L'Orfeo - Luigi Rossi

L'Orfeo - Luigi Rossi ©© GLOSSA
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Orfeo, le triomphe de l’opéra romain à Paris


La création le 2 mars 1647 de l’Orfeo de Luigi Rossi intervient dans un contexte historique et musical singulier. Au plan historique, la France se trouve dans une situation politique difficile. Les nombreuses interventions militaires de Louis XIII et de Richelieu, tant dans la Guerre de Trente Ans que contre les protestants du royaume ont rendu les finances royales exsangues, et suscité une montée des oppositions à l’absolutisme royal. Celle-ci va bientôt culminer en un soulèvement à la fois populaire et aristocratique, essentiellement parisien : la Fronde durera de 1648 à 1653.

Continuateur de Louis XIII et Richelieu et appui indéfectible de la régente Anne d’Autriche et du jeune Louis XIV, le cardinal Mazarin cristallise la colère du peuple mais aussi d’une partie de la haute noblesse, qui rêve d’écarter cet étranger pour mieux diriger les affaires du royaume à son profit. La commande puis la création d’Orfeo dont les représentations allaient émerveiller la Cour (grâce notamment aux étonnantes « machines » de Giacomo Torrelli) constituait donc un audacieux défi du cardinal pour renforcer son prestige (et par là son autorité) à travers un événement culturel et politique de grande ampleur, destiné à frapper les imaginations. En fin politique Mazarin - qui avait probablement chanté l’opéra sur scène à Rome dans sa jeunesse - connaissait parfaitement le pouvoir que pouvait exercer cette attraction nouvelle sur les aristocrates de la Cour et le peuple.

Bien sûr, quelques opposants ne manquèrent pas de critiquer le coût des huit représentations (données entre le 3 mars et le 8 mai), qu’ils évaluaient à 600 000 écus d’or ! Ces dépenses sont aujourd’hui plus sérieusement estimées à 300 000 écus, ce qui représente tout de même une véritable fortune… Mais cela ne correspond pas à l’impression générale : La Gazette datée du 8 mars 1647 consacra pas moins de douze pages enthousiastes aux représentations ! Les récits de ces représentations, dus à différents auteurs, forment d’ailleurs un corpus suffisamment précis pour qu’un auteur d’ouvrages consacrés au théâtre en ait proposé il y a maintenant une dizaine d’années une relation légèrement romancée, que l’on pourra lire avec intérêt : Naissance de l’opéra en France – Orfeo, 2 mars 1647, par Christian Dupavillon (Les chemins de la musique – Fayard – 2010). Si les récitatifs parurent un peu longs, les airs charmèrent les oreilles des auditeurs. La distribution ne rassemblait pas moins de vingt chanteurs, dont huit castrats (parmi lesquels le jeune Atto Melani, qui assurait le rôle-titre). Les nombreux ballets, chorégraphiés par Giovanni Battista Baldi, furent également très appréciés. Le « sorcier » Torelli, qui orchestrait les changements de décors « à vue », éblouit le public avec ses surprenantes « machines », telle celle du char du Soleil. Signe d’intérêt, le jeune roi assista en personne à trois représentations ; la Cour ne pouvait donc qu’applaudir...

Au plan musical Orfeo n’est pas le premier opéra représenté à Paris. Ce privilège revient à La finta pazza (La fausse folle - voir le compte-rendu de la production de Dijon en 2019), créée à Venise en 1641 par Sacrati sur un livret de Strozzi. Une version adaptée (avec notamment l’adjonction de ballets de Balbi) en avait été donnée le 14 décembre 1645 dans le théâtre du Petit Bourbon situé dans le Palais Cardinal (actuel Palais Royal). L’année suivante, L’Egisto de Francesco Cavalli avait également été présenté dans la même salle. Mais Orfeo est le premier ouvrage d’opéra commandé spécialement pour Paris. Pour ce projet ambitieux, Mazarin n’est pas seul à la manœuvre : autour de s’activent des soutiens très actifs de l’opéra, au premier rang desquels le cardinal Antonio Barberini. Celui-ci a quitté Rome suite à l’élection en 1644 du pape Innocent X, issue de la famille rivale des Pamphili. Secrétaire du cardinal, diplomate mais aussi homme de lettres, l’abbé Buti connaît bien les compositeurs de la péninsule. C’est probablement lui qui propose à Mazarin de recourir à Luigi Rossi pour mettre en musique cette production de prestige. Trois ans plus tôt Rossi avait, rappelons-le, composé Le palais enchanté, donné au cours d’une fête privée de la famille Barberini (lire notre chronique). Il était d’autant plus facile de l’attirer à Paris que le nouveau pape, Innocent X, multipliait les restrictions, voire les interdits, envers les représentations d’opéra dans la cité romaine.

Si la musique de Rossi reflète la richesse de son inspiration (notamment dans la variété des formes proposés : airs, mêlés ou non aux récitatifs, récitatifs accompagnés, nombreux ensembles aux lignes vocales entremêlées qui portent l’empreinte des savantes polyphonies de la Renaissance…), le livret de Buti revisite assez profondément le mythe d’Orphée, en y introduisant la volubilité des livrets romains et les caractères comiques des opéras vénitiens de l’époque (ceux des livrets mis en musique par Cavalli). Les dieux interviennent régulièrement dans l’intrigue, n’hésitant pas à se quereller avec vivacité ! Certaines scènes sont émaillées de commentaires pleins de bon sens, parfois sarcastiques, de vieille femme ou de satyre… Nous ne sommes d’ailleurs plus dans une « Fable en musique » (intitulé donné par Monteverdi à son Orfeo composé en 1607, sur le livret d’Alessandro Striggio) mais dans une Tragicommedia qui s’assume dans de savoureux épisodes comiques.

Le prologue retrace une bataille, où les armées françaises sont bien sûr victorieuses. La Victoire chante la gloire et la puissance de la France, conduite par Anne d’Autriche pour combattre le Mal. La victoire d’Orphée sur les Enfers illustre la victoire de l’amour et de la foi (catholique). L’acte I s’ouvre sur l’annonce du mariage d’Orphée et Eurydice. Les Augures prédisent toutefois à Endymion, père de la promise, un destin funeste à cette union. De son côté Aristée, amoureux d’Eurydice, déplore ce projet, sous les sarcasmes du Satyre qui moque son infortune. Vénus lui promet alors de l’aider : déguisée en vieille femme, elle tentera de convaincre Eurydice d’aimer Aristée. Et pour faciliter son entreprise, elle demande aux Trois Grâces d’embellir son apparence peu flatteuse ! Alors que se déroule la fête nuptiale en présence des dieux de l’Olympe (Jupiter, Junon, Apollon, Momus, Hymen), les torches s’éteignent subitement, confirmant le présage de l’Augure. Tandis que les amants confirment leurs vœux, le chœur demande grâce.

A l’acte II Vénus travestie échoue à convaincre Eurydice, ce qui déclenche sa colère. Le Satyre propose alors d’enlever la jeune mariée durant le bal. Suivent de savoureuses scènes comiques entre les dieux. Momus, Junon et Apollon critiquent Amour. Celui-ci comprend que la raison de leurs sarcasmes est la vengeance de Vénus à l’égard d’Apollon. Junon condamne Vénus pour avoir trompé Vulcain avec Mars. Amour divulgue les plans de Vénus mais promet d’aider Orphée et Eurydice. Il reçoit les encouragements de Junon et Apollon, tandis que Momus reste sceptique. Amour divulgue encore les plans de Vénus à Orphée, qui en avise Eurydice, et aux Grâces, mais celles-ci informent alors Vénus de la trahison d’Amour ! Toujours sous les traits d’une vieille femme, elle chante alors l’éloge de l’infidélité, puis reprend sa forme divine. Junon proclame de son côté sa supériorité sur Vénus. Survient Eurydice, qui proclame sa confiance en l’amour avant de s’endormir. Dans son sommeil elle est piquée par un serpent. Elle meurt, après avoir refusé une nouvelle fois les avances d’Aristée.

L’acte III s’ouvre sur la plainte d’Orphée, qui a appris la nouvelle. Il implore alors les déesses du destin de le conduire aux Enfers pour ramener sa bien-aimée. Aristée, qui déplore aussi la mort d’Eurydice, est attaqué par l’Ombre de celle-ci, qui le pousse à la folie. Sous les commentaires goguenards du Satyre et de Momus, Aristée, se prenant pour le serpent Python, se suicide. Junon convoque alors le Soupçon et la Jalousie, et les envoie vers Proserpine : ceux-ci tentent de convaincre l’épouse de Pluton qu’Eurydice pourrait être sa rivale, et qu’il est préférable de s’en débarrasser. Charon et Proserpine convainquent Pluton d’entendre Orphée. Celui-ci chante, et promet de ne pas se retourner en quittant les Enfers. Charon narre alors la suite des événements : Pluton a promis les Champs-Elysées aux deux amants. Mais Vénus a appris à Bacchus que son fils Aristée était mort ; celui-ci ordonne alors aux Bacchantes de tuer Orphée. Tandis qu’Orphée tente de mourir, un chœur céleste expose que les sentiments ne peuvent s’accomplir véritablement que dans les cieux. Jupiter ordonne qu’Orphée, Eurydice et la lyre soient transformés en constellations pour immortaliser leur gloire.

Au plan de l’orchestre, Elena Sartori opère des choix assez radicalement différents de ceux de Raphaël Pichon dans la superbe production donnée en 2016 à l’Opéra de Nancy (lire le compte-rendu dans ces colonnes) puis à l’Opéra Royal de Versailles. En particulier dans le domaine des cordes, principalement assurées ici par de nombreuses violes, les violons n’intervenant que dans certains passages, notamment instrumentaux. Là où l’orchestre Pygmalion alignait pas moins de trois clavecins, l’orchestre Allabastrina n’en retient qu’un seul. Côté vents, point ici de cornets aux retentissantes sonorités, mais quatre flûtes et une dulciane (également présente chez Pygmalion). Les chœurs étant ici assurés par certains chanteurs solistes (comme il était d’ailleurs de tradition à l’époque), il en résulte au total une esthétique sonore très différente de celle à laquelle nous avait habitué cette production antérieure : globalement beaucoup plus sobre et certainement moins brillante, certes, mais plus proche de celle des opéras vénitiens contemporains, et surtout très proche de l’intrigue et de ses rebondissements, grâce notamment au choix particulièrement efficace consistant à caractériser certains personnages ou certaines situations par l’intervention de certains instruments ou ensembles (comme c’est le cas avec le quintette de cordes qui accompagne les ritournelles d’Orphée et d’Eurydice). Mentionnons aussi les percussions qui ponctuent avec vigueur certains passages, sans jamais écraser les autres instruments. Ce relatif dépouillement met en valeur une exécution instrumentale particulièrement narrative, dont les couleurs s’accordent sans cesse à l’atmosphère des scènes concernées, bannissant tout sentiment d’ennui ou de monotonie. Et les moments plus dramatiques ou solennels, tels l’éclatant chœur All assalto du prologue, le tonnant présage de mort au final du premier acte ou encore le chœur céleste Amor vero e salda fé au final du troisième acte, sont enlevés avec vigueur. On retiendra aussi le magnifique traitement des Pleurs d’Orphée ayant perdu Eurydice, somptueux passage instrumental qui clôt l’acte II.

Le rôle d’Orphée, assuré lors de la création par le jeune castrat Atto Melani, est ici dévolu à la soprano Francesca Lombardi Mazzulli. Ses airs sont en définitive peu nombreux, mais ils s’enchaînent au début du troisième acte : émouvante déploration Lagrime, dove siete ?, suivie d’un déterminé Dite, ohimè et de l’humble supplication aux Parques Della vite del mio bene, dans lesquels la chanteuse fait montre d’une belle expressivité. Au plan vocal les duos d’amour avec Eurydice constituent les parties les plus brillantes du rôle, et ils sont ici particulièrement réussis : un enchanteur Che dolcezza è la certezza qui proclame la liesse des noces projetées, un incrédule Se cosi dunque Amor fa après l’épisode du présage funeste, ou encore le suave Ch’altra vita avant de quitter les Enfers.

Le timbre cristallin de la soprano Emanuela Galli reflète la jeunesse innocente d’Eurydice. Nous avons particulièrement aimé son air de la danse avec les Dryades (A l’imperio d’Amore), magnifiquement accompagné à la guitare, et qui précède la dramatique scène de la morsure et de la mort, interprétée avec beaucoup d’expressivité. Et ses duos d’amour avec Orphée sont, comme on l’a dit plus haut, particulièrement convaincants.

Troisième rôle essentiel de l’intrigue principale, Aristée est chanté par la soprano Paola Valentina Molinari. La caractère dramatique et funeste du personnage est régulièrement souligné par l’accompagnement de l’orgue, en particulier dans les lamentations amoureuses désespérées (Ah, ah ! Ch’io mi moro, Che fai mecco, che fai vita, au premier acte). L’émotion est également au rendez-vous pour la déclaration d’amour à Eurydice (Ah, non vi spiaccia, oh Bella), ou pour porter le désespoir qui suit la mort d’Eurydice (Uccidetemi, uccidetemi). Et surtout la scène de la folie du troisième acte est admirablement rendue : récitatif Dove sei ? Perché fuggi ?, avec sa progression dramatique brisée net par le délire final du personnage, dupliquée dans l’air Il vostro splendore, et le chœur burlesque à trois All’armi, mio core qui s’achève sur la mort brutale du personnage.

Toujours au chapitre des sopranos, Clarissa Reali nous régale de deux aimables canzonettas en Nourrice au début de l’acte II (Belle Ninfe, che fate et Sta saldo mio cuore). Le timbre se fait ensuite un peu plus dur pour incarner une Junon intrigante et vaniteuse, soucieuse de préserver son rang face à Vénus (Io son Dea), puis affrontant directement la déesse de l’Amour au troisième acte (dans un cinglant Credi tu). Déesse de l’Amour, la Vénus d’Arianna Stornello est séduisante, avec ses aigus aisés à l’éclat nacré et aux attaques incisives. Son Palme, palme ! Allori, allori ! (troisième acte) est joliment enlevé, tandis que les échanges aigres avec Junon crépitent dans le duo d’affrontement qui suit (Pria che nata morirà). Elle est également une Proserpine à la diction délicate, troublée par les consignes de la Jalousie et du Soupçon (Ohime, che far degg’io) mais aux aigus toujours aussi ravissants (Ah, mio Nume). Autre soprano aux aigus virevoltants, Sara Bino incarne Amour menant avec brio l’intrigue au cours de l’acte II, distribuant ses consignes à Orphée (Non sempre che d’ardori) et aux Grâces (Senti, senti).

Les rôles secondaires se conjuguent parfois en couples savoureux. C’est le cas pour la Jalousie de la contralto Gabriella Martellacci, au surprenant timbre androgyne, alliée au Soupçon de la soprano Martina Zaccarin. Leurs duos du troisième acte sont tout à fait réussis, de même que le superbe trio avec Proserpine Ond’e ch’il mio consorte. Ces rôles secondaires empruntent fréquemment leur truculence aux livrets vénitiens. Celle-ci se retrouve tout d’abord dans le sarcastique Satyre, incarné par le baryton Mauro Borgioni à la généreuse projection, tantôt ironique (Gelosia, bestia indiscreta) tantôt sentencieux (Amor, chi trovò pria). Alessandro Giangrande prête son registre de fausset à la caustique Vieille, au comique irrésistible dans l’air Cangiate marito ; il nous enchante de ses aigus dans Amanti, amanti se bramate et dans le duo avec Aristée Speme à dirla come va, avant de se retirer dans un foisonnant arioso Ma son pura folle a star qui. Dans le registre de ténor il devient un épatant Momus, qui dirige avec panache un ballet (Amor, senti) et entraîne Junon dans une farandole échevelée, rythmée par les tambourins (Cangia, cangia maniere).

Le ténor Alessio Tosi offre à Endymion ses aigus vifs et légers pour bénir le jeune couple (Udite Amanti) ; nous avons aussi aimé son phrasé délicat dans le rôle d’Apollon (Di bevanda pretiosa, au son des tambourins, Alla fuga, allo scampo !, et tout particulièrement dans l’émouvant O del Ciel leggi severe au second acte). Double rôle également pour la basse Rocco Lia, qui incarne un Augure grave et sentencieux à souhait lors du présage funeste ; son duo avec Endymion pour adresser une prière à Vénus (In quel seno almo e divino) est pleinement convaincant. Au troisième acte il campe un Pluton très humain face à ses soupçons et ses doutes, qui s’épanchent en jolis graves veloutés. Le ténor Michele Lo Bianco est tour à tour un Bacchus insouciant ajoutant son piquant à l’intrigue, et un Charon au phrasé expressif. Il revient enfin à Jupiter (le ténor Raffaele Giordani) de proclamer de sa projection ferme le lieto finale (D’Orfeo la Cetra), tandis qu’après lui Mercure (la mezzo Marta Fumagalli) tire la morale de l’histoire pour les mortels de l’assistance, à travers un dernier hommage indirect à la monarchie française.

Certains pourront bien sûr regretter l’absence de contre-ténors dans les rôles assurés par des castrats lors de la création, et dont la présence avait surpris un public parisien peu habitué à les entendre. Il n’empêche, cet enregistrement, aux contours très respectueux de la création originale (qui ne durait pas moins de 6 h 00 ! nous avons ici plus de 3 h 30 de chants et de ballets), en donne à notre sens une vision assez fidèle. Outre un plateau très homogène, ses principaux atouts sont assurément les chœurs et les ensembles, et un orchestre réduit mais aux sonorités variées et soignées, toujours très proche de la ligne de chant. L’objectif est atteint : cette version nous replonge avec délice et raffinement dans cette première commande d’opéra italien pour la capitale française.

Au plan historique, la Fronde imposera ensuite une longue parenthèse de sept ans aux représentations d’opéra à Paris. La création suivante, Le nozze di Peleo e di Teti, due à un autre compositeur romain, Carlo Caproli (c. 1614 – 1668), et également écrite sur un livret de l’abbé Buti, attendra l’année 1654. Sa musique est hélas aujourd’hui perdue. L’Orfeo constitue donc un témoignage précieux de l’influence de l’opéra romain dans la fondation de l’opéra français par Lully, compositeur d’origine italienne mais formé à l’école française du ballet et de l’air de cour. L’un comme l’autre cultivent un même goût pour les intrigues complexes, les nombreux ensembles, et une ligne de chant proche du recitar cantando, tandis que l’opéra italien s’orientait résolument vers les arias virtuoses qui allaient faire la gloire de l’opéra seria à la fin du XVIIème siècle, et plus encore au siècle suivant.



Publié le 08 sept. 2021 par Bruno Maury