Les musiciens de Leopold - Dulcis Melodia

Les musiciens de Leopold - Dulcis Melodia ©Jean Busché : Anges musiciens, Saverne, fresque du cloître des Récollets (début du 17ème siècle)
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Saverne, avant-poste du Saint-Empire

En 1618, éclate la Guerre de Trente ans, conflit qui va ravager la plus grande partie de l'Europe. A la veille de ce cataclysme, l'Alsace qui, à cette époque, jouissait d'une certaine autonomie tout en faisant partie du Saint-Empire romain germanique, connaît une période de prospérité et se couvre de superbes demeures bourgeoises et d'orgueilleux monuments que nous admirons encore. Cette période était cependant troublée par les conflits religieux. La Réforme gagne rapidement du terrain à Strasbourg et la population adhère majoritairement à ce qui deviendra le Protestantisme. Dans ces conditions l'évêque de Strasbourg est contraint de se replier à Molsheim et à Saverne. L'élection d'un nouveau coadjuteur en 1598 qui n'est rien moins que l'archiduc d'Autriche Leopold, frère de l'empereur du Saint-Empire romain germanique, Ferdinand II, amène l'évêché à se mettre sous la protection des Habsbourg. Toutefois Leopold, bien que nommé évêque, renonce à son pouvoir spirituel et se cantonne à un rôle d'administrateur laïc. Il donnera alors une forte impulsion aux arts jusqu'en 1625, date de son départ de Saverne pour épouser Claudia de Medicis et régner sur l'Autriche antérieure et le Tyrol.

Dulcis Melodia (sous la direction musicale Jean-François Haberer) est un ensemble de musique ancienne composé de membres issus du bassin rhénan et réunis par leur amour de la musique du 17ème siècle. Une préoccupation majeure du groupe est une recherche d'authenticité historique et le souci de proposer au public des exécutions aussi vivantes que possible. Ce groupe a également cherché à révéler la musique très riche de l'Alsace, totalement inconnue ou presque au début de leurs investigations et d'exhumer quelques compositeurs majeurs. Le premier CD de l'ensemble dans ce domaine précis : Les Chemins du baroque, fut consacré au compositeur strasbourgeois Johann Georg Rauch (1658-1710).

Les trois compositeurs (Bernhardin Wolck, ? - 1624, Raimundo Ballestra, ? - 1634 et Vincenz Jelich, 1596-1636) figurant dans Les musiciens de Leopold proviennent de la cour d'Autriche. Ils ont en commun le fait d'avoir été formés, soit directement en Italie, soit dans des contrées (Graz en Autriche) sous influence italienne et donc de correspondre au goût qui se développait dans les pays germaniques et en Alsace pour la musique de la péninsule. Bernhardin Wolck est le moins connu des trois. On sait seulement qu'il était organiste dans l'une des trois églises principales de Saverne, peut-être la collégiale Notre Dame de la Nativité. Les rares œuvres musicales qui ont subsisté témoignent d'une nette influence de Claudio Monteverdi. Raimundo Ballestra est le seul des trois qui soit certainement passé par l'Italie, son patronyme suggérant (mais ne prouvant pas) une origine transalpine. Il avait à son actif, lors de son arrivée à Saverne, une production musicale déjà respectable que les effectifs mis à sa disposition par l'évêché permettaient d'exploiter sans difficulté. Une de ses œuvres majeures, les Symphoniae sacrae, publiées à Venise en 1611, donc avant son installation en Alsace, témoignent d'un style très proche de celui de Giovanni Gabrielli et regardent donc vers la tradition. Vincenz Jelich, musicien d'origine croate, est celui d'entre les trois qui a le plus marqué la vie musicale à la cour de Saverne. On sait qu'il fut formé à Graz et que Ballestra fut peut-être un de ses maîtres. En tous cas il composa à Saverne une musique originale et plus « moderne » que celle de ses collègues.

Au terme d'un long travail de recherches et de restitution, cette nouvelle production met au service de ces trois compositeurs, cinq chanteurs solistes ainsi que des instruments anciens (cornets, sacqueboutes, théorbe, viole de gambe, violone...) pour présenter aux mélomanes une musique totalement inédite. En voici une brève description.

Toutes les œuvres de Vincenz Jelich font partie du recueil Parnassia militia. Le programme débute avec un chant superbe confié au duetto des sopranos : Probasti Domine, cor meum (Seigneur, vous avez sondé mon cœur) dans lequel se détachent dès le départ des cornets aériens et agiles ainsi qu'un continuo où le théorbe égrène de jolies notes. Le psaume 8, Domine Dominus noster, est un chant de louanges des œuvres du Seigneur, opposant le quatuor vocal : soprano, contre-ténor, ténor et basse (S,CT,T,B), aux instruments (cornets, sacqueboutes). La remarquable aria Oculi tui Deus (Tes yeux, mon Dieu) pour soprano et continuo est un chant d'adoration d'une grande beauté mélodique. Dans cet air dont la musique suit de près le texte, on remarque les dissonances sur les mots laqueat anima mea (mon âme se liquéfie). Le duetto pour deux sopranos Quae est ista (Quelle est celle qui s'avance comme un soleil) est basé sur le pittoresque procédé de l'écho. L'une des deux sopranos répète à l'envi les paroles chantées par l'autre: les filles de Sion ont vu l'élue....Cette nouvelle se propage de bouche à oreille et un Alleluia clôt cette scène joyeuse. Deus qui nos... est un duetto vocal chanté par le contre-ténor et la basse, très simplement accompagné par le théorbe et l'orgue. Le violone ressort nettement du continuo et fait entendre sa voix dans l'aria Viri sancti (Des hommes saints) pour soprano. Un Alleluia jubilant vient clore cet air. Audivi vocem (J'entendis une voix) est un quatuor vocal (S,CT,T,B) très solennel qui glorifie la puissance divine, il est ponctué par de puissants Alleluia clamés par l'ensemble au complet.

De Bernhardin Wolck, on apprécie une très jolie canzon pour deux flûtes à bec et orgue. Suit Un Salve Regina pour deux sopranos et continuo, très émouvant. La prière à la Vierge Marie prend dans le contexte de l'époque une bien triste résonance. On éprouve ici l'émotion la plus intense. La pièce Stabat ad lignum Crucis, une version pour orgue seul de la séquence du Stabat Mater, permet de se rendre compte du style de Wolck dans l'exercice de ses fonctions d'organiste.

La dernière partie du disque est consacrée à Raimundo Ballestra et à ses surprenantes canzon a 4 et a 8. Celle à 8 exécutants est écrite pour cinq cornets à bouquin, et trois sacqueboutes. Ces pièces permettent ainsi d'apprécier la sonorité des sacqueboutes notamment celle, noble et profonde, de la sacqueboute basse et celle, doucement cuivrée, du même instrument dans sa version ténor. Un des sommets de ce disque est sans aucun doute le magnifique Salve aeterni, composé par Ballestra en 1613, chant d'adoration recueilli et intense. Il a été exécuté ici par un quatuor vocal (S,CT,T,B). Il se termine par une doxologie. Les chanteurs sont accompagnés par les cornets, les sacqueboutes et le continuo dans lequel on entend une partie expressive de viole de gambe. L'autre sommet est le Cantate Domino (Chantez au Seigneur un chant nouveau, composé en 1611), tiré du psaume 98 dont le te texte est un chant de reconnaissance envers le Seigneur pour ses bienfaits. Le quintette vocal (S,S,CT,T,B) est cette fois au complet avec un accompagnement dans lequel les sacqueboutes ont un rôle important.

Les chanteurs effectuent dans cet enregistrement une prestation de qualité. Sarah Gendrot (soprano) m'a enchanté par son timbre de voix très séduisant, son intonation parfaite et de beaux aigus notamment dans Cantate Domino. Anne-Sophie Waris (soprano) lui donne la réplique dans plusieurs duettos avec une belle voix claire et pure au legato harmonieux. Les deux artistes, rompues au chant baroque, chantent sans vibrato et donnent de multiples exemples de leur art de l'ornementation. Frédéric Schwab (contre-ténor) complémente harmonieusement l'ensemble vocal et fait preuve de son talent en tant que soliste par sa voix au timbre chaleureux et aux belles couleurs mordorées. Dans les ensembles, Hervé Guehl (ténor) et Sylvain Kuntz (basse) font résonner leurs voix amples et bien timbrées.

Chez les instrumentistes, j'ai été conquis par les agiles cornets à l'intonation impeccable (une prouesse avec cet instrument) et au son à la fois brillant et fin. Céline Jacob qui apparaît dans presque tous les morceaux est une virtuose de l'instrument de même que Solène Riot et Marc Pauchard. Les deux premières nommées montrèrent d'égales qualités dans le maniement de la flûte à bec. Dans la canzon a 8, le groupe des cornets a été renforcé par Annegret Schaub et Pirmin Frisch. J'ai dit plus haut tout le bien que je pensais des joueurs de saqueboute ( Nathaniel Wood, Yves Scheppler et Hans Georg Schaub) ainsi que du continuo avec Monique Haug au théorbe, Hélène Riedzek à la viole de gambe et au violone et Jean-François Haberer à l'orgue. Ce dernier assurait depuis l'orgue la direction musicale de l'ensemble avec brio et avec une connaissance profonde de ce répertoire.

Comme on l'a dit plus haut, le départ de Leopold et la guerre de Trente ans mettront fin pour longtemps à cette période fastueuse. Il était temps que ce bel enregistrement fasse revivre une période passionnante de l'histoire de la musique ainsi que de brillants compositeurs qui sinon seraient définitivement oubliés.



Publié le 03 sept. 2018 par Pierre Benveniste