A Musicall Banquet - Dowland

A Musicall Banquet - Dowland ©
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Un Banquet sans finesse

En 1610, Robert Dowland (c1591-1641) fit paraître à Londres une collection de vingt-et-une pièces que son père, le célèbre John, aida vraisemblablement à compiler, et dont il favorisa l’édition pour conforter la notoriété de son jeune fils de dix-neuf ans. Le spicilège est dédié à son parrain Sir Robert Sidney. « A MVSICALL BANQVET - Furnished with a varietie of delicious Ayres, Collected out of the best Authors in English, French, Spanish and Italian », tel est le titre complet de cette anthologie qui comme l’indique son nom rassemble des airs tirés des meilleurs auteurs anglais (10 chansons), français (3), espagnols (3) et italiens (4), incluant quelques-uns de son papa, dont une Galliard précède le lot. Les autres furent composés par Anthony Holborne, Richard Martin, Robert Hales, Daniel Batchelar, Charles Tessier, Domenico Megli, Giulio Caccini, et des anonymes. Un des premiers corpus de lute songs à s’ouvrir à l’ensemble de la production européenne, du moins ses principaux foyers. L’Angleterre était déjà imprégnée de l’influence italienne ; la Musica Transalpina y était connue en 1588, et depuis Henry VIII les effectifs de la Queen’s Musick, majoritairement constitués d’artistes immigrés, se renflouaient de continentaux, notamment Vénitiens. À toutes fins utiles, en exergue de cet éventaire polyglotte, l’auteur assurait malicieusement que son Banquet est adapté à tous les goûts, qu’il a été testé avant, et qu’on ne doit pas craindre de s’empoisonner ! Encore faut-il que le bon goût de l’œuvre, acclimaté aux mœurs insulaires, filtré par le style jacobéen, soit relayé par celui de l’exécution.

Concernant le présent enregistrement, on regrettera tout d’abord qu’il n’inclue pas la totalité du Musicall Banquet, mais seulement onze des vingt chansons, complétées par des divertissements instrumentaux exogènes et sans grand rapport, si ce n’est qu’elles proviennent des quatre nationalités présentes dans le recueil. La notice du disque ne dit rien à leur sujet ni pourquoi ces pièces ont été choisies. On aurait apprécié sources et références. La plus à-propos est la Lachrimae Pavan de Dowland père, égrenée au luth par Francesco Tomasi. Une autre série est nettement postérieure. Jouée à la flûte, Italian Ground apparaît en 1686 dans The Delightful Companion de Robert Carr, non le Comte de Somerset mais le musicien de la Cour de Charles II. Johnny cock thy beaver fut consigné par John Playford (1623-1686) dans The Division Violin (1684) et The Dancing Master (édition 1686 et non 1657 selon John Glen dans Early Scottish Melodies, Edimbourg 1900, p. 160). Recueillie par le même Playford, l’irrésistible Paul’s Steeple (allusion au clocher de la cathédrale Saint-Paul de Londres) est une country dance, publiée pour la première fois en 1651. Bref, même si ces mélodies préexistèrent à leur rédaction, circulaient-elles déjà du temps du Musicall Banquet, deux ou trois générations auparavant ? Quoiqu’étrangère à son esthétique, elles sont ici jouées dans la stimulante veine folkloriste qui leur sied. En revanche, leur sont antérieures les deux Recercadas de Diego Ortiz (c1510-c1576), qu’on entend elles-aussi mâtinées dans une mouvance volontiers folk, franchement hispanisée, où la percussion de Massimiliano Dragoni s’en donne à cœur joie.

Nos principales réticences concernent la partie vocale, très adroitement accompagnée au demeurant. Parmi l’innombrable iconographie épulaire qui se prêterait à illustrer la pochette, le Souper au luthiste (c. 1619, Gerard van Honthorst) était-il prémonitoire ? Pour évoquer la prestation soliste, on se sent aussi malaisé que le buveur à droite du tableau à qui l’on fait ingurgiter le contenu de sa pipe, sous l’œil amusé des commensaux. On ne s’indignera pas que le timbre et l’accent de Baltazar Zúñiga apportent soleil aux ayres, réchauffés par une voix de nacre et d’or. Toutefois, l’expérience que le ténor mexicain a cumulée depuis plus de vingt ans dans le domaine de l’opéra (Mozart, Rossini, Haendel aussi bien que Puccini…), ses succès dans L’Orfeo de Monteverdi, ses multiples collaborations avec des ensembles de musique ancienne : toutes les réussites d’une honorable carrière ne préparent pas forcément aux subtilités techniques, organologiques, esthétiques de l’héritage post-élisabéthain. Le récital commence par un My heauy sprit qui tiraille d’emblée l’aigu du registre, pour un résultat aqueux et tourné en bouche révélant que l’éloquence ne se contentera point de simplicité. Ce que confirme un Goe my flocke qui n’est pas imbu de légèreté. La vocalisation semble parfois trop large pour ces miniatures, entraînant une encombrante affectation (Lady if you so spight mee), ou une superficialité distante aux mélismes laborieux (Se di farmi morire), une frontalité pauvre en nuances (à endurer dans le sublime In Darkness Let Me Dwell). On saluera un certain art de la déclamation, une habileté certaine à véhiculer l’émotion, quelques suaves moments (Amarilli mia bella). Mais on déplorera globalement une facture épaisse ou prosaïque dont on se demande si les élans et les contrastes ne relèvent davantage de la rhétorique baroque que des chastes enluminures attendues ici, où le caractère de l’interprète gagne à s’effacer derrière le texte. Ou du moins à l’animer sans outrance. Fallait-il inclure une percussion, de surcroît clinquante, dans le Ce penser qui sans fin tirannise ma vie ? Quitte à gommer la différence entre l’air de cour, genre élevé et codifié, et une danserie d’Attaingnant. Ne pouvait-on éviter le cliché d’inclure des castagnettes dans Passaua amor su arco dessarmado et Vestros oios tienen d'amor, d’ailleurs poussives et courtes de souffle ?

Ce recueil peut profiter d’un panel de tessitures, en alternance ou en duo (la partition prévoit cantus et bassus), comme l’attesta l’équipe (Emma Kirkby, John York Skinner, Martyn Hill, David Thomas) autour d’Antony Rooley (L’Oiseau-Lyre, juillet 1977) : une interprétation phare, d’une confondante humilité, et qui donne l’impression de toucher du doigt l’idiome requis. C’était d’ailleurs la décennie où la « nouvelle cuisine » à la mode dégraissait les sauces, assaisonnait peu et redécouvrait les saveurs originelles d’aliments peu transformés. C’est l’inverse qu’on reprocherait au présent album : des recettes fastidieuses, condimentées, travestissant le produit au gré d’une « auberge espagnole » où l’on régale à la fortune du pot. Prétextant, déracinant ce Musicall banquet en une bavarde musique de table qu’elle ne fut jamais. Concept fallacieux, brièveté douteuse (quarante-huit minutes !), chant qu’on laisse à votre appréciation. En quittant ce CD, l’on risque hélas de se comporter comme ce que redoutait littéralement Dowland dans son adresse au lecteur : un client sur un marché de campagne qui y vient douter de la viande. Après ce premier disque mitigé, on espère que la valeureuse troupe autour de Baltazar Zúñiga s’aventurera dans un répertoire moins contraignant, moins risqué, que la fine gastronomie sous Jacques Ier, où n’importe quelle gorge ne saurait s’improviser maître-queux.

Andreas Scholl, avec Christophe Coin (basse de viole), Markus Märkl (clavecin), Edin Karamazov (luth, guitare, orpharion) chez Decca en novembre 1999) ; Nigel Rogers avec Anthony Bailes (luth) et Jordi Savall (viole) chez Emi en septembre 1976 (réédité chez Virgin) ; Monika Mauch avec Nigel North (luth) chez ECM, en mai 2005 : ces témoignages discographiques (qui se dispensent de percussions) s’en tiennent à un instrumentarium pertinent, incluent la totalité des vingt chansons, et les servent avec le tact et le sobre lyrisme qu’on leur associe. Nigel Rogers, certes un peu guindé mais aux ornementations savantes et aux tournures enchanteresses, avait montré ce qu’une voix de ténor peut apporter à ce recueil. Les quatre versions précitées fournissent autant de garde-fous qui auraient pu baliser le terrain de l’impétrant.



Publié le 28 avr. 2021 par Christophe Steyne