Complete Organ Works (vol. 1 & 2) - Buxtehude

Complete Organ Works (vol. 1 & 2) - Buxtehude ©Jan Brueghel l’Ancien : La rencontre au moulin
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Deux premiers volumes d’une nouvelle intégrale de l’œuvre d’orgue buxtehudien

Au terme de vingt-deux disques, le panorama « œuvre d’orgue du Baroque nord-allemand » que Friedhelm Flamme avait initié en octobre 2004 avec Nicolaus Bruhns (1665-1697) s’était conclu par un quinzième volume consacré à Heinrich Scheidemann (c1595-1663). Outre d’autres figures majeures comme Franz Tunder (1614-1667), Matthias Weckmann (1616-1674), Johann Adam Reincken (1643-1722) ou Georg Böhm (1661-1733), ce labeur d’encyclopédiste invitait aussi une poignée de petits maîtres. L’organiste allemand se confronte désormais au plus abondant et important compositeur de ce répertoire, Dietrich Buxtehude, qui jouit d’une conséquente discographie. Alors qu’il rencontrait maigre concurrence en enregistrant Wilhelm Karges (1613-1699) ou Johann Christian Schieferdecker (1679-1732), Friedhelm Flamme doit faire ici ses preuves face aux nombreux confrères qui abordèrent ces pages. Sans compter les anthologies et intégrales avortées, le catalogue recense en effet non moins d’une vingtaine d’achèvements depuis Alf Linder (Westminster) dans les années 1950 : Finn Viderö (Danacord), Walter Kraft (Vox), Marie Claire Alain (Erato), René Saorgin (Harmonia Mundi), Michel Chapuis (Valois), Wolfgang Rübsam (Bellaphon), Lionel Rogg (Emi), Bernard & Mireille Lagacé (Calliope), Jean-Charles Ablitzer (Harmonic Records), Ulrik Spang-Hanssen (Paula), Harald Vogel (MDG), Bernard Foccroulle (Ricercar), Ernst-Erich Stender (Ornament), Olivier Vernet (Ligia), Inge Bonnerup (Danacord), Christopher Herrick (Hyperion), Helga Schauerte (Syrius BNL), Bine Bryndorf (Da Capo), Simone Stella (Brilliant), Éric Lebrun & Marie-Ange Leurent (Bayard)…

Certains de ces témoignages s’en tenaient à un seul instrument (Kraft sur le Kemper de 1955, les Lagacé sur le Beckerath de l'Immaculée-Conception à Montréal, Stella à Padoue), d’autres choisirent un panel de tribunes récentes (Chapuis, Vernet) ou historiques (Saorgin, Ablitzer, Schauerte…) voire mixtes (Herrick). C’est Harald Vogel qui sollicita le plus large échantillon, dix-sept joyaux de la facture nordique. L’intégrale en cours de Friedhelm Flamme a porté son dévolu sur le Treutmann (1734-1737) de Grauhof bei Goslar, célèbre orgue de Basse-Saxe souvent rencontré dans la discographie de Johann Sebastian Bach mais quasi jamais dans Buxtehude ! Malgré quelques sonorités bourrues et contrastées typiques de la verve septentrionale incarnée par l’art d’Arp Schnitger, l’esthétique de ce 42 jeux sur trois claviers & pédalier, bien conservé par le temps, apparaît comme un compromis vers la manière d’Allemagne centrale, plus fondue et harmonieuse. Ce qui favorise un serein lyrisme et s’appuie sur le confort des fonds. L’accord « bien tempéré » permet « aux pièces en ton éloignés d’être jouées dans un style approprié, impossible sur un tempérament mésotonique » nous indique le livret de Burkhard Schmilgun, rappelant aussi que le Stellwagen touché par Buxtehude à la Marienkirche de Lübeck avait, du vivant du compositeur, subi une telle conversion de tempérament.

Alors que le coffret d’Olivier Vernet et celui d’Éric Lebrun & Marie-Ange Leurent se structuraient selon un angle liturgique, chacun des quatre disques CPO se conçoit comme un concert qui mêle les pièces libres (Toccatas, Préludes, chansons) et les arrangements sur choral ; donc sans thématique particulière, ou du moins ténue et hétéronome : le premier disque du volume II illustre l’Avent et l’Épiphanie, et le second jouxte différentes élaborations sur un même choral (Komm, heiliger Geist ; Von Gott will ich nicht lassen ; Nun lob mein Seel' den Herren). Signalons au passage que dans l’exemplaire du volume II que nous avons reçu, le programme des disques 1 et 2 est identique en mode SACD ; on doit donc écouter le disque 1 en mode CD pour entendre ce qu’annonce le livret. Espérons que cette méprise (problème de gravure ?) sera corrigée dans les futurs albums commercialisés.


Jan Brueghel l’Ancien : Kermesse à Schelle

L’interprétation reste fidèle aux habituelles qualités de Friedhelm Flamme : palette étudiée, modération générale des humeurs, intériorité du discours, prudence et régularité du phrasé, voire un certain académisme. À l’instar de Byne Brindorf, fiable mais pas toujours exaltante, ces vertus conviennent bien aux guises sur choral, et plus aléatoirement aux polyptiques. La conduite est moins rigide que celle de René Saorgin, mais on reste loin du crépitement de Michel Chapuis (les saveurs citronnées du In dulci Jubilo ne donnent pas le change) et de l’invention d’Olivier Vernet. On admirera particulièrement le sens narratif soutenu dans le Nun lob mein Seel, le Praeludium BuxWV 162 ou le Magnificat primi toni BuxWV 204 ; la pétillante candeur du Nun lob mein Seel BuxWV 212, de la Toccata en fa BuxWV 157 sur les anches. Les registrations savent se renouveler, et se prêter au caractère de chaque pièce, ainsi dans les Canzonettas : agrestes pour la BuxWV 225 mais évanescentes pour la BuxWV 167, à l’égal d’un Magnificat noni toni éthéré sur la Spitzflöt avec tremblant. Cependant, la magie est parfois trop pâle, ainsi dans le Mit Fried und Freud qui n’exhale pas la transe littéralement sidérante d’Helga Schauerte à Hambourg. En revanche, même si le recours au Gross Posaunen Bass 32’ reste circonscrit, certaines pages sont alourdies : le Praeludium Buxw 137 s’en trouve encombré, pour ne rien dire de la sublime Chaconne BuxWV 160 rendue écrasante et pontifiante, aux antipodes de la bouleversante humilité que décantait Helmut Walcha à Cappel (Archiv Produktion).

La Toccata BuxWV155, pourtant un des emblèmes du Stylus Phantasticus, ne reçoit pas toute la verdeur qu’elle mérite et qui nous émoustillait par exemple sous les doigts de Martin Rost sur le Herbst de l'église de Basedow (MDG, juin 1991). Une vigueur, un sens du panache (réécouter Ton Koopman chez Challenge Classics !) qui font aussi défaut à l’exécution du Praeludium BuxWV 140, du BuxWV 158, du Magnificat BuxWV 203 un brin congestionné dans son introduction. Toutefois d’autres moments bénéficient de l’abattage requis : le fugato (2’39) du Prélude BuxWV 163, et même la maugréante conclusion du BuxWV 150. Le célèbre Praeludium en sol mineur BuxWV 149 résumerait bien la philosophie de Flamme : la tératologique introduction fouettée de double-croches, bourrasque d’embruns ici un brin saumâtre, laisse émerger et gronder une bête marine un peu pataude, qui semble s’assoupir dès le calme déroulé de la fugue mesure 21 (1’13). La cocasse chorégraphie de la mesure 55 (3’25), enrôlant le gouailleur Fagotto 16’ de l’Oberwerk, se dissout dans la seconde fugue (4’11) qu’on nous élargit dans un océan de pathos. Ce qui inquiète ou dérange tend à se résorber, s’absorber dans la réassurance. Voilà ce qui émeut dans ce style élevé, garant d’un noble sentiment, mais voilà aussi sa limite au regard de la rhétorique baroque.

D’un avis général, et peut-être est-ce déterminé tant par le choix de l’instrument que par le goût de l’organiste (pourtant expert de ce répertoire « hanséatique »), l’interprétation semble souvent tirée vers l’école d’Allemagne centrale et la postérité du grand style classique. Bref, l’approche fait souvent songer au Bach de la maturité par son assise et son équilibre privilégiant lisibilité, tenue, et sobriété. Un mot de la captation et de la reproduction : même en mode SACD, l’image apparaît certes vaste mais un peu lointaine, et manque de relief et plénitude. Les albums Vincent Lübeck (octobre 2005) et Michael Praetorius (juin 2011), également produits sous la direction de Gregor van den Boom dans la même Klosterkirche, révélaient un épanouissement plus réaliste, accrochaient mieux l’oreille, du moins nous rapprochaient de la tribune et permettaient de mieux apprécier la respiration des tuyaux voire de la mécanique. En tout cas : pour avoir élu cet instrument que nous apprécions beaucoup, pour la probité de qui l’anime, pour le sérieux de l’entreprise, nous ne dédaignerons pas le prochain volume, qui devrait entre autres inclure la fresque Te Deum Laudamus, un des sommets de la production buxtehudienne.



Publié le 09 déc. 2021 par Christophe Steyne