J.C. Graun - Music Chamber

J.C. Graun - Music Chamber ©
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Passage en douceur du style baroque au style galant

Johann Gottlieb Graun (1703-1771) entra au service du prince héritier de Prusse, Frédéric (1712-1786) en 1732 à Ruppin. Il est bientôt rejoint par Franz Benda (1709-1786) en 1733, par son frère cadet, Carl Heinrich Graun (1704-1759) en 1735 et finalement par Johann Gottlieb Janitsch (1708-1763) en 1736. En 1740, Frédéric monte sur le trône de Prusse sous le nom de Frédéric II et transporte sa cour à Potsdam. Le flûtiste Johann Joaquim Quantz (1697-1773) vient compléter en 1741, l'orchestre fondé par le roi de Prusse. Johann Gottlieb Graun restera au service de ce dernier jusqu'à sa mort. A la cour de Postdam, on cultive surtout la musique instrumentale et on y joue volontiers des œuvres orchestrales, des sinfonie, des concertos sans négliger la musique de chambre pour instruments à cordes auxquels s'adjoignent des instruments à vent et notamment l'instrument royal qu'était la flûte traversière.

Le présent CD est consacré à des œuvres pour cordes et basse continue de tous les compositeurs cités ci-dessus, sauf Quantz. Les œuvres choisies sont des sonates pour violon, alto ou violoncelle solos et basse continue auxquelles s'adjoignent deux sonates en trio pour violon, alto et basse continue. Dans quatre sonates, le clavecin et une basse d'archet assurent la basse continue mais dans deux autres, le clavecin est dit obligato c'est-à-dire qu'il a en plus du continuo, des parties solistes très virtuoses à jouer. La coupe de toutes ces sonates est immuable et comporte un adagio liminaire, un premier allegro assez développé et un deuxième allegro assez semblable au précédent mais de caractère plus léger ou fantaisiste. La structure de chaque morceau est invariable, elle comporte deux parties, la première est une exposition de sonate à deux thèmes souvent bien différenciés, le début de la deuxième partie peut être assimilée à un petit développement qui débouche sur la rentrée du thème principal et une réexposition. Cette forme annonce d'assez près la structure sonate classique.

Il est regrettable que les dates de composition de ces œuvres n'aient pas été communiquées dans la notice du disque. Faute de datation disponible et compte tenu du style de ces œuvres, on peut postuler qu'elles appartiennent à la transition entre les styles baroques et classiques et pourraient dater des environs des années 1750. Comme on le verra, il existe toutefois des différences stylistiques notables entre les six sonates enregistrées.

La sonate en trio en sol mineur pour violon, alto et basse continue de Johann Gottlieb Janitsch a été composée probablement après 1736, date de la venue du compositeur à la cour de Frédéric. Elle se distingue de toutes les autres par son caractère baroque encore très affirmé qui l'apparente aux sonate da chiesa des compositeurs italiens comme Arcangelo Corelli (1653-1713). Cette œuvre assez concise est remarquable par son contrepoint à la fois complexe et chantant. Dans le magnifique fugato du deuxième mouvement allegretto, on remarque un curieux contre-sujet en rythmes lombards qui donnent beaucoup de punch à ce morceau. Dans l'allegro assai final, on remarque un développement sur le thème principal aux harmonies assez rudes.

La sonate en do mineur pour alto et clavecin obligé de Johann Gottlieb Graun est très développée. Elle commence par un admirable adagio e mesto rempli de dissonances et de chromatismes hardis. Le terme mesto (triste) donné à ce mouvement est révélateur d'un état d'esprit préromantique. En écoutant ce morceau on pense immédiatement à l'art de Wilhelm Friedmann Bach (1710-1784) et il est palpitant d'apprendre que Johann Gottlieb Graun a travaillé avec le Bach de Halle et aurait même enseigné le violon à ce dernier. L'allegro non troppo qui suit est un morceau très développé, entrecoupé par de longs solos de clavecin et d'alto très virtuoses. La place donnée à l'alto et la difficulté de sa partie sont indiscutablement une nouveauté dans le monde musical de l'époque car cet instrument était souvent cantonné à un rôle de remplissage assez ingrat. Le finale allegro scherzando (en plaisantant) est marqué par deux thèmes bien individualisés, des rythmes syncopés et un esprit fantasque. Le deuxième thème chromatique et incisif a un caractère presque beethovénien.

Un esprit nouveau souffle dans la sonate en si bémol pour violon et clavecin obligé de Johann Gottlieb Graun. Le contrepoint a presque complètement disparu et est remplacé par d'amples mélodies simplement accompagnées par le clavecin. Après un Grazioso très chantant, l'allegro débute avec un thème très long au violon, le clavecin prend la relève et les deux instruments vont briller à tour de rôle avec des solos très virtuoses. L'allegro final 3/8 est un mouvement très fantaisiste et brillant. Avec cette sonate, on n'est pas loin de l'Empfindsamkeit ou style sensible que Carl Philipp Emmanuel Bach introduit dans ses deux sonates pour viole de gambe et continuo en do et ré majeur Wq 136 et 137 de 1744.

L'esprit de la sonate en trio pour violon et alto et basse continue en la majeur de Johann Gottlieb Graun, est très voisin de celui de la sonate en si bémol. Mais ici la tonalité de la majeur, la plus sensuelle de toutes, lui donne un supplément de charme et de vocalité. Elle commence avec un adagio con tenerezza (adagio avec tendresse) très galant où prolifèrent les rythmes pointés. Cet adagio donne lieu à une cadence où l'alto et le violon chantent éperdument. La sonate se poursuit avec un allegretto cantabile chantant comme son nom l'indique et s'achève avec un allegro dont l'écriture est parsemée de trilles pittoresques.

Carl Heinrich Graun est le frère cadet de Johann Gottlieb et un an seulement les sépare. Bien que Carl Heinrich fût également au service du roi de Prusse, il conquit assez rapidement une place privilégiée et une originalité certaine en composant principalement pour l'opéra italien que Frédéric II venait de faire construire à Berlin en 1740. Il acquiert d'emblée une grande renommée et l'admiration de Frédéric II, avec César et Cléopâtre, son premier opéra composé pour Berlin, une quinzaine d'années après le retentissant Giulio Cesare de Georg Friedrich Haendel (1685-1759). De même coupe que les sonates de son frère et de ses collègues de Potsdam, la sonate pour violoncelle et la basse continue en do majeur se distingue par son style lyrique donnant au violoncelle la part du lion et au clavecin un simple rôle d'accompagnant. Le son du violoncelle rappelant la voix humaine, on croit entendre de l'opéra seria sans paroles à la manière de Johann Adolphe Hasse (1699-1783).

Franz Benda était un des musiciens favoris de Frédéric II, sa sonate pour alto et basse continue en do mineur débute par un adagio pathétique. L'allegro qui suit, donne à l'alto un rôle prépondérant tandis que le clavecin se contente d'assurer l'harmonie avec quelques accords. L'allegro moderato final au rythme ternaire dansant donne à l'alto des passages de haute virtuosité. Nonobstant la sonate de Janitsch, très baroque d'esprit, on voit se dessiner dans les cinq autres sonates, une évolution vers un style homophone donnant au chant une place prépondérante au détriment du contrepoint.

Contrairement aux autres instruments à cordes et notamment le violon, l'alto ne possède pas un format standard. Il existe plusieurs tailles d'alto et si on considère aussi la nature des boyaux utilisés pour les cordes, on peut comprendre pourquoi la sonorité de l'instrument est tellement variable d'un instrumentiste à l'autre. Georgina McKay Lodge a montré l'étendue de ses talents à l'alto. Son instrument est puissant, agile et elle en tire le plus beau son avec des graves à tomber. Arpèges, octaves brisés, trilles, bariolages fleurissent sous ses doigts avec une intonation impeccable. Dans les mouvements lents, la sonorité de l'instrument s'épanouit et l'artiste nous livre une vaste gamme de sensations et d'affects. La ligne musicale est toujours harmonieuse mais parfois le trait me semble un peu épais, caractère sans doute lié à la facture de l'instrument et la nature des cordes.

Augusta McKay Lodge donne au violon une superbe réplique à sa sœur Georgina. Son instrument dont l'origine n'était pas mentionnée dans la notice, avait sous ses doigts experts, une sonorité d'une brillance admirable. Le style est toujours très sûr et la technique impeccable. Les sentiments s'expriment volontiers mais de manière moins extravertie que chez sa sœur. On sent que cette artiste a subi une profonde immersion dans la musique baroque, celle de Jean-Sébastien Bach en particulier. Eva Lymenstull est aussi une spécialiste de la musique baroque et pratique aussi bien le violoncelle baroque que la basse de viole. Sa prestation avec la basse d'archet dans le continuo et en tant que soliste dans la sonate en do majeur de Carl Heinrich Graun, était toujours mesurée, sans pathos intempestif et toujours admirablement adaptée au caractère des œuvres interprétées. David Schulenberg, à la fois exécutant et musicologue, s'intéresse particulièrement aux compositeurs de transition entre baroque et classique et a assuré avec maestria le double rôle de tenant de la basse continue et de soliste dans les sonates en do mineur et si bémol majeur de Johann Gottlieb Graun.

Ce merveilleux enregistrement procure beaucoup de plaisir non seulement à l'amateur de musique baroque tardive mais encore au discophile non averti. Il permet de toucher du doigt le passage du style baroque au style galant, étape incontournable dans l'évolution vers le classicisme.



Publié le 16 mars 2022 par Pierre Benveniste