Oeuvres d'orgue - Goussot

Oeuvres d'orgue - Goussot ©Gérard de Botton
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Portrait de l’orgue de Sainte-Croix de Bordeaux, en compagnie de son titulaire

Bien que l’abbaye Sancta Crucis Burdigalensis remonte à l’ère carolingienne, l'église date de la fin du XIe siècle, derrière une façade d’architecture romane saintongeaise, qui fut flanquée dans les années 1860 d’un second clocher symétrique. Elle abrite un orgue que l’on considère comme le chef d’œuvre de Dom Bedos. Issu de l’ancienne noblesse languedocienne, François Lamathe Bédos de Celles de Salelles (1709-1779) rentra dans les ordres des Bénédictins. Il se distingua comme mathématicien, géomètre, érudit en gnomonique, correspondant de l’Académie royale des Sciences, et comme expert organier, auteur d’un fondamental traité : L'Art du facteur d'orgues, publié de 1766 à 1778, sert aujourd’hui encore de référence pour le classicisme français. « Une somme technique et artisanale d’une considérable ampleur ; il met à la disposition du lecteur une collection de détails qu’aucun facteur, à aucune époque, en aucun pays, n’a pris la peine de réunir » estimait Norbert Dufourcq (Le Livre de l’orgue français, tome III partie 2, page 246, Picard, 1978). On en trouve copie sur Gallica. Avouons une certaine déception face au livret du CD : pour une publication diffusée en lien avec l’association Renaissance de l’orgue à Bordeaux, créée en 1947, on aurait espéré une présentation plus détaillée que les quelques lignes page 13, on aurait apprécié une galerie de photos, on aurait souhaité disposer des registrations employées… La présentation des compositeurs et œuvres intéresse néanmoins, par son propos clair et accessible.

Dans cette église Sainte-Croix, où Dom Bedos fut secrétaire du chapitre, s’érigea entre 1745-1748 un des plus larges orgues du royaume, construit avec l’aide du compagnon Jean Beyssac : 45 jeux sur cinq claviers et pédalier. Soixante ans après, en 1811, l’instrument fut transféré en la cathédrale Saint-André de la même ville où il demeura plus d’un siècle et demi, subissant diverses transformations, avant de regagner son buffet d’origine, suite à une décision de 1970. Subsistaient alors quatre sommiers du Grand-Orgue, trois sommiers du Positif, deux sommiers de la Pédale ainsi que 80% (1 647 tuyaux) des jeux d’origine. Suite aux travaux de restauration et de reconstitution du matériel manquant menés par Pascal Quoirin dès 1984, après vingt-sept mille heures de labeur, l’inauguration de ce joyau en mai 1997 fut un des événements du monde organophile à la fin du millénaire. Jean Boyer, Jean-Pierre Leguay et Michel Chapuis furent associés aux concerts. Ainsi que Francis Chapelet qui dans la foulée enregistra un programme Du Mage, Grigny, Raison et Bach sous étiquette K617 : il est réédité en tant que premier volume de la série que le label ROB entend dédier au patrimoine bordelais, et dont le présent disque constitue la seconde étape. « Il sera suivi de nombreux autres au service du rayonnement des orgues de la ville comme de celles de la proche région » promet la notice.

Titulaire de l’emblématique console, Paul Goussot nous propose une large exploration, chronologique, du répertoire qu’il aborde dans le respect des esthétiques et atmosphères traversées, des plus solennelles aux plus affables. D’abord un petit tiers illustrant le XVIIe siècle : un bref Voluntary d’Henry Purcell, et surtout des extraits du Livre de 1665 de Guillaume-Gabriel Nivers, valorisant quelques mélanges typiques de la nomenclature liturgique : Plein jeu, Basse de trompette, Récit de Cromhorne, Echo… Suit un autre tiers dédié au siècle suivant : le BWV 904 de Bach qu’on entend d’ordinaire au clavecin, le galant Telemann, Dandrieu, Beauvarlet-Charpentier qui nous abandonne au seuil de la Révolution. Enfin un large dernier tiers consacré à des improvisations par l’interprète dans le style du XVIIIe siècle français, dont une série de Variations qui cultivent aussi bien l‘allusion aux Noëls de Claude Balbastre qu’à l’Empfindsamkeit de Carl Philipp Emanuel, en passant par un Duetto de l’Enlèvement au Sérail de Mozart. Rameau, qui ne nous laissa rien pour les tuyaux, est aussi à l’honneur par le biais d’une Chaconne dans une veine opératique qui exploite les ressources dramaturgiques de l’instrument, en sympathie avec les œuvres orchestrales, contemporaines du Concert Spirituel. Le livret cite en exergue la préface de L'Art du facteur d'orgues : « on l’appelle le Roi des instruments parce qu’il les réunit et les imite tous, même ceux à cordes ». Hommage qui se traduit par la transcription de la chaconne du dernier des six Quatuors que Telemann écrivit lors de son séjour parisien, ici traitée sous forme concertante : cornet du Récit, petit jeu de tierce, tierce en taille. L’Offertoire de Dandrieu s’inspire lui des mouvements d’une sonate à la manière de Corelli. Le Grand Chœur de Beauvarlet-Charpentier, pour le dernier verset du Kyrie, fait gronder l’impressionnante batterie d’anches du lieu, ses trompettes et bombardes – Nicolas Gorenstein en enregistra une autre version, épatante, sur l’Isnard de Saint-Maximin (Syrius, novembre 1996) incluse dans son anthologie des Post-classiques parisiens.

Comparé à celui qu’enregistra Gustav Leonhardt (Alpha, juin 2001), le florilège de soixante-douze minutes semble un peu moins nourricier. La captation se montre plus distante et moins chaleureuse. Peut-être manquerait-il aussi une locomotive comme des extraits des Messes de François Couperin ou Nicolas de Grigny, une Suite de Guilain ou Clérambault ? Un Noël de Daquin (certes Christian Mouyen les grava tous là pour K617, en 1997). Ou une pièce aussi addictive que la Contredanse en rondeau des Boréades à l’instar du récital live Songes et éléments d’Olivier Vernet (Ligia, 2004). Depuis vingt-cinq ans, les occasions ne manquent pas de retrouver au disque le prestigieux témoin de Dom Bedos : le portrait par Albert Bolliger (Sinus, 2001), la magistrale interprétation de L’Art de la Fugue selon Kei Koïto (Tempéraments, 1998), la Messe des Paroisses par Marie-Claire Alain (Triton, live 2002), Les Ombres Heureuses par Olivier Baumont (Tempéraments, 2013)… La plupart sont d’ailleurs rassemblés à la vente sur la web-boutique de ROB. Le volume 3 regroupe quant à lui des excursions plus modernes (Suite bergamasque de Debussy, créations d’Olivier Penard et des compositions de Jean-Emmanuel Filet, tout cela joué par lui-même), sur le Merklin de la Basilique Saint-Michel. Une entreprise à suivre et encourager !



Publié le 02 avr. 2022 par Christophe Steyne