandis que le second est déployé par un duo alto et soprano dans un style orné de sages vocalises. Le chœur les interrompt pour faire éclater un Hosanna successivement jubilatoire et cérémonieux. Deux solistes, une basse et un ténor, lui répondent avec un Benedictus aux accents contemplatifs. Un second Hosanna couronne cette courte acclamation dans un déferlement d’émotions mêlant la dévotion à l’exaltation.

Des roulements de tambour annoncent le moment solennel de l’Elévation. Pour accompagner l’esprit des fidèles durant la vénération du corps et du sang du Christ, Freddy Eichelberger interprète une pièce d’orgue dont ni l’auteur, resté anonyme, ni la partition ne sont datés. Elle égrène de longues notes méditatives à la recherche de l’harmonie parfaite qu’elle ne trouvera finalement que dans l’accord final. De dissonances en résolutions, elles peinent à forger une ligne mélodique homogène. Une musique « expérimentale » qui tranche quelque peu avec le raffinement mélodique caractérisant l’écriture de Cavalli.

Avec l’Agnus Dei, nous retrouvons Cavalli. Un Cavalli manifestement à l’école de Gabrieli. Cette belle architecture polychorale forme un bloc homogène dans lequel la contribution des parties solistes se limite pratiquement à donner ponctuellement le ton au chœur. L’atmosphère est sereine. La sonorité charnue. Les contrastes gommés. Aucun éclat. S’écoulant avec une exquise lenteur et une admirable limpidité, cet Agnus renferme une remarquable intensité spirituelle et sonne comme une invitation à l’introspection.

Le motet à trois voix Plaudite, cantate fait-il office de chant de communion ? Si telle est l’intention, elle marque ce moment de la liturgie d’une empreinte particulièrement radieuse. Le texte, inspiré du Psaume 150, invite à la louange de Dieu. Musicalement, il se présente sous la forme de courts fragments caractérisés par des tempi et des couleurs vocales spécifiques. L’exorde sonne comme un hymne à la musique et à ses instruments. Le tempo frétille d’allégresse et les solistes se donnent la réplique avec une vivacité joyeuse. Le verset suivant exhorte, avec une certaine gravité, à chanter les louanges divines. Les entrées en imitation démultiplient le message et le final à l’unisson lui donne une certaine grandeur. C’est ensuite sur un rythme de danse que les solistes appellent l’assemblée à se joindre à eux pour reconnaître les bienfaits de la foi. Une nouvelle exhortation empreinte de dignité précède la reprise de l’exorde qui se conclut sur un superbe alleluia. Le trio Renaud Delaigue, Vincent Bouchot et Paulin Bündgen révèle magnifiquement la beauté irradiante de ce motet nimbé de lumière.

Une fanfare ouvrait la célébration. La même fait son retour pour accompagner les personnalités vers la sortie. Place maintenant aux festivités profanes.

Mais n’allons pas si vite. Benjamin Chénier tenait-il à rappeler que, les dimanches et fêtes, les fidèles étaient conviés à deux offices religieux : la messe et les vêpres ? Ce second office serait alors représenté ici par un seul motet : Lauda Jerusalem Dominum (Jérusalem, loue le Seigneur). Un peu court, tout de même. Mais si telle était l’intention, elle est louable.

Sa composition est sans doute plus tardive que la missa concertata car elle ne sera publiée qu’en 1675. L’écriture s’est peut-être enrichie. Mais elle n’a rien perdu de sa vivacité.

Entonné à la mode grégorienne par un soliste, le chœur à l’unisson lui répond brièvement. Les concessions au répertoire traditionnel du plain-chant s’arrêtent là. Dès le verset suivant, l’exubérance gagne les pupitres vocaux. Les voix se croisent, se superposent, s’opposent et se poursuivent pour se rejoindre dans de courtes séquences homophones. Un foisonnement vocal d’abord accompagné par le seul continuo. Les vents s’associent subrepticement aux deux chœurs pour évoquer la glaciation du monde (mittit cristallum suum sicut buccellas). Mais c’est la doxologie (formule de louange finale) qu’ils vont habiller d’un habit de majesté, avec une trompette exubérante dont les aigus font frémir jusqu’à l’Amen final.

Hormis l’immense plaisir de l’écoute, deux autres raisons nous conduisent à exprimer notre gratitude envers Benjamin Chénier et ses interprètes. D’abord, parce que l’auteur de cette missa concertata est aujourd’hui plus connu pour ses opéras que pour sa musique sacrée. Or, c’est pourtant à la musique religieuse qu’il a consacré la plus large part de son existence. En réhabilitant cette dimension, le CD ne fait que lui rendre justice. L’autre raison s’intéresse à l’écriture de la musique destinée à la liturgie. Elle nous paraît caractéristique de cette époque durant laquelle s’opère une fertilisation croisée entre la tradition post-palestrinienne, la seconda pratica monteverdienne et le style opératique qui échauffe tant les esprits du public vénitien. Une écriture opulente, tissée dans une matière riche, parfaitement rendue par une interprétation toute en nuances et en dynamiques.

Aspirés par le souffle de cette musique somptueuse, nous rangeons maintenant ce disque. Mais avec la ferme intention de le réécouter bientôt.



Publié le 17 mars 2019 par Michel Boesch