Mysterien Kantaten - Les Surprises

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De l'obscurité du tombeau à la lumière du salut

Au 17ème siècle en Allemagne du nord, les Abendmusiken (musiques vespérales) étaient des concerts spirituels où on interprétait des pièces instrumentales et vocales généralement courtes. C'est un concert de ce type que pourrait évoquer le CD Mysterien Kantaten. Les œuvres inscrites au programme sont caractérisées par un climat sombre et même funèbre et expriment les tourments de l'âme. C'est le cas notamment de la chaconne en fa mineur de Johann Pachelbel (1653-1706), le Klag Lied de Dietrich Buxtehude (1637-1707) et évidemment le De profundis clamavi de Nicolaus Bruhns (1665-1697). Elles possèdent également un style fantaisiste que l'on qualifie souvent de stylus fantasticus, donnant lieu à des improvisations très libres, de grands gestes dramatiques, des audaces harmoniques. Ces traits typiques que l'on retrouve aussi chez certains musiciens de l'Autriche de l'est, de l'Europe centrale comme Heinrich Ignaz Biber (1644-1704) dans ses Mysterien sonaten, sont très frappant dans le De profundis de Bruhns, Wohl dem, der den Herren fürchtet de Christoph Bernhard, le Preambulum pour claviorganum de Heinrich Scheidemann et la Sonata prima en la mineur de Johann Adam Reincken (1643-1722). Mis à part Buxtehude et Pachelbel, les compositeurs présents dans cet enregistrement sont peu connus, notamment Nicolaus Bruhns dont la carrière météorique fut stoppée à 32 ans par la mort.

La Sonata prima en la mineur de Johann Adam Reincken, pour deux violons, viole de gambe et continuo, première sonate du recueil Hortus Musicus, sera probablement une découverte pour beaucoup d'auditeurs. Sa structure: sonata en trois mouvements, suivie d'une suite comprenant une allemande, une courante, une sarabande et une gigue, est typique d'une époque où les grandes formes étaient en gestation ou en évolution. Ce genre de la sonate à trois ou quatre pupitres sera pratiqué par d'autres compositeurs à la même époque, notamment Buxtehude qui écrivit quelques chefs-d’œuvre de musique de chambre (Bux 266, 269, 271, 273) avec la même formation ou une formation voisine (un violon, viole de gambe et continuo) et aussi Dietrich Becker (1623-1679), auteur d'une sonate en trio qui suit exactement le même plan que Reincken, ce qui ne peut étonner puisque Reincken prit la succession de Becker comme maître de chapelle à Hambourg, tandis que Buxtehude officiait à Lübeck. Chez Reincken, la partie sonata comporte un prélude consistant en une improvisation très libre aux accents presque tziganes, une fugue développée à partir d'un beau sujet riche en notes répétées et à la fin un troisième mouvement qui est également une improvisation fantaisiste du premier violon puis de la viole de gambe. Les quatre mouvements qui suivent, allemande, courante, sarabande et gigue sont plus classiques mais la gigue qui termine l’œuvre est très intéressante par sa densité musicale et sa fougue qui semble emporter tout sur son passage. Jean Sébastien Bach (1685-1750) qui tenait ce morceau en haute estime, écrivit pour lui des ornements qui sont joués dans la présente interprétation de l'ensemble Les Surprises en formation instrumentale.. Les musiciens l’ont joué avec une grande maîtrise technique, beaucoup de sentiment et ont parfaitement rendu son caractère mélancolique.

Les structures chaconne ou passacailles sont bien typiques du 17ème siècle et représentent l'expression la plus rigoureuse et exigeante de la variation du fait que le cadre harmonique, mélodique et rythmique est enfermé dans les quelques mesures qui constituent l'ostinato de base. Pachelbel a traité cette structure avec beaucoup de variété et de virtuosité. Il nous livre une expression tragique de cette structure avec la Ciaccona P 40 dans la tonalité sombre de fa mineur. Ici l'ostinato de base de quatre mesures, fa, mi bémol, ré bémol, do est réduit à sa plus simple expression. Dans la passacaille en ré mineur de Buxtehude, l'ostinato de quatre mesures est plus complexe et laisse plus de liberté à la mélodie et en même temps aux instrumentistes qui peuvent manifester leur sensibilité. A noter que la chaconne et la passacaille citées ci-dessus sont des transcriptions pour deux violons, viole de gambe et continuo réalisées par Louis-Noël Bestion de Camboulas à partir du manuscrit pour orgue. On peut remarquer aussi l'existence d'une chaconne en sol majeur, basée sur un ostinato de trois mesures, dans la cantate Herr, wenn ich nur Dich hab de Buxtehude.

Le Préambulum pour claviorganum de Heinrich Scheidemann présente un double intérêt. D'abord il est écrit pour un curieux instrument dont le mécanisme agit sur des cordes de clavecin et sur des tuyaux d'orgues, produisant ainsi d'intéressantes combinaisons sonores. D'autre part il s'agit d'une fantaisie très libre remarquable par ses marches harmoniques bourrées de chromatismes. Le tout est d'un très bel effet grâce au jeu brillant et en même temps nuancé de Louis-Noël Bestion de Camboulas.

La pièce la plus émouvante de ce CD est certainement le Klag-Lied Bux WV 76-2 de Buxtehude. Composé à la mémoire de son père décédé, cette composition nous fait ressentir quasiment en direct, la détresse du compositeur et par là-même celle de tout humain face à la mort d'un proche. Bien que l'aspect religieux soit toujours présent, cette confession nous fait pressentir les accents individuels qu'un Schubert et plus tard les romantiques, sauront trouver en pareilles circonstances. La soprano Maïlys de Villoutreys a chanté ce texte bouleversant d'une belle voix claire avec la simplicité et la pudeur appropriée. Dans cette démarche elle fut aidée par la contribution sobre et discrète des instrumentistes. Chez ces derniers, on doit mentionner la sonorité superbe du violon de Marie Rouquié, de l'alto de Gabriel Ferry, de la basse de viole de Juliette Guignard et du continuo dans lequel on apprécie le beau jeu de Louis-Noël Bestion de Camboulas au claviorganum et d'Etienne Galletier au théorbe.

On reste dans le même climat avec le De profundis clamavi de Nicolaus Bruhns. L'originalité de ce magnifique morceau de musique dont les paroles sont empruntées au psaume 130 de l'Ancien Testament est de faire alterner des périodes d'accablement, notamment la première section avec ses chromatismes, et des moments d'exaltation, en liaison étroite avec le texte biblique, notamment les audacieuses vocalises sur les paroles Domine quis sustinebit ou bien et ipse redimet Israel. Etienne Bazola, baryton, que l'on entend souvent dans l'ensemble Correspondances, est remarquable dans cet exercice. La puissance de sa voix est impressionnante, il vocalise avec fougue, mais en même temps avec une précision millimétrée. Il termine l’œuvre sur une note d'espoir, avec un amen vigoureux et combatif. C'est un autre sommet de ce CD.

L'espoir se concrétise dans le chant Wohl dem, der den Herren fürchtet de Christoph Bernhard, Heureux celui qui craint le Seigneur, tiré du psaume 128 de l'AT. La tonalité mineure du début semble contredire cette affirmation mais elle ne se maintient pas longtemps et un mode majeur apaisé s'impose rapidement. Les deux solistes, Maïlys de Villoutreys et d'Etienne Bazola, chantent en solo et en duo alternativement tandis que les cordes répondent à leurs voix dans un mouvement serein. Fin jubilante sur Friede Israel.

On ne pouvait rêver d'un conclusion plus appropriée du programme vocal, que celle choisie ici, avec la lumineuse cantate Herr, wenn ich nur Dich hab BuxWV 38 de Buxtehude, chantée par Maïlys de Villoutreys qui exprime la foi inébranlable du croyant envers la bonté du Seigneur et l'espérance du salut. La soprano a parfaitement rendu d'une voix angélique, la splendeur mélodique de cette courte pièce dans laquelle les instruments et la voix dialoguent de manière tellement harmonieuse que l'auditeur est submergé par l'émotion et le ravissement.



Publié le 09 oct. 2018 par Pierre Benvéniste