Orgues de Sicile - De Pasquale

Orgues de Sicile - De Pasquale ©Bridgeman Images : Balcon de palais baroque à Noto, Sicile - détail
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Une alléchante aventure musicale

Rédigée comme un carnet de voyage, flanquée de photos brumeuses ou gorgées de soleil, la notice d’Arnaud de Pasquale fleure bon l’aventure, le mystère et les rebondissements : faire le tour du monde, pour lui un vieux rêve, qu’il a couplé avec sa passion de l’orgue ancien pour nous proposer cet alléchant Organs of the world, volume 1. La livraison inaugurale de ce projet se consacre au patrimoine de Sicile, au cœur de l’Europe méridionale et pourtant méconnu, voire à l’abandon : parmi un large millier d’instruments, hélas une gangue d’ivraie et guère plus d’une centaine entretenus et jouables. Une providentielle rencontre en 2018 avec le facteur Franceso Oliveri orienta la quête vers le bon grain, et nous emmène dans cinq communes, entre mille cinq-cents et vingt-cinq mille âmes, dans le cadran septentrional et oriental de l’île. Du nord au sud : Castelbuono, dans le Parc des Madonies, Alcara Li Fusi, Ficarra, Regalbuto dans la province d’Enna, Noto dans la province de Syracuse.

Du suspense dans les valises, par exemple à Castelbuono où l’équipage dut revenir faute d’obtenir à temps le sésame du diocèse de Cefalù, et où il fallut ensuite s’assurer de l’accordage réalisé in extremis, de même qu’à Ficarra. Quelques compagnons croisèrent la route des sessions de Regalbuto : François Guerrier pour tenir le second orgue du lieu, la soprano Perrine Devillers prêtant sa voix à un madrigal de Luca Marenzio et un air de Sigismondo d’India, Jérôme Van Waerbeke et Sarah Dubus joignant leur violon, leur cornet. On retrouve ces artistes pour l’intimiste orgue de Noto, et aussi à Castelbuono le cornet de Camille Frachet pour un Contrapunto Babilonia d’un compositeur palermitain.

Les œuvres que nous entendons ici couvrent presque deux siècles, de la Renaissance (Cavazzoni) jusqu’au milieu du Diciassettesimo (une Toccata de Strozzi, 1687). À l’époque, et bien avant l’unification du Royaume des Deux-Siciles en 1816 sous la maison Bourbon, Palerme et les territoires de l’île vivaient sous l’influence de Naples, elle-même sous gouvernance espagnole depuis 1504. La pratique se nourrissait d’un art improvisé, le répertoire (à supposer qu’il fût consigné) pose donc un problème de localisation et de préservation des sources qu’un récent disque de Francesca Ajossa (Musica d'organo nella Sardegna dell'Ottocento, Tactus, 2017) soulevait quant à la production du XIXème siècle dans la voisine Sardaigne. Pour autant, à la suite des recueils édités au nord du pays, quelques autres parurent au sud à la fin du seizième siècle, ainsi ceux de l’aveugle napolitain Antonio Valente (1576, 1580). Francisco Salinas, Sebastián Raval attestent les échanges au sein de la cour ibérique – dommage que notre anthologie n’ait inclus l’emblématique Antonio de Cabezón, dont les œuvres circulaient dans cette zone. Qui de toute façon n’était pas culturellement enclavée. Car après le Flamand Jean de Macque, et dans le cercle de Carlo Gesualdo, la musique à Naples rayonnait en écho aux foyers romains (Girolamo Frescobaldi, Ercole Pasquini) mais aussi affirmait ses propres forces : Giovanni Maria Trabaci imprimé dès 1603. On déplore que Giovanni Salvatore, dont le Livre paru à Naples en 1641 allait asseoir la notoriété, soit absent de ce CD. Lequel inclut quelques gloires du terroir (Vincenzo Gallo natif d’Alcara, les Sinfonie de Montalbano publiées à Palerme) ou excentrées (Bernardo Storace, sous presse à Venise mais actif à Messine).

Les deux vice-royautés expliquent la similarité esthétique des instruments à clavier dans cette aire, et l’essor d’une dynastie de facteurs du cru : Donadio, De Palma, Tondo, Riccio, prolongée par la génération des Menna, De Martino, Cimmino, ou Del Piano qui élargit la palette avec jeux flûtés ou caractéristiques (uccelliera, zampogna) dont la voce humana audible sur la console plus tardive de Regalbuto. Les six instruments sont accordés sur un diapason bas (415 Hz), au tempérament mésotonique « quart de comma », sauf celui de San Francisco d’Assisi (mésotonique au tiers de comma avec tierces mineures pures) qui garantit le dépaysement par la sonorité aigrelette de ses tuyaux parmi les plus vieux d’Europe. Le livret consacre un portrait (en anglais non traduit) à chacun de ces orgues de taille modeste (moins d’une quinzaine de jeux) dont on aurait aimé connaître les registrations employées durant ces quatre-vingt minutes. Des témoins aussi rares que captivants : hormis une anthologie de Ricercari de Pietro Vinci (c.1525-c.1584) enregistré par Diego Cannizzaro à Alcara Li Fusi (Tactus), connaît-on beaucoup d’albums qui posèrent leurs micros dans ces églises siciliennes ?

D’inspiration sacrée ou profane, le programme visite les principales formes en vigueur, notamment ces Recercada, Ricercar et Toccata illustrant comment contrepoint et harmonie s’éprouvaient à l’époque sur le clavier. Quelques pages de danse (Ballo lombardo, Prima Gagliarda…) viennent divertir le parcours sans le pervertir. L’interprétation d’Arnaud De Pasquale se distingue par sa concentration et nous rappelle les phrasés pensés et attentifs de quelques-uns de ses anciens maîtres (Dominique Ferran, Laurent Stewart). Bien sûr, les doigts du soliste savent courir, ciseler et darder les diminutions quand l’exigent les partitions (stimulant BDHP de Pasquini). Ils savent aussi intégrer la dissonance dans un discours magnifiquement construit et fidèle à l’évolution du langage des œuvres, jusqu’au fascinant modelé de la passacaille qui referme le périple.

La captation aurait mérité davantage de relief et d’étoffe mais elle respecte la subtilité des timbres et inscrit les tribunes dans une juste perspective, se coulant sans hiatus d’une session à l’autre, jusque l’ample vaisseau de Regalbuto. On en apprécie d’autant mieux la trajectoire hédonique du disque, amorcée dans l’austérité polyphonique et conclue dans l’opulence et la griserie des mélanges instrumentaux et vocaux. En partenariat avec les Éditions des Abbesses, Harmonia Mundi renoue avec son prestigieux passé qui nous valut maintes investigations et valorisations depuis sa collection Orgues historiques diffusée en vinyle dans les années 1960, puis sa collection Tempéraments coproduite avec Radio-France dans les années 1990. Dans ses lignes introductives, Arnaud De Pasquale nous parle de la région d’Oaxaca et laisse deviner que sa prochaine carte postale en musique nous viendra du Mexique. Par sa réalisation soignée sous tous aspects, la première étape méditerranéenne nous comble et augure le meilleur pour la suite. Réservez vos billets ! On ignore les futures escales de ce « tour du monde » : dans l’attente on lui souhaite longue vie tant ses rêves motivent déjà les nôtres.



Publié le 12 oct. 2021 par Christophe Steyne