Douze Noëls - d'Aquin

Douze Noëls - d'Aquin ©
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Magistrale et pittoresque interprétation des Noëls de D’Aquin en pays de Thomières

« L'étoile qu'ils avaient vue en Orient marchait devant eux jusqu'à ce qu'étant arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s'arrêta. Quand ils aperçurent l'étoile, ils furent saisis d'une très grande joie. Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l'adorèrent » nous dit l’Évangile selon Matthieu (02,9-11). Est-ce cette étoile qui orne la sobre pochette de cet album ? Un des grands orgues du patrimoine classique français nous revient au disque par cette nouvelle intégrale des Noëls de D’Aquin. Laquelle célèbre à la fois les deux-cent-cinquante ans de la disparition du compositeur et de la construction de cet instrument, achevé en 1771-72 en la cathédrale Saint-Pons par les facteurs toulousains Jean-Baptiste Micot père et fils, à l’époque parmi les plus admirés du royaume. La discographie de cet orgue comporte les remarquables enregistrements de Jean-Paul Lécot (récital Marc-Antoine Charpentier pour Forlane en 1990), une anthologie Louis-Nicolas Clérambault, Pierre Du Mage et Louis Marchand par François Espinasse (RCA, 1995), une série de tientos sous les doigts inspirés de Frédéric Muñoz (XCP, 1996), un superbe SACD par Albert Bolliger (Sinus, 2010), et un programme Bach (L'Art de la Transcription et de la Fugue, 2018) par Jean-Louis Vieille-Girardet (co-titulaire en ce lieu depuis 2010) sous étiquette Côté Ut dièse, « le label musical indépendant de l'Orgue de Saint-Pons-de-Thomières ».

Issus de la tradition populaire, les airs de vieille mémoire recyclés par les Noëls alimentèrent nombre d’organistes, instituant le succès d’un genre qui put fleurir sous l’Ancien-Régime et persévéra durant le post-classicisme : Nicolas Lebègue (1631-1702), Nicolas Gigault (1627-1707), André Raison (c. 1640-1719), Jean-François Dandrieu (1682-1738), Michel Corrette (1707-1795), Claude Balbastre (1724-1799), Antoine Dornel (1680-1757), Jean-Jacques Beauvarlet-Charpentier (1734-1794), Guillaume Lasceux (1740-1731), Nicolas Séjan (1745-1819). Mais le plus célèbre recueil reste celui de D’Aquin, titulaire à l’église Saint-Paul, puis partageant son quartier à la Chapelle royale de Versailles, et à Notre-Dame de Paris, improvisateur de génie qui s’en fit une spécialité et attirait les foules. Le livret présente chacun des douze Noëls et rappelle qu’ils se distinguent par l’équilibre de l’ensemble et la variété d’humeurs associées aux tableaux de la Nativité. Tout en cultivant les principales formes de l’orgue classique et les mélanges de timbres typiques : duos, trios, récits de Tierce en taille, dialogue sur les Grands Jeux…

Outre d’innombrables gravures partielles, picorant les plus notoires Noëls, cette œuvre profite d’une petite vingtaine d’enregistrements complets, captés à des consoles plus ou moins fournies mais apparentées à la facture héritée du Grand-Siècle. Par ordre chronologique, on mentionnera Gaston Litaize à Caudebec-en-Caux (Emi, 1973), Marie-Claire Alain à Uzès (Erato, 1977), Pierre Bardon à la Basilique Sainte-Marie-Madeleine (Arion, 1982), Mary Prat-Molinier à la Cathédrale d’Albi (Auvidis, 1988), Denis Fremin à Notre-Dame de Carentan (Festivo, 1994), Christopher Herrick à Saint-Rémy de Dieppe (Hyperion, 1995), Christian Mouyen à Sainte-Croix de Bordeaux (K617, 1997), Joseph O’Connor à l’Abbaye de Solesmes (1998), Olivier Baumont à Saint-Michel-en-Thiérache (Tempéraments, 2002), Marina Tchebourkina à la Chapelle du Château de Versailles (Natives, 2004), Adriano Falcioni à Saint-Guilhem-le-Désert (Brilliant, 2017). Parmi les rares témoignages non hexagonaux, on relèvera les deux captés sur le grand Beckerath (78 jeux) de l’Oratoire Saint-Joseph de Montréal : Raymond Daveluy (Analekta, 1995) et Vincent Boucher (Atma, 2014). Également au Québec, François Zeitouni au Grand Séminaire de Montréal (Xx1-21 productions, 2007). Sur le même continent, citons le pionnier Edward Power Biggs au Busch-Reisinger Museum de l’Université Harvard (Columbia, 1960), et Robert Bates à la Memorial Church de la Stanford University (Loft, 1998). On terminera ce tour d’horizon par un orgue allemand mais d’esthétique française, celui de la Kreuzkirche de Stapelmoor, touché par Olivier Périn (XCP, 2005).

Face à cette enviable discographie, l’orgue de Saint-Pons, remarquablement préservé, se distingue par ses ressources limitées mais adéquates et goûtues. Dépourvu de 16’ en pédale, de Trompette au Positif, il ne peut rivaliser avec les batteries d’anches de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume (pourtant construit en cette même décennie, par Jean-Esprit Isnard) ou du chef d’œuvre de François-Henri Clicquot à Saint-Pierre de Poitiers, certes lui un peu postérieur. Même s’il ne dispose pas d’un quatrième clavier d’Écho, il s’avère de taille comparable aux instruments que D’Aquin pratiquait quand il rédigea ses Noëls dans les années 1740. Et son tempérament mésotonique, restitué par la maison Formentelli lors de la révision de 2008, garantit une authentique saveur de terroir. De quoi dresser le couvert « avec le timbre, la couleur et l’éclat qui conviennent », ainsi que le stipulait le cahier des charges de Micot.

La registration précisée dans les partitions laisse peu de place à la fantaisie, et permet ainsi aux tuyaux d’y affirmer leur caractère propre, dans le cadre de cette recette commune. On appréciera ici les croustillantes textures accordées au Noël II, un des plus émouvants. Ou les parfums du Cromorne dans le Noël suivant, en musette, campé dans une radieuse ambiance pastorale. Ou la conclusion du Noël V, étoffée sans opacité. Ou la suavité tour-à-tour flûtée et éblouissante du tendre Noël IX.

Malgré les méandres de l’ornementation, Jean-Louis Vieille-Girardet valorise la clarté des mélodies qui inspirent ces variations. Il respecte un lyrisme concis qui ne se laisse pas déborder par les figurations d’accompagnement, même si celles-ci semblent parfois un brin déconnectées, rançon d’un infime et passager défaut de souplesse. Il scande les valeurs pointées du Noël lorrain (Qu’Adam fut un pauvre homme) en soulignant le caractère agreste. En l’absence de quatrième clavier, il se tire ingénieusement des effets de double-écho : un traitement bien moins grandiose que les fulgurants tutti d’Olivier Latry à Poitiers (Les organistes de Notre-Dame de Paris du XVIIe siècle à nos jours, vol. 1, RCA, mars 1995) mais qui renforce le pittoresque un peu bourru de ces pages. Idem pour le Noël étranger, joliment dessiné mais un peu lourd dans le Grand Jeu, là où Olivier Latry entraînait cette saltarelle dans une réjouissante et pompeuse chorégraphie.

La dextérité de l’interprète se vérifie néanmoins dans la progression rythmique du premier Noël, qui culmine sur les rubans de triple-croches. Ou encore dans la vélocité croissante des Noëls V ou X, celui-ci sur une mélodie provençale que Jean-Louis Vieille-Girardet décore avec un art consommé, sans se départir de la lisibilité qui signe son approche. Et qui offre au Noël de l’Annonciation (Une jeune Pucelle de noble cœur) une rare évidence narrative, quasiment parabolique – intéressante alternative à la poignante lecture de Martin Gester (Une Nuit de Noël, Tempéraments, 1995) qui sur le Boizard pouvait décliner des plans de Récit et d’Écho. Abordé sans hâte, poinçonné avec une évidence sémaphorique, le Noël suisse referme un album de grand style et d’auguste manière. Un cahier d’images ferventes, précisément tracé, d’une poésie qui nous parle sans détour. L’auditeur attentif détectera quelques points de montage, qui ne déparent toutefois pas la spontanéité de la prestation. On ne saurait trop vous conseiller d’ajouter à votre collection ce disque très réussi, tant pour son livret bien documenté que par sa suggestive interprétation, dont la captation lumineuse, profonde et spacieuse n’est pas le moindre atout. Tel quel, un guide idéal pour découvrir ces douze vignettes de crèche.



Publié le 11 juil. 2022 par Christophe Steyne