Les Muses naissantes - Couperin

Les Muses naissantes - Couperin ©
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Couperin, le pasteur d’Arcadie

Qu’elles soient « Plantine », « Victorieuse », « Françoises et italiennes » ou simplement « naissante », les muses sont nombreuses dans l’univers unique de François Couperin. Empruntant son titre à cette pièce constituant le premier volet des Petits Âges, Brice Sailly a bien eu raison d’attribuer à celle-ci un pluriel pour un album de lancement de son ensemble La Chambre claire. Disons-le d’emblée, nous souhaitons ardemment que les Muses, qui se sont penchées à coup sûr sur cet « Amour au berceau » fassent naître d’autres projets à l’aune de celui-ci, touché par la grâce.

Considérons tout d’abord le soin apporté au contenant. À « la Chambre claire » de la musique correspond la camera oscura de la peinture. C’est une « campagne romaine » de Nicolas Poussin qui vient flatter notre regard par la finesse de son dessin, l’équilibre de sa composition et la diversité de sa palette. Voilà qui est judicieusement choisi, en établissant un jeu de miroirs entre un peintre français, ayant passé une bonne partie de sa vie à Rome, et un musicien français prisant le rapprochement de notre musique avec celle d’Italie dans ses fameux « goûts réunis ». La notice ne fait pas partie de ces feuilles parfois indigentes. Non ! Elle voit se côtoyer les propos très intéressants de Jérôme Le Jeune et de Brice Sailly, si humble vis-à-vis de ses compagnons de voyage. L’excellent Émile Jobin y présente le magnifique clavecin, copie d’un de Vatter du premier tiers du XVIIIe siècle, accordé au juste tempérament et qui sonne ici magnifiquement. Philippe Beaussant y ressuscite même, lui qui commit un ouvrage remarquable et tellement attachant, nous faisant pénétrer dans l’intimité de François, le Grand.

Le programme n’est pas sans rappeler un autre album Couperin qui fit date, intitulé Concert dans le goût théâtral, où Skip Sempé nous conviait à une succession de divertissements, précédés d’un prologue et d’un Tribut à nos Amours conclusif. Mais là, où son illustre devancier, choisissait une dimension orchestrale et embarquait quatre chanteurs pour son voyage vers Cythère, Brice Sailly opte pour l’intimité chambriste.

Pièces de clavecin, extraits de « sonades », de concerts et airs sérieux, publiés dans différents recueils de Ballard à la toute fin du règne de Louis XIV, se succèdent avec une maîtrise confondante des enchaînements, des plus naturels, qui pourraient donner un instant l’illusion d’un « ordre » conçu par Couperin lui-même.

Rendons-nous alors en Arcadie sous l’égide des Muses, vers ce « monde fascinant des discrétions humaines », pour reprendre l’heureuse formule de Brice Sailly. Dans cette contrée imaginaire, nous rencontrerons d’abord bien des bergers. Ce n’est pas un hasard si la musette À l’ombre d’un ormeau ouvre le bal, rejointe plus loin par la seconde partie de la Couperinète, « dans le goût de la musette » ou encore la Pastorelle qui parodie de manière charmante la pièce éponyme du Premier Ordre, sur les paroles Il faut aimer quand on sait plaire. Emmanuelle de Negri y déploie une voix qui évoque les précieuses étoffes des portraits de l’époque : satin, soie et velours savent caresser et envelopper les phrases musicales avec douceur mais aussi puissance quand il le faut (Qu’on ne me dise plus que c’est la seule absence). Sa brunette Zephire, modère en ces lieux, où Couperin se montre digne héritier des Lambert et Bacilly au travers de doubles raffinés mais terriblement difficiles, est magnifiquement servie.

Mais les bergers ne sont pas les seuls habitants de cette étrange contrée. L’enfance y a ses droits. C’est le clavecin infiniment chantant de Brice Sailly qui nous en dévoile les facéties. Voilà qui nous vaut des Petits Âges marqués d’une profonde tendresse. La Muse naissante vient au jour paisiblement comme si Couperin l’improvisait à l’instant avec un naturel étonnant. Et comment ne point être attendri par son volet en mineur, auquel fait écho L’Enfantine, qui nous berce d’une infinie douceur ? La gavotte que constitue L’Adolescente avance avec un je ne sais quoi d’incertain, propre aux questionnements de cet âge, là où bien des interprètes n’en conservent qu’un caractère rebelle par un tempo allant. C’est dire, la finesse psychologique dont notre claveciniste sait faire preuve. Les Délices viennent refermer par leurs sons charnus cette phase inaugurale de la vie. Deux autres pièces évoquent bien entendu l’enfance. D’une part Le Dodo ou l’Amour au berceau qui vient conclure le programme avec sa discrétion, si propre à Couperin, où Brice Sailly donne l’impression de s’en aller sur la pointe des pieds, nous laissant hypnotisés. D’autre part, le fameux Tic-Toc-Choc ou les Maillotins, pièce croisée, s’y déploie sans la moindre ostentation digitale. Le spectaculaire n’y est guère de mise et si l’on parodiait Rameau, nous dirions que notre interprète sait « cacher l’art par l’art même », au travers d’une maîtrise totale.

Enfin le couple Eros-Thanatos joue à cache-cache un peu partout en ce programme. La joie de l’Amour s’y dévoile de manière irrésistible dans la Forlane du IVe Concert Royal, si dansante. Les hautbois et basson champêtres de Guillaume Cuiller, Vincent Blanchard et Nicolas André nous peignent une campagne généreuse au travers d’une Gavotte, extraite de la Françoise. Le violon de Bojan Čičić et la flûte veloutée de Morgane Eouzan nous offrent un Air dialogué, lui aussi extrait de la même Nation, où leur échange amoureux sait réellement ce que signifie « gracieusement ».

Mais la mort n’est jamais loin, en dépit du désir « d’immortalité chimérique » nourrie par les hommes. Aux Ombres errantes, d’une profonde gravité (magique Brice Sailly, à nouveau) répondent les notes endeuillées de l’Affectueusement extrait de L’Espagnole, propres à tirer des larmes des cœurs les plus endurcis.

Amplement sollicitées, les violes somptueuses de Atsushi Sakai et Marion Martineau chantent avec ampleur, tant comme « dessus » que comme « basses ». On sait l’affection toute particulière que vouait Couperin à cet instrument, pour lequel il a laissé parmi ses pages les plus bouleversantes.

La Chaconne ou passacaille extraite de La Françoise permet à l’ensemble de faire montre de sa profonde cohésion et de son parfait équilibre. Elle vient rappeler l’immuabilité d’un temps qui passe de la vie à la mort et à nouveau renaître…

Si cette année Couperin nous vaut d’autres projets aussi beaux, assurément nous serons comme ces bergers d’Arcadie, pleins de reconnaissance et de félicité.



Publié le 11 mars 2018 par Stefan Wandriesse