Passages - InAlto

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Les cuivres, nos compagnons de route

Empruntons à Pierre-Etienne Schmit la formule suivante : « l’écoute de la musique  pourrait bien… nous accorder la possibilité d’une compréhension participative… du rapport que notre existence entretient avec le monde » (L’existence musicale. Essai d’anthropologie phénoménologique de Philippe Grosos in Le Philosophoire, 2009/1).

En termes moins académiques, dans le premier paragraphe de la notice du CD, le musicologue-musicien d’Oxford, Grantley McDonald, prolonge l’idée du philosophe : « Le son solennel des ensembles de cuivres a longtemps été associé aux rites entourant la mort, la résurrection et la promesse d’une vie nouvelle dans le mariage. Les anthropologues qualifient ces moments de « liminaux », des expériences de seuil qui marquent le passage d’un état à l’autre. Ce programme explore le rôle des cuivres pour marquer ou invoquer de tels « passages » dans les pays germanophones du XVIème au XIXème siècle ».

Le projet est clairement énoncé. Deux éclairages préalables nous aiderons à en mesurer l’ambition.

Le premier rappelle brièvement ce que représentent les « rites de passage » (le terme Passages apparaissant en titre sur la jaquette du coffret). Übergangsriten disent les anthropologues allemands lorsqu’ils évoquent les travaux de l’ethnologue et folkloriste français Arnold van Gennep (1873-1957). Notamment ceux qui ont trait aux trois phases d’un passage : la séparation (l’individu quitte son groupe), la liminarité (l’individu a perdu son ancien statut mais n’a pas encore accédé au nouveau), la réincorporation (l’individu retrouve les siens revêtu des attributs de son nouveau statut). Si l’ethnologue a conceptualisé le processus, il ne l’a pas inventé. Par exemple, en 1519, dans son Sermon von der Bereitung zum Sterben (sur la préparation à la mort), Martin Luther (1483-1546) décrivait déjà les différents passages qui jalonnent « le sentier resserré » qu’emprunte la vie humaine : « tout se passe comme pour l’enfant qui quitte l’abri exigu du ventre maternel (la séparation) : il traverse l’angoisse et les périls (la liminarité) pour voir le jour dans notre vaste monde (la réincorporation). De la même manière, l’homme sort de cette vie en passant par la porte étroite de la mort ». De la naissance à l’au-delà, la vie humaine est donc faite d’une succession de passages.

Dans toutes les civilisations, ces passages sont socialement régulés. Les églises occidentales, par exemple, ont associé des pratiques cérémonielles à chacune des étapes importantes de la vie : la naissance, le mariage, la mort, le passage dans l’au-delà. De fait, chacune des pièces inscrites au programme du CD se rapportent à l’une d’entre elles. Pour autant, cette cohérence globale soulève deux réserves. D’abord, nous semble-t-il, leur agencement reflète davantage une intention esthétique (variations de coloris ; enchaînement de pièces instrumentales, vocales ou mixtes ; combinaisons de styles a cappella, monodie accompagnée ou polyphonie) qu’elle ne déroule un parcours biographique (de la naissance à la mort). Ceci conduit à un second regret d’ordre purement formel : selon notre classification des œuvres, la supériorité écrasante des pièces évoquant la mort (11) et la faible représentation de celles associées à une naissance (2), à un mariage (2) et à l’accès à l’au-delà (2). Nous userons de notre liberté d’auditeur pour les replacer dans un ordre chronologique.


Michael Praetorius – Syntagmatis Musici - Theatrum Instrumentorum seu Sciagraphia – Instruments à vent (1620)

Le second éclairage s’intéresse aux instruments. Plus particulièrement au rôle éminent que jouent, dans la plupart des pièces enregistrées, deux familles de la phratrie des cuivres : les trombones et les cornets. Grantley McDonald procède à un intéressant survol historique. Pour compléter son propos, interrogeons Michael Praetorius (1571-1621). Musicien et musicologue, il élabore, dans les années 1610-1620, une véritable encyclopédie illustrée de la musique de son temps : les trois tomes du Syntagmatis Musici. Le second tome est accompagné d’un petit volume de planches constituant le Theatrum Instrumentorum seu Sciagraphia (le terme « théâtre » qualifiant un recueil ou une anthologie et celui de « sciographie » évoquant une représentation en coupe à la manière des plans d’architectes). Pour compléter son tableau, tournons-nous vers le Père Marin Mersenne (1588-1648). Dans le Livre cinquième (Des instruments à vent) du second tome de son Harmonie universelle (1637), il s’intéresse également à ces instruments et fournit des indications sur la manière de les jouer.

Ouvrons les pages consacrées au trombone. En France, son nom éclaire son fonctionnement : la sacqueboute se joue en saquant (tirer) et boutant (pousser). En Allemagne, il reflète son étymologie. En effet, il naît du latin bucinum (buccin, trompette romaine), traverse le vieux français « buisine » (trompette médiévale pouvant mesurer jusqu’à deux mètres) pour s’arrêter sur Posaune. Praetorius distingue quatre tessitures principales. La plus courante est celle du trombone ténor (gemeine rechte Posaune). Son spectre sonore est assez étendu. Certains virtuoses qu’il cite peuvent même en élargir le potentiel. Les autres représentants de la famille des trombones s’en distinguent par le caractère plus aigu ou plus grave de leur registre. Dans une remarque d’ordre plus générale, Praetorius note que le trombone est adapté pour toutes sortes de consorts et de concerts. A une condition, tient-il à préciser : que le musicien soit exercé et expérimenté (von einem geübten und efahrnen Künstler). Le Père Mersenne emploie le terme « sacqueboute » pour parler du trombone. « On la nomme Trompette harmonique, parce qu’elle sert de Basse dans toutes sortes de concerts » (Proposition XXI). Il rejoint Praetorius pour souligner la persévérance nécessaire pour en maîtriser les potentialités : « Quant à la manière de l’emboucher, il faut l’apprendre de l’expérience ».

Praetorius s’intéresse maintenant aux cornets qu’il nomme Zinken. Hormis la minuscule cornettino qui gravit aimablement les aigus, les cornets se répartissent en deux grandes familles selon qu’ils sont droits ou courbes (gerad und krumb). Le cornet droit (cornetto diritto) est doté d’une petite embouchure en bois, corne ou ivoire appelée le « bouquin » (d’où l’appellation « cornet à bouquin »). Pour son faux jumeau, le cornet muet (cornetto mutto), l’embouchure est creusée directement dans le tube. Sa sonorité est paisible et agréable à écouter (still und lieblich zu hören). C’est pour cette raison qu’il est qualifié de stiller Zink (cornet muet). Place maintenant aux cornets courbes (cornetto curvi). Ils se répartissent également en deux groupes. Le plus courant est de couleur noire. La couleur sombre procédant probablement du cuir ou du parchemin qui l’enveloppe. Le corno vel cornetto torto est courbé en forme de « S ». Sa résonance étant absolument désagréable (gar unlieblich), Praetorius recommande de le remplacer par un trombone. Le Père Mersenne apprécie également la sonorité du cornet : « Quant à la propriété du son qu’il rend, il est semblable à l’éclat d’un rayon de soleil qui paraît dans l’ombre ou dans les ténèbres, lorsqu’on l’entend parmi les voix dans les Eglises cathédrales ou dans les chapelles » (Proposition XXII). Bien que l’instrument soit « un peu rude naturellement », le musicien « qui a l’embouchure du Cornet à son commandement » peut rendre « la cadence… plus douce et plus aimable » au point d’imiter « la voix humaine et la plus excellente méthode de bien chanter ».

Enfin, le Père Mersenne goûte particulièrement la complémentarité des voix (humaines et instrumentales) : « les Musiciens ont inventé plusieurs instruments pour les mêler avec les voix, et pour suppléer le défaut de celles qui sont la Basse et le Dessus, car les chantres qui ont des Basses assez creuses sont fort rares, c’est pourquoi l’on use du Basson, de la Sacqueboute (= trombone) et du Serpent, comme l’on se sert du Cornet pour suppléer celles du Dessus, qui ne sont pas bonnes pour l’ordinaire » (Proposition XXIV). Et même lorsque les basses et les dessus sont excellents, comme dans le présent enregistrement, le trombone et le cornet épaississent l’harmonie, illuminent le texte porté par les voix, contribuent à transformer l’audition en écoute. Devenant un régal pour nos oreilles autant qu’une nourriture pour l’esprit. D’autant que les interprètes de l’ensemble InAlto n’ont pas attendu ce disque pour que leur excellence soit reconnue. Elle ne fait ici que la confirmer.

Comme nous l’avons annoncé, nous reconfigurons le programme et suivrons le parcours d’un allemand mélomane de l’époque moderne, de sa naissance à son envol pour l’au-delà, au son du trombone et du cornet.

LA NAISSANCE
L’événement social que constitue la naissance franchit successivement les trois stades identifiés par van Gennep : la séparation (l’accouchement consiste à séparer l’enfant de sa mère), la liminarité (période de ségrégation de l’accouchée temporairement déclarée impure) et la réincorporation (le rite des relevailles réintègre la mère dans la société tandis que le baptême introduit le nouveau-né dans la communauté chrétienne). Le calendrier des fêtes mariales adopte exactement le même schéma : la naissance (Noël), la liminarité qui s’achève quarante jours après Noël par la fête de la Purification de Marie et la réincorporation au moment de la Présentation de Jésus au Temple (avec la version profane de la chandeleur) où, conformément à la tradition juive, Jésus reçoit officiellement un nom.

Quelle place tient la musique dans ce contexte ? Il n’y a qu’au théâtre que la parturiente chante des billevesées. Du moins, c’est ce que le chansonnier et dramaturge Charles Collé (1709-1783) met en scène dans sa parade en deux actes (petite pièce d’un comique grossier jouée à l’extérieur du théâtre pour attirer le public à l’intérieur). A la scène 8 de l’Acte II de L’accouchement invisible (1753), le sorcier Zoroasne enjoint Gillette, qui va accoucher sur scène, de chanter un air pour oublier la douleur de l’enfantement. Une bien malséante plaisanterie jouée par un homme quand, dans la salle commune des domiciles des gens du commun (la seule à disposer d’une cheminée), les accouchements se font dans la douleur et au péril de la vie. S’il s’y installe une ambiance sonore (cris, agitation de matrones), elle n’a rien de mélodieux. La liminarité n’inspire pas davantage les musiciens, la jeune mère vivant quasiment recluse. Le baptême baignerait-il dans une ambiance plus musicale ? Nous avons interrogé le pasteur Christian Gerber (1660-1723). Dans son Historie der Kirchen-Ceremonien in Sachsen (Histoire des cérémonies religieuses en Saxe) (1732), il évoque le baptême à plusieurs reprises. Il admet que les baptêmes puissent se dérouler au domicile des parents lorsque la vie de l’enfant est en danger. La musique n’est pas, alors, une priorité. Si ce n’est une musique de deuil en raison des taux élevés de mortalité infantile et maternelle. La règle est de baptiser tous les enfants le dimanche ou jours de fêtes. In öffentlicher Versammlung (en présence de la communauté réunie), précise-t-il. Bien qu’il ne l’indique pas, il est vraisemblable que la communauté salue l’événement par le chant de chorals. Si le baptême est célébré un jour ouvré, une autre euphonie se substitue au son des voix pour officialiser l’entrée d’un nouveau membre dans la communauté : la petite musique des cloches.

Pour trouver un répertoire musical plus spécifique, nous devons pénétrer dans l’univers du politique. Car, bien souvent, la naissance d’un enfant princier échauffe la créativité des musiciens. Faisons abstraction des Messes (voyez la Messe pour la naissance de Louis XIV de Giovanni Rovetta (1596 ?-1668) célébrée en 1638 – notre chronique) et des Te Deum (par exemple le Te Deum ZWV 146 composé par Jan Dismas Zelenka (1679-1745) à l’occasion de la naissance de Marie-Josèphe de Saxe (1731-1767), la future mère de Louis XVI (1754-1793), Louis XVIII (1755-1824) et Charles X (1757-1836)). Ce sont souvent des opéras qui participent à la liesse populaire. Ainsi en est-il des grandes fêtes organisées à Munich à l’occasion de la naissance et du baptême de Ferdinand Marie de Wittelsbach (1636-1679). L’opéra Fedra incoronata (Phèdre couronnée) y est créé pour la circonstance, sur un texte du comte Pietro Paolo Bissari (1585-1663) mis en musique par Johann Kaspar Kerll (1627-1693).

Des pièces de dimension plus modeste voient également le jour. Telle cette Freudenlied (littéralement, chanson pour exprimer la joie) conçue par Johann Georg Ahle (1650-1706) dont Lambert Colson nous fait goûter la saveur ronde.

Pour honorer la naissance du futur empereur Joseph Ier de Habsbourg (1678-1711), les Ratsherren (conseillers) de la Reichstadt (ville autonome) de Mühlhausen (Thuringe) fixent le cahier des charges des festivités. Afin d’adresser ses sincères félicitations à la famille impériale (mit hertzlicher bewunschseeligung), ils conçoivent un programme mêlant prêches, prières, actions de grâce et chants d’église édifiants (erbaulichen Kirche-Gesängen). Le tout couronné d’un Freudenlied. Lequel, en vertu d’un ordre officiel (auf Obrigkeitlichen Befehl), aura pour but de remercier, de louer et de se réjouir de cet heureux événement (Dank-Lob-und Freudenfeste). Cinq ans plus tôt, Johann Georg Ahle avait succédé à son père, Johann Rudolph Ahle (1625-1673), aux commandes de la tribune de l’orgue de la Divi Blasii (église saint Blaise) de la ville. En plus de ses talents de musicien, le jeune Ahle est couronné du titre prestigieux de poeta laureatus (Alberto Basso, Jean-Sébastien Bach, tome 1, 1984). Il paraît donc vraisemblable qu’il ait lui-même composé le texte et la musique de son hymne de réjouissance civique. La pièce n’a probablement pas été créée dans la Divi Blasii mais, plus vraisemblablement, dans l’église principale, siège de la municipalité : la Marienkirche.

Le texte paraphrase le Psaume 150. Comme lui, le poème d’Ahle convoque les instruments de musique. Et comme lui, leur musique est adressée à une autorité souveraine. Heinrich Schütz (1585-1672) en avait fait un joyau taillé à la manière d’un Gabrieli (SWV 38 in Psalmen Davids, 1619). La version d’Ahle est bien plus sage. Plus solennelle qu’expansive. Mais elle révèle quelques caractéristiques de la Landsmusik (tradition locale). Le compositeur en était tellement imprégné que le style de son successeur, Johann Sebastian Bach (1685-1750), allait susciter de l’étonnement, voire de l’hostilité. Dans cette musique dense, les dynamiques convergent vers l’équilibre. Equilibre des timbres : le feutré des trombones associés à l’éclat des cornets ; la légèreté des voix emportées par le roulement du continuo. Equilibre de la structure construite sur le principe de l’alternance : le consort des vents soufflant la ritournelle tandis que les voix appellent instrumentistes et chanteurs à faire en sorte que tout mène à la joie (dass alles zur Fröhlichkeit dringt). Enfin, une harmonie bâtie sur des accords trapus. Cette pièce, solidement charpentée, est animée d’une joie austère façonnée par une interprétation millimétrée.

Si les bibliothèques des palais sont bien fournies, il reste que les églises les surpassent. Leur répertoire sacré sublime la dure réalité des accouchements, mêlant merveilleux et spiritualité. Par ailleurs, notamment en terres luthériennes, elles enseignent « les deux œuvres que Dieu accomplit dans les hommes : frapper de terreur, et justifier et vivifier ceux qui sont terrifiés ». C’est pourquoi l’événement heureux célébré à Noël rapproche souvent le nouveau-né du tragique de la croix salvatrice. Relation qu’établit clairement Luther dans la chansonnette (Kinderlied) qu’il compose en 1534 pour fêter la Nativité en famille : Vom Himmel hoch da komm’ich her (Du haut du ciel je viens). L’événement de la naissance du Christ inspire des grandes fresques musicales. Mais également de petits bijoux sonores dont la délicatesse rivalise avec les éclats sonores des grands ensembles. Ainsi en est-il de O Jesulein, mein Jesulein.

Son compositeur : Johann Hermann Schein (1586-1630). Avec Heinrich Schütz et Samuel Scheidt (1587-1654), Schein forme la trinité musicale (les trois « S ») qui pose les fondations du premier âge du baroque allemand. Il figure, en particulier, au nombre des concepteurs d’un nouveau genre musical largement inspiré du stile nuovo italien : les Geistliche Konzerte (concerts spirituels) pour petits ensembles. Exerçant les fonctions de Kantor de la Thomaskirche de Leipzig (un siècle avant Bach), il publie un premier volume d’Opella nova (1618). Il y applique, d’abord à des mélodies de chorals, la nuova maniera di scriverle (la nuove musiche) que Giulio Caccini (1551-1618) avait commencé à théoriser (1601). Dans un second recueil (Opella nova, ander Theil geistlicher Concerten) qu’il fait imprimer en 1626, il tourne la page des chorals pour appliquer la nouvelle manière d’écrire la musique à des textes prélevés dans la littérature religieuse ou rédigés à la demande. Comme O Jesulein, mein Jesulein (O petit Jésus, mon petit Jésus) qui pourrait être le fruit d’une libre paraphrase des deuxièmes et troisièmes strophes du chant de Noël de Luther cité plus haut. Ce texte à vocation catéchétique est manifestement destiné à un public de jeunes enfants. Dans la première partie (la seule enregistrée ici), l’enfant demande au petit Jésus : Was bringst du mir Vons Himmels Thron (Que m’apportes-tu du trône du ciel) ?

Si le texte parle le langage des enfants, la musique s’adresse à l’oreille de mélomanes avertis. Comme deux anges penchés sur un berceau, Alice Foccroulle et Griet de Geyter couvrent le nouveau-né de leur affection tandis que le trombone bourdonne délicieusement. Dans un climat de suavité italienne et un style en imitation (entrée rapprochée des deux voix), les deux soprani rivalisent de tendresse, chacune appelant le nourrisson par son petit nom (O Jesulein). Puis, prenant la direction du ciel, leurs lignes mélodiques contemplent son ascendance sacrée. Ces lignes s’enlacent délicatement, formant le modèle d’un couple ordinaire : Gottes und Marien Sohn (fils de Dieu et de Marie). Un dialogue en écho s’ouvre maintenant autour de l’interrogation : was bringst du mihr ? (que m’apportes-tu ?). Remarquons le changement de fonction du trombone. Jusque-là, il enveloppait l’hommage d’un doux murmure. Maintenant, il devient une voix à part entière. Le porte-parole du sacré, en quelque sorte. Se forme alors cette belle image. Celle d’une humanité (les soprani) s’adressant au ciel sur une ligne ascendante et d’une divinité (le trombone) couvrant l’humanité de sa compassion sur une ligne descendante. Le message catéchétique s’éclaircit si l’on ajoute le chevauchement des dix récurrences de vom Himmels Thron (du trône céleste). Que m’apportes-tu du ciel ? interroge le pécheur. La réponse du Ciel est sans équivoque. Le nombre 10 évoquant la responsabilité de l’homme envers Dieu. En d’autres termes (luthériens), seule la foi (Sola fide) t’indiquera la voie du salut. Message d’espérance qui éclaire la nouvelle année (zum neuen Jahr) par des vocalises joyeuses. Cette référence au jour de l’An pourrait indiquer que ce petit concert était destiné aux célébrations de la fête de la Circoncision (fixée au 1er janvier). Une fête durant laquelle s’échangent des cadeaux. Alors, quel sera le cadeau du Ciel (für ein Geschenk), interrogent les soprani ? Un cadeau qui nous rendra éternellement reconnaissante (dabei ich dein allzeit gedenk) ? Cette évocation de l’éternelle gratitude fait office de transition avec la seconde strophe (non enregistrée). Celle dans laquelle le petit jésus répondra : Nicht Silber, Gold, sondern meins lieben Vaters Huld (ni argent, ni or, mais plutôt la grâce de mon cher Père). Une grâce gagnée au prix d’un sacrifice. Ainsi, en termes subliminaux, la naissance du Christ est-elle d’ores et déjà mise en relation avec l’Agneau pascal. Celui qui ouvrira le « passage » vers un au-delà heureux. Enfin, dans un unisson fédérateur, Schein associe la communauté des fidèles à cette action de grâce.

LE MARIAGE
Pour le folkloriste van Gennep, chaque épisode du « scénario nuptial… comprend des rites de séparation et des rites d’agrégation… (ainsi que) des rites de suspension ou de marge (liminarité) qui obligent les acteurs à n’avancer que progressivement… vers l’épisode central, la bénédiction à l’église, puis établir un nouvel équilibre social par intégration du nouveau couple dans la classe des personnes mariées d’abord, des familles avec enfants finalement ». La musique accompagne les jeunes gens et jeunes filles à plusieurs de ces étapes. Lorsqu’ils se courtisent : badineries, sérénades, airs de séduction et autant de danses qu’il le faut. Lorsqu’ils se fiancent : en 1652, à l’occasion des fiançailles de Magdalena Sybilla von Sachsen (1617-1668), veuve du prince héritier du Danemark avec Friedrich-Wilhelm von Sachsen-Altenburg (1603-1669), Schütz compose un aria sur l’ode Wie wenn ein Adler sich aus seiner Klippe schwingt, SWV 434). Ou lorsqu’ils se marient : nombreuses pièces profanes, comme plusieurs petits motets de Schein, ou sacrées, dont certaines cantates de Bach). Au demeurant, le répertoire populaire (le Lied) est immensément riche en la matière. Dans un style poétique, Edouard Schuré (1841-1929) le visite dans son Histoire du Lied ou La chanson populaire en Allemagne (1868) qu’il est plaisant de feuilleter.

Le programme de Lambert Colson enjambe plusieurs des rites attachés au « scénario nuptial ». Avec les deux pièces qu’il a choisies, il prend de la hauteur et le déplace dans l’espace spirituel. Un choix qu’éclairent les conceptions de l’amour et du mariage de Luther.

Au premier chef, l’amour. Dans son Sermon sur l’état conjugal (1519), le réformateur distingue « trois sortes d’amour : le faux amour, l’amour naturel et l’amour conjugal. Le faux amour est celui qui recherche sa propre satisfaction… L’amour naturel est celui qui existe entre le père et son enfant, le frère et la sœur, entre parents et alliés... Mais l’amour conjugal les dépasse tous, c’est l’amour de la fiancée, il brûle avec l’ardeur du feu, il ne cherche que l’époux… Toutes les autres formes d’amour recherchent autre chose que l’être aimé ; mais seul l’amour conjugal ne veut que son bien-aimé dans toute sa personne ».


Portrait de Johann Philipp Krieger

Avec une rayonnante délicatesse, un compositeur, Johann Philipp Krieger (1649-1725), fait battre le cœur de la fiancée que vient d’évoquer Luther. A son actif, près de deux mille chants d’église (la plupart sont perdus). Il convient d’ajouter à ses créations des opéras, des musiques instrumentales et autres œuvres de circonstance. Pour l’essentiel, ses mélodies ont résonné à la cour du duché de Saxe-Weissenfels auprès de laquelle il a exercé, quarante-cinq ans durant, la fonction de maître de chapelle. « Un homme à qui l’histoire de la musique religieuse allemande doit une place d’honneur particulière », estime le musicologue Max Seiffert (1868-1948) dans l’opulente notice précédant les 21 Ausgewählte Kirchenkompositionen (1916) de Kircher. Son mérite ne se réduit pas au nombre de ses productions, poursuit-il. Signe de son influence, le jeune Georg Friedrich Haendel (1685-1759) l’a sans doute entendu. Au moins a-t-il copié plusieurs de ses partitions. Mieux encore, ajoute le musicologue : Krieger a directement (unmittelbach) préparé le terrain aux cantates de Bach. Pour autant, de nos jours, il est méconnu. Un exemple parmi d’autres : aucune des 800 rubriques du dictionnaire Tout Bach (2009) coordonné par Bertrand Dermoncourt ne lui est dédiée.

On ne connaît ni la date ni les circonstances qui ont conduit Krieger à mettre en musique trois versets du Cantique des Cantiques (2, 1-3) prélevés dans la traduction luthérienne de la Bible de 1545. A plusieurs centaines de kilomètres plus au Nord, Dietrich Buxtehude (1637-1707) a retenu le même texte. Il le confie à une basse tandis que Krieger l’attribue à deux soprani. Si l’un semble choisir le mode de la prédication (avec toute sa brillance) par la Vox Christi, le second se place sur le terrain de l’expérience sensuelle et mystique. Suivant en cela la lecture allégorique que fait Luther du texte biblique (la relation d’amour entre le Christ et l’âme du croyant). Interprétation que revivifie la vague de mysticisme qui submerge l’Allemagne dans le courant du XVIIème siècle. Parmi les théologiens et les ouvrages représentatifs de ce courant, retenons le Paradiesgärtlein welches voller Christlichen Tugend Gebete erfüllet (Petit jardin du Paradis qui est rempli de prières vertueuses chrétiennes) de Johann Arndt (1555-1621). Il y « est question du mariage de Jésus avec l’âme, du baiser aimable dans la chambre du cœur, de la colombe qui se retire dans les fentes du rocher que sont les blessures de Jésus » (Marc Lienhard, La réception des traditions mystiques dans le luthérianisme du 17ème siècle in Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 2ème trimestre 2007). Or, un passage qu’il cite dans son article établit une passerelle avec le texte biblique choisi par Krieger : « Mon âme a faim et soif de toi et ne peut se reposer ni être rassasiée que si elle te possède (habe) toi-même ». Comme la bien-aimée assise à l’ombre du pommier (allégorie de l’union mystique) goûte à son fruit, ainsi l’âme se nourrit-elle de l’amour du Christ.

La musique du motet Ich bin eine Blume zu Saron und eine Rose im Thal (Je suis une fleur de (la vallée de) Saron et une rose dans la vallée) est écrite à l’encre d’Italie. La plume polit le stile nuovo et le souffle est celui d’un exilé saxon à Venise auprès duquel Krieger a pris des leçons de composition : Johann Rosenmüller (1617-1684). A la seule écoute, cette double influence s’impose et sa prégnance suggère que la composition pourrait coïncider avec son retour d’Italie, vers 1675.

Les trois versets bibliques sont découpés en quatre segments. Cinq si l’on ajoute un long interlude instrumental isolant le dernier verset. Comme pour attirer notre attention sur lui. Dès le premier segment, au gré des répétitions et de leurs variations, Krieger fait entrer l’âme dans un état méditatif. Celui de la contemplation esthétique d’une fleur (Blume). Celui de la contemplation mystique à laquelle Luther invite délibérément lorsqu’il traduit le texte en remplaçant le narcisse et le lys (cités dans le texte biblique) par une rose (Rose). Une rose blanche (« la rose de Luther »). « Blanche car le blanc est la couleur des esprits et des anges », écrit-il en 1530 à son ami Lazarus Spengler (1459-1534). Ce premier verset est lumineusement exposé par une soprano, répété par la seconde, filé par les deux voix qui s’amalgament en imitation avant qu’un violon ne fleurisse la mélodie à la façon d’un Rosenmüller. C’est sur cette rose que Krieger attire toutes les attentions. Il l’habille de vocalises enchanteresses et lui réserve les répétitions conclusives. Les deux segments suivants regroupent le second verset et le début du troisième. Dans un parallélisme des formes, ils procèdent à la constitution d’un couple. Un couple que créent successivement, sur un mode proche du récitatif, les deux soprani en unissant mon amie (meine Freundin) à mon ami (mein Freund) qui ont été choisis entre toutes les sœurs (Töchtern) et tous les fils (Söhnen). Le motet prend alors des allures de musique de fiançailles. Aussitôt, le violon se réjouit, faisant glisser ses nuées de croches sur un continuo que fédère lascivement l’orgue. Rosenmüller murmure manifestement à l’oreille de Krieger. Le dernier segment se dandine au rythme d’une chaconne. L’état contemplatif se mue en exaltation des sens. Le violon devient le partenaire des voix. Ensemble, ils s’enthousiasment et attisent le désir (des ich begehre). Leurs trois lignes mélodiques finissent par s’entremêler : la bien-aimée savoure la pomme et son goût plaît à son palais. Cependant, ces sonorités sensuelles dissimulent un message spirituel. Trois mots en fournissent les codes d’accès. Le premier s’était signalé dans le troisième segment, lorsque le parallélisme est ponctuellement rompu par un mélisme enveloppant Apfelbaum (pommier). Les deux autres, dans la partie finale, sont soulignés par des vocalises. Ensemble, ils rapprochent le fruit (Frucht) de son goût délicieux (Kehle). Cette image de l’arbre fruitier comme allégorie de la croix est un classique de la littérature mystique. En 1260, dans son Lignum Vitae (L’Arbre de Vie), le docteur de l’église Bonaventure de Bagnoregio (1217 ?-1274) osait déjà la métaphore: « Ô Croix, arbrisseau salvifique/ Irrigué par la source vive/ Ta fleur est pleine d’arôme/ Et ton fruit désirable ». Ainsi, comme Bonaventure, Krieger associe le pommier à la Croix et ses fruits à l’Eucharistie. De l’arbre de sinistre mémoire (dans l’iconologie médiévale, le pommier est le symbole de la tentation et son fruit, l’instrument du diable) se dégage maintenant une douce lumière qui irradie ceux qui en goûtent le fruit.

Après l’amour, parlons mariage. Pour Luther, cette cérémonie constitue un moment clé dans l’existence humaine. Il faut la « prendre au sérieux et l’honorer comme une œuvre et un commandement divin, et à ne pas… (la) tourner si lamentablement en dérision par des éclats de rire, des propos moqueurs et autres légèretés de ce genre, auxquels on était habitué jusqu’à présent, comme si c’était une plaisanterie ou un jeu d’enfants que de se marier » (Formulaire concernant le mariage à l’usage des pasteurs peu instruits in Le Petit catéchisme - 1528). Un rite, poursuit-il, qu’il convient de « bénir d’une manière extrêmement splendide ». A l’aune de la Hochzeitslied (chanson pour le mariage) Freue dich des Weibes deiner Jugend (Trouve la joie dans la femme de ta jeunesse) SWV 453 que Schütz n’intègre dans aucun des recueils qu’il publie périodiquement. Ce qui laisse supposer que le texte est attaché à un événement en particulier. Une pièce de circonstance pour un événement d’ordre privé (noces d’un proche) ? Ou, dans l’espace public, à l’occasion de la célébration du mariage de Friedrich III von Schleswig-Holstein-Gottorf (1597-1659) avec celle qu’il courtise depuis 1626 mais qu’il ne peut épouser, pour des raisons diplomatiques, que le 21 février 1630 à Dresde : Maria Elisabeth von Sachsen (1610-1684) ?

On ignore donc tout du contexte qui a conduit Schütz à mettre en musique ces deux versets du livre des Proverbes (5, 18-19). Tout juste peut-on percevoir, dans son style, quelques similitudes avec celui que pratique le jeune Schütz dans les pièces assemblées dans ses Symphoniae Sacrae I (1629). Un Schütz dont la musique « sourit et danse », note Oliver Geisler dans la notice accompagnant le troisième coffret de l’intégrale (Die Gesampteinspielung) distribuée par le label Carus (2017). Peu de temps avant lui, Johann Hermann Schein s’était arrêté sur le même texte biblique. Sans doute moins circonstanciel, il l’intègre dans son Israelsbrünnlein (1623).

Schein scinde son texte en de multiples fragments figuratifs quand Schütz lui donne ici une forme en rondo, l’incipit faisant fonction de refrain. La pièce s’ouvre à la mode vénitienne. Dans une opulence sonore que font briller une succession de combinaisons vocales et instrumentales : un ténor accompagné des trombones, un tutti vocal et instrumental homophone se dissipant dans une envolée des cornets, une flamboyante reprise polyphonique avant l’unisson conclusif. Comme pour Schein, le second verset s’intéresse aux caractères. Leurs atmosphères sont proches, parfumées par la douceur et la délicatesse des sentiments amoureux. En revanche, pour sonoriser l’allégorie, leurs inspirations divergent. Schein figure l’agilité de la biche (Hinde) et la majesté du cerf (Rehe). De son côté, Schütz esquisse le profil affectif des mariés. D’abord, la grâce touchante de la mariée (dans les Proverbes, l’épouse est comparée à une biche). Une grâce comme don du ciel que fait descendre la répétition en cascade de l’alto à la basse. Comme pour rappeler que le lien qui unit le croyant au Christ est l’amour. Une brève sinfonia ouvre un court espace à la méditation. Avant d’illustrer la vitalité et la fougue du cerf dans un passage concertant mettant du son sur cette référence au Livre d’Isaïe (35,6) : « alors le boiteux bondira comme un cerf ». En fin de compte, l’image subliminale que projette Schütz décrit le banc des mariés sur lequel la grâce épouse la puissance (d’où notre hypothèse d’un mariage princier). Après le refrain, place aux recommandations. D’abord a cappella, puis dans une marche progressive vers le tutti, le texte invite l’époux à se rassasier en permanence de l’amour que lui porte son épouse (Lass dich ihre Liebe allerzeit sättigen) et de se réjouir toujours de son amour (ergetze dich allewege in ihrer Liebe). Une sorte d’hymne à la fidélité (à l’épouse et, dans une autre dimension, au Christ). L’amour conjugal devant être, comme le clame Luther dans son sermon, « la plus pure et la plus grande de toutes les formes d’amour ». La musique de Schütz le proclame. Les cornets le carillonnent. Les trombones le scandent tandis que les lignes vocales exaltent la joie d’aimer dans d’étourdissantes vocalises (ergetze dich/ réjouis-toi). Et c’est sur un refrain euphorique que les mariés font leur entrée dans leur nouveau statut social.

LA MORT
Les rites funéraires jalonnent un nouveau chemin de passage. Pour van Gennep, l’essentiel tient en peu de mots : « un individu qui faisait partie du monde des vivants le quitte pour aller s’agréger à un autre monde, celui des morts… Le catholicisme… a magnifié ce processus dans le service funèbre… Ce service … se subdivise en stade de séparation de l’âme d’avec les vivants, en stade secondaire de marge dans l’église, sous le catafalque, et en agrégation au monde des âmes, avec sa réception par les anges ». Plus généralement, pour les familles ou les sociétés laïques, le processus se décline en plusieurs étapes. De notre point de vue, Lambert Colson en illustre quelques-unes : l’agonie, la veillée mortuaire, la mise en bière, les convois funéraires, les cérémonies à l’église et/ ou au cimetière, les cérémonies commémoratives.

L’agonie
Avant de rendre son dernier souffle, le cœur du mourant est rempli du désir de mourir en paix (Herzlich thut mich verlangen nach einem selgen End/ J’aspire de tout cœur à une fin heureuse). Ces mots ouvrent la première des onze strophes du geistliches Sterbelied (chant spirituel pour les mourants) que le pasteur et poète Christoph Knoll (1563-1621) compose durant la terrible épidémie de peste de 1599. En 1613, dans le recueil Harmoniae sacrae qu’il publie, Hans Leo Hassler (1564-1612) associe le texte à une mélodie existante. Celle d’une chanson d’amour du XVIème siècle intitulée Mein G’müt ist mir vewirret, das macht ein Jungfrau zart (J’ai l’esprit confus, cela rend une vierge tendre). Loin d’une chanson leste, l’élégie d’un amoureux éconduit. Ou, plutôt, d’un pécheur qui implore la Vierge car la première lettre des cinq strophes de ce poème acrostiche forment le nom MARIA. D’autres textes seront portés par cette mélodie. Notamment le choral O Haupt voll Blut und Wunden (O tête couverte de sang et de plaies) de Paul Gerhardt (1607-1676) dont Bach glissera cinq strophes dans sa Matthäus-Passion, BWV 244 (1727). Bien plus tôt, dans ses années de jeunesse, probablement à Weimar entre 1708 et 1717, Bach avait bâti le choral pour orgue BWV 747 sur cette mélodie. Ici, la voix mélodique est confiée à un cornetto mutto et les voix inférieures à l’orgue. Cette distribution a pour effet d’augmenter la densité émotionnelle de cette mélodie dont l’ornementation est chargée d’affects. D’autant que le timbre si poignant du cornet sublime ces « motifs connus de la rhétorique musicale baroque sous le nom de suspirationes (soupirs), dans lesquels une phrase commence après une courte hésitation » (Grantley Mcdonald). Un souffle de paix et d’harmonie emporte le dernier soupir du mourant.

La veillée mortuaire
Pour Luther, la mort n’est pas une fin. Juste un passage. « On doit regarder la mort d’un chrétien avec d’autres yeux qu’une vache qui regarde une nouvelle porte » indique-t-il, le 18 août 1532, dans le sermon funèbre en hommage au prince électeur Johann der Beständige (Jean Ier de Saxe dit « le Constant » - 1468-1532). Depuis le sacrifice du Christ, avait-il déjà précisé dans l’oraison funèbre de Friedrich der Weise (Frédéric III de Saxe dit « le Sage » (1485-1525), le frère aîné du précédent), la mort doit être considérée comme « un sommeil : tu ne dois pas craindre que cet homme éprouve des souffrances ou qu’il s’afflige comme toi, mais il se repose et se tait ». En somme, notre foi doit nous apprendre « à voir la mort non pas dans le tombeau et le cercueil, mais en Christ » (Sermon 1532). Et voir la mort en Christ, décode Matthieu Arnold, signifie que le défunt « ressuscitera avec un corps glorieux » (Les oraisons funèbres de Martin Luther, Revue d’Histoire et de philosophie religieuse, 2016).

Pour autant, le réformateur reconnaît aux vivants le droit à l’affliction : « L’Ecriture sainte ne tolère pas seulement, mais elle loue et approuve ceux qui sont affligés et pleurent les morts » (Sermon, 1532). A l’image du roi David, de Christian Brehme (1613-1667) et de Dietrich Buxtehude que nous imaginons au chevet de la dépouille de leur défunt pour accompagner son âme de leurs pensées et de leurs sentiments. Pure fiction, bien entendu.

Absalom est le troisième fils de David, roi d’Israël. Se sentant écarté de la succession royale, il fomente une révolte mais est mis en déroute. Dans sa fuite, sa longue chevelure est prise dans les branches d’un arbre. Découvert par le général Joab, et en dépit des directives royales, il est exécuté. Apprenant sa mort, « le roi frémit. Il monta dans la chambre supérieure de la porte et se mit à pleurer ; il disait en sanglotant : « Mon fils Absalom ! mon fils ! Mon fils Absalom ! que ne suis-je mort à ta place » (Deuxième Livre de Samuel, 19, 1). Ces paroles, dans leur version latine, Heinrich Schütz les saisit pour composer le treizième des vingt concerts assemblés dans le Premier Livre de ses Symphoniae sacrae (1629). Toutes portent la marque du lieu de leur composition : Venise.

Dans sa dédicace à Johann Georg von Sachsen (1585-1656), le musicien assure avoir mis tout son esprit et ses forces (ich habe Geist und Kraft angewandt) pour lui offrir un recueil qui puisse plaire aux goûts modernes (suchte modernem Geschmack… zu gefallen) grâce à l’emploi de tournures découvertes lors de son second voyage d’étude en Italie. Il y rend un hommage appuyé à son maître de cœur, Giovanni Gabrieli (1557-1612). S’il n’y cite pas nommément Claudio Monteverdi (1567-1643), c’est pourtant auprès de lui qu’il a appris le nouvel art du chatouillement musical (neuartigen Kitzel). Dans Fili mi Absalon, SWV 269, l’influence de Monteverdi est sensible dans la partie confiée au basso solo. Autant que celle des canzoni de Gabrieli dans les lignes distribuées aux quattro tromboni. Ainsi, le « concerto sacré » de Schütz pourrait-il être le fruit d’une synthèse des enseignements de ces deux prestigieux pédagogues.

Dans un long prélude, un consort de trombones décrit la scène. Leur sonorité cuivrée oriente vers un lieu prestigieux : le palais de David. Le timbre lugubre des instruments éclaire son intérieur à la manière d’une lampe sépulcrale. L’atmosphère est lourde. Les couleurs sombres. Les entrées successives en imitation serrent le cœur tandis que les brusques accélérations font couler les larmes de David. Peu à peu, la ligne mélodique s’imprime dans l’esprit avant même que la basse ne la recouvre de mots. Porté par le seul continuo, voici David. Il réclame son fils. La ligne vocale est projetée dans les aigus (fili mi/ mon fils), puis s’effondre lorsqu’il le nomme, dans un Absalon déchirant. Elle se répète ensuite, mais sur une descente chromatique obscurcie par des dissonances. Et c’est seulement au cri d’Absalon que les cuivres se rangent à ses côtés. Une exclamation pathétique que le grave éclatant de Geoffroy Buffière fait vibrer d’émotion avant de s’engourdir sous l’effet de la douleur. Tandis que David s’assombrit, les trombones s’épanchent dans un fugato fiévreux. « Une danse macabre instrumentale » suggère, fort justement, Grantley McDonald (notice). Puis ils se taisent. Dans le plus pur stile rappresentativo monteverdien, David interroge : Quia mihi tribuat ut ego moriar pro te (Qui m’accorderait que je meure à ta place) ? Ce passage, assez proche d’un récitatif, épouse le caractère dramatique du texte. Dramatisme relevé par le coloris que produit l’accumulation des dissonances. Par la répétition compulsive de la volonté de mourir (moriar). Surtout, par la musicalité expressive du chant. Finalement, le tutti sombre dans le deuil, entourant un père qui pleure la mort de son fils. Avant de s’enfermer dans l’obscure profondeur du désespoir.

Changeons d’époque. Le 21 septembre 1652, Anna Margaretha Brehme (1619-1652) décède. Fille du secrétaire particulier du prince électeur, Gabriel Voigt, elle avait épousé, en 1641, le poète, bibliothécaire de la cour électorale de Saxe et conseiller municipal (et futur maire-gouverneur) de Dresde, Christian Brehme. Très tôt, alors qu’il n’était encore qu’étudiant, Brehme compose et publie ses poèmes. Suivront un roman novateur, un guide sur l’écriture de courtes lettres et, une première en Allemagne, la traduction de plusieurs parties de la Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321). Après onze années de mariage, le décès de son épouse lui inspire cinq strophes d’une émouvante beauté : O meine Seele, warum bist du betrübet (Ô mon âme, pourquoi tant de tristesse) ? Son poème est, en quelque sorte, le reflet du Livre de Job, l’archétype du Juste dont la foi est mise à l’épreuve par Satan, avec la permission de Dieu. Comme le personnage biblique, Brehme finira par se résigner dans la cinquième strophe de son poème. Heinrich Schütz met en musique ce cantique funèbre pour quatre voix mixtes a cappella. Tout au long de ces cinq strophes, les lignes vocales sont immuables. Pourtant, loin de toute morne redondance, avec une véritable intelligence émotionnelle et une authentique empathie, le groupe vocal insuffle à chaque vers un supplément d’âme. Lambert Colson ne retiendra que les trois premières strophes (seule la première et la troisième sont proposées, avec leur traduction, dans le livret à consulter sur le site de Ricercar).

Dans la première, Brehme s’entretient avec son âme (Ô meine Seele). Il se dresse contre une injustice : tu as tant aimé ton Dieu, l’interpelle-t-il ; pourtant il vient de te priver du but auquel tu aspirais depuis si longtemps (dein frommer Gott… hat dir verkehrt dein langgehofftes Ziel). Par ses nuances d’intensité et de rythme, par son accent expressif, un petit chœur (Schütz nomme Favoritsänger les meilleurs chanteurs qui le composent) de quatre solistes explorent les sentiments contradictoires qui tourmentent le veuf. Une grande tristesse, une vitalité qui se dissout dans de longues tenues de note (betrübet/ triste). Un sentiment de trahison qui l’accable, toujours en notes longues, lorsqu’il constate que la protection divine a fait défaut au moment où il avait besoin d’être protégé (beliebet). Mais aussi de l’indignation, de la révolte qui s’exprime par une succession d’allitérations cinglantes (Glass zerrissen/ (les larmes ont) déchiré tes yeux) ou tranchantes (scharfen Tränenschmerz zerbissen/ mordu par une douleur aiguë). Dans la seconde strophe, l’expressivité cède la place à un chant sans réelles aspérités alors que certains mots l’auraient permis. Comme verletzt/ blessé, Todespfeil/ flèche mortelle, ou unsrer beiden Herzen/ nos deux cœurs. Peut-être Lambert Colson entendait-il se concentrer sur le sentiment d’accablement qui anéantit le poète. De fait, celui-ci s’estime victime d’une volonté divine (du hast mir ja zerschnitten/ tu m’as dépecé… évoquant son épouse qui lui a été arrachée). Dans le dernier vers, il indique la cause de son deuil. Un double deuil puisqu’il a perdu son épouse lors d’un accouchement douloureux qui a également été fatal à l’enfant à naître (das ungeboren ward getödt mit Schmerzen). Dans la troisième strophe, il songe à son épouse (mein Schatz/ mon trésor). Avec les autres chanteurs, les Favoritsänger constituent maintenant ce que Schütz nomme le Kapellchor. En d’autres termes, le tutti. Il souffre autant de son absence que de l’impossibilité de la revoir ici-bas. Pourtant, il se met à rêver du jour où ils se retrouveront et pourront vivre ce dont l’existence terrestre les a privés : was uns im Leben nicht ward gegeben, zu schauen, küssen und zu lieben (se regarder, s’embrasser et s’aimer). La partie enregistrée s’achève sur ce songe d’une vie heureuse promise lorsque les corps endormis se réveilleront. Le poème se poursuit cependant. Pour s’achever par une réconciliation avec Dieu, reconnaissant que ses doutes étaient l’œuvre de Satan. L’interprétation que nous proposent Heinrich Schütz et Lambert Colson a ceci de remarquable qu’elle ajoute à la prosodie d’un poème d’une grande beauté, une poésie sonore dont les harmonies apaisantes viennent essuyer les larmes qui coulent du poème.

Le 22 janvier 1674, Johannnes Buxtehude (1601-1674) meurt au domicile de son fils, Dietrich. Le deuil inspire au musicien un Klag-Lied (chant de déploration). Une élégie dans laquelle il sublime le choc causé par la séparation (strophes 1 à 4), évoque les dernières paroles de son père (strophe 5) et se figure sa vie nouvelle dans l’au-delà (strophes 6 et 7). Lambert Colson n’a retenu que les deux premières et les deux dernières strophes de ce poignant Sterbelied.

Tout, dans cet opus, parle des rapports qu’entretient Buxtehude avec la mort. A son époque, certaines familles, parmi les plus fortunées, font imprimer et distribuer l’homélie prononcée lors des funérailles (Leichenpredigten) pour « présenter… au lecteur, en la personne du défunt, un modèle de « bonne mort », mais aussi de vie chrétienne », rapporte Patrice Veit (in Jean Delumeau, La Religion de ma mère, 1992). C’est exactement dans cet esprit que Buxtehude publie son Sterbelied.


Fried-und Freundenreiche Hinfarth – page-titre de l’édition publiée par Dietrich Buxtehude en hommage à son père (1674)

Quels messages condense-t-il dans la page-titre de son recueil ? A l’évidence, ce chant d’adieu constitue l’hommage d’un fils à son père (« à son père aimé de tout cœur ») et d’un musicien à un autre musicien (« très honoré, très estimable et grand artiste… qui fut 32 ans organiste en la ville royale d’Elseneur »). Mais il s’adresse également aux vivants. Leur proposant un ars bene moriendi (art de bien mourir) copié d’un autre modèle, celui « du très pieux vieillard Siméon » (Luc, 2, 22-32). Modèle, affirme le musicien, qui a guidé son père à l’heure de sa « mort bienheureuse… dans la paix et la joie ». Maintenant, le défunt a quitté « ce monde d’angoisses et d’inquiétudes… (et est) retourné vers son Rédempteur (ce à quoi il aspirait vivement de longue date) ». Dans son propos, nulle mention à la peine ressentie par les proches. D’ailleurs, le titre ne leur concède aucune place : Fried-und Freudenreiche Hinfahrt (Départ dans la joie et la paix). Pour entendre parler les émotions, il faut ouvrir le cahier. Pour s’apercevoir que celui-ci contient deux pièces. La première, une suite de deux contrapunctus enrichis, chacun, d’une evolutio (BuxWV 76/1), représente la joie de Siméon. Sur un texte et une mélodie de Luther (Mit Fried und Freud’ich fahr dahin/ Je pars maintenant dans la paix et la joie), elle avait été composée à l’occasion de la disparition, le 17 février 1671, du théologien Meno Hannecken (1595-1671), le père de l’un de ses amis. La seconde, celle qui est enregistrée, raconte le chagrin qu’occasionne la disparition d’un père. Finalement, dans un même recueil, le discours officiel côtoie le témoignage du cœur.

Contrairement à l’usage qui désigne généralement une pièce par son incipit (les premiers mots du texte), cet aria strophique est titré Klag-Lied. Sans doute Buxtehude entendait-il marquer ainsi le caractère singulier et intime de son hommage. L’élégie est confiée à une voix du dessus accompagnée par deux instruments (non précisés ; ici deux violes), le tout soutenu par l’orgue du continuo. Voix et instruments constituent les deux pôles de cette lamentation. Mais attention. Pour un esprit religieux comme l’est celui de Buxtehude, une lamentation n’est pas une complainte qui finirait tragiquement. C’est dans l’esprit du Psaume 22/21 (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ») que son texte, son écriture musicale et la distribution montrent comment la supplication s’achève en louange divine. Certes, de bout en bout, le pôle instrumental incarne la douleur. Par le choix de la tonalité en mi mineur (E-moll), d’abord. Dans Das neu-eröffnete Orchestre (1713), Johann Mattheson (1682-1764) lui attribuera différents caractères : pensif, profond, attristé, affligé (pensif, tieffdenckend, betrübt und traurig). Le reflet exact de l’âme de Buxtehude, en quelque sorte. Par l’instruction donnée aux instruments de jouer leur partie en trémolo. « C’est la figure de rhétorique musicale alors codifiée comme timor et tremor, la crainte et le tremblement. Devant la mort, et devant Dieu, maître de la vie et de la mort », note Gilles Cantagrel dans sa biographie du compositeur (Fayard, 2006). Enfin, par l’absence de sinfonia et de ritournelles instrumentales. Figurant ainsi le dénuement du compositeur face au mystère de la mort. En revanche, au fil des quatre strophes enregistrées, la voix passe des larmes au sourire. Certes, les lignes mélodiques sont mouvementées, s’étirant sur près de deux octaves. Ponctuellement criblée de dissonances, elles portent les marques de l’affliction. Tout comme le continuo, meurtri par la douleur de la séparation. A titre d’exemple, suivons la courbe qu’emprunte la première strophe. Dès les deux premières notes, la voix chute brutalement pour faire entendre que la mort vient de trancher le lien qui unissait, jusque-là, le fils à son père (Musz der Tod denn auch entbinden). Puis, comme dans un battement d’ailes, la ligne vocale emporte l’âme paternelle dans les profondeurs. S’ensuit un cri de douleur, une ascension chromatique dans les aigus : Musz sich der mir auch entwinden (faut-il que l’on m’arrache). Mais déjà, le souvenir des liens affectifs rompus accable le compositeur (der mir klebt dem Herzen an/ celui à qui mon cœur était attaché). Enfin, la musique des deux derniers vers semble revivre l’agonie du père : sa souffrance (vocalise incisive sur herbes/ âpreté), ses derniers instants (le battement d’un trille fait vibrer tödlich, à l’image du corps qui se fige) et le dernier souffle qui s’échappe de sa poitrine (longue tenue de note sur Brust). La seconde strophe fait l’éloge des pères, des enseignements qu’ils prodiguent et de l’estime que leur porte der Höchste (le Tout-puissant) pour le travail éducatif qu’ils accomplissent (Unsre Herzen sind die Väter/ nos pères sont nos cœurs). Sans transition, Lambert Colson nous projette dans l’au-delà. En compagnie des âmes accueillies auprès des anges. Buxtehude ne modifie ni l’harmonie, ni la mélodie, ni le rythme. C’est à l’interprète, par de subtiles nuances et par la magie des intonations, de souligner que la page de la lamentation est tournée et que s’ouvre maintenant celle de la félicité. Alice Foccroulle habite ces émotions et les restitue avec délicatesse. Jusqu’à cette dernière strophe, lorsque sa voix susurre une douce et paisible berceuse en songeant au musicien qui a désormais rejoint des Himmels-Chor (le chœur céleste).

La mise en bière
Dans son histoire des cérémonies d’église en Saxe, le pasteur Christian Gerber évoque cette étape du processus funéraire au cours duquel le défunt est placé dans son cercueil ou, anciennement, sur une civière (Bahre qui fait écho à « bière »). L’usage veut que la dépouille y soit placée reinlich angezogen (proprement vêtue), tient-il à préciser. Cette mise en bière ne se justifie pas seulement parce que telle était la coutume des Juifs (citant l’inhumation de Joseph rapporté dans le livre de La Genèse 50,26). Mais parce que nos tombes sont nos chambres à coucher (weil unsere Gräber Schlaff-Kammerns seyn). Ne dormons-nous pas dans des chambres et sur un lit fabriqué avec de la paille et des plumes (weder Stroh-und Feder-Betten zu finden seyn) ? Ainsi, conclut-il, devons-nous déposer nos morts dans des lits de bois (höltzern Bette) pour qu’ils puissent y trouver le repos.

Ce que fit Joseph d’Arimathie après avoir réclamé le corps du Christ : « il prit le corps, le roula dans un linceul propre et le plaça dans le tombeau tout neuf ». Martin Mayer (1642 ? -1712 ?) met en musique une paraphrase poétisée de l’épisode évangélique raconté par Matthieu (27,59).

Que savons-nous du compositeur ? Peu de choses, à vrai dire. De manière indirecte, Paulina Halamska livre quelques modestes éclairages (The Activity of Tobias Zeutschner… a composing career in Protestant Breslau). Au XVIIème siècle, la communauté protestante de Breslau (Wroclaw) dispose de trois églises. Deux sont situées dans la ville ancienne ; la troisième, dans la ville nouvelle (Neustadt) : l’église de l’ancien monastère saint Bernardin de Sienne. A chacune de ces églises est adossée une école. Un gymnasium pour les deux premières ; pour la Bernardin-Kirche, une école latine (Lateinschule zum Heiligen Geist / école latine du Saint Esprit, encore appelée Schola Neapolitana en mémoire de Jean de Capistran (1386-1456), le fondateur napolitain du couvent). Ecole dans laquelle Martin Mayer a enseigné. Au sein de chaque école est constitué un ensemble musical confié à un cantor auquel sont adjoints un organiste et son second (Positvschläger). Martin Mayer a exercé cette dernière fonction en l’église Sainte Marie-Madeleine avant d’être nommé organiste de la Bernardin-Kirche, en 1671. Le corps des musiciens réunit plusieurs groupes : les Choralisten (solistes) choisis parmi les chanteurs les plus expérimentés du Choralknaben (chœur de garçons) ; les Musicanten dont un Bassgeiger (littéralement, instrument à corde émettant des sons graves) et des Stadtpfeiffer (musiciens de ville). C’est aux commandes de ce type d’ensemble que Martin Mayer a exercé ses talents. Nous imaginons volontiers que son motet Da der Tag ein Ende nahm (Comme le jour touchait à sa fin) aura été créé durant la Semaine Sainte (plus précisément le Samedi saint) par deux Choralisten et huit Stadtpfeiffer. Ici, ce sont les voix de Griet de Geyter et de Bart Uvyn ainsi qu’un effectif renforcé de trombones qui nous enchantent.

Le chœur des trombones (que l’on nommera Equale au XIXème siècle pour désigner un ensemble constitué d’instruments similaires) dresse la toile de fond. Couleurs sombres dominantes : couleurs du deuil. Mais du deuil d’un prince dont les cuivres font résonner gravement le souvenir de sa majesté. La toile sonore s’anime peu à peu. Image du désarroi que suggère l’étirement de plaintes sonores. Larmes de tristesse ou d’incompréhension que fait couler une suite de notes répétées. Dernières touches pour représenter la résignation par une harmonie onctueuse et ténébreuse. Apaisante, aussi. Comme ce lamento en forme de berceuse que chantent les deux solistes. Dans un calme suave, ils contemplent le jour déclinant. Puis, par des tenues de note, ils signalent la présence de deux personnages au centre du tableau : Jésus et Joseph. Joseph détache Jésus de sa croix. Maintenant, le tableau s’anime. Dans le stile rappresentativo alors en vogue, les deux derniers vers du texte sont finement fractionnés. Un parlando (le chant parlé des opéras) fait mention de la coutume juive. Ensuite, dans un passage figuratif se coulant sur une descente chromatique, les solistes déposent délicatement le corps dans la tombe. Une dernière fois, une ritournelle instrumentale salue le corps. Nouveau passage expressif : avec un saut dans l’aigu (mit Tüchern/ d’un drap), les voix crient leur affliction au moment de recouvrir le corps d’un linceul. Enfin, sur le ton de la proclamation, ils authentifient l’événement en citant la source (wie Mathaüs zeigt/ comme le montre Matthieu).

Le cortège funèbre
Ecoutons, à ce propos, le pasteur Gerber. Le jour de l’inhumation, la famille, les amis et les invités se rassemblent dans la maison du défunt (Trauer-Haus/ maison mortuaire). Ils sont rejoints par le pasteur (en ville, par plusieurs prédicateurs), l’instituteur (Schulmeister) accompagné de ses écoliers. Ces derniers chantent devant la maison un ou plusieurs chants funèbres (Sterbelieder). Puis la procession se met en marche dans un ordre précis : une grande croix ouvre le cortège, suivie du cercueil, puis d’un enfant portant une petite croix qui sera déposée sur la tombe. Viennent ensuite les proches avant les autres invités. D’abord les hommes. Les femmes ensuite. Encore que, dans certaines régions comme le Mecklembourg ou des grandes villes comme Rostock ou Güstrow, les femmes ne sont pas invitées à la procession parce qu’elles provoquent « toujours » (dit le pasteur) des querelles de préséance (weil es wegen des Ranges immer Verdruss gesetzt). C’est dans cet ordre qu’ils se dirigent vers le cimetière.

Les circonstances exactes de la composition du motet O Jesu Christ, meins Leben Licht (O Jésus Christ, lumière de la vie) BWV 118 ne sont pas établies. Pour les experts, Bach aurait griffonné les trois feuillets de la première version autographe (celle de notre enregistrement) vers 1736-1737. L’instrumentarium et l’écriture très travaillées des parties vocales suggèrent qu’elle était destinée à un événement social marquant. Comme les funérailles d’un officiel. Peut-être celles de Christian von Sachsen-Weissenfels (1682-1736), mort le 28 juin 1736 et inhumé dans la crypte princière de la Schlosskirche Neu-Augustusburg de Weissenfels. Entre Bach et le duc s’était établi une relation d’estime réciproque. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) en témoigne lorsqu’il note, dans la nécrologie de son père parue dans la Musikalische Bibliothek (1754) de Lorenz Christoph Mizler (1711-1778) : « … le duc Christian de Weissenfels (l’a) particulièrement aimé et (l’a) récompensé de manière convenable ». D’ailleurs, depuis que le duc lui a conféré le titre honorifique de Hofkapellmeister, Bach apporte sa contribution musicale à l’animation des fêtes d’anniversaire de son bienfaiteur. Il paraît donc plausible qu’il contribue également à la célébration de ses obsèques. Il existe cependant d’autres hypothèses. Dont celle des funérailles, en décembre 1736, de Christian Weiss (1661-1736). Ce pasteur de la Thomaskirche de Leipzig qui aurait fourni au cantor le texte de plusieurs de ses cantates. Dans ce cas, notre motteto (mention annotée de la main de Bach sur la partition) aurait été chanté en procession par les jeunes chanteurs de la Thomasschule (appelés les alumni), accompagnés d’une délégation de Stadtpfeiffer, lors du transfert de la dépouille du pasteur, de la maison mortuaire au lieu de sa sépulture.

Le texte choisi compte quatorze strophes (une quinzième est ajoutée dans des éditions ultérieures). Son auteur : le pasteur et prédicateur de Breslau, Martin Behm (1557-1622). Un auteur prolifique qui, au terme de ses 36 années de ministère, comptera 480 hymnes à son actif. Dont celui qu’il insère dans la seconde édition de son Centuria secunda precationum rythmicarum (1611), précédé de l’intitulé suivant : « Prière pour un bon voyage de retour fondée sur les souffrances du Christ ». Son poème s’inspire d’une chanson d’adieu profane : Ich fahr dahin, wann es muss sein (J’irai, si cela est nécessaire). Publié vers 1455 par Wolfin Lochamer dans son Lochamer Liederbuch, ce Minnesang (chant d’amour) pleure la douleur de la séparation tout en continuant à croire aux retrouvailles. Behm reste fidèle à l’esprit de la chanson en transposant l’expérience amoureuse dans le registre de la spiritualité. Plus précisément, sur le thème de l’espérance.

Si Bach adopte le texte (la première strophe seulement), il n’en retient pas la mélodie. Compte tenu de l’urgence, il s’inspire plutôt, nous semble-t-il, d’une composition exécutée en janvier 1725 : le chœur introductif de la cantate Ach Gott, wie manches Herzeleid (Ah, Dieu, combien de tourments) BWV 3. D’ailleurs, à la simple écoute, plusieurs ressemblances s’imposent à l’oreille : la place importante attribuée aux instruments (en introduction, dans les intermèdes, en conclusion), la mélodie du choral chantée en valeurs longues (par les basses pour BWV 3 et les soprani pour BWV 118) ou les volubiles lignes contrapunctiques que tressent les trois autres pupitres vocaux. En revanche, parmi les différences notables figure l’instrumentarium. En effet, le motet BWV 118 mobilise uniquement des instruments d’extérieurs : cornets et trombones. Probablement ceux de l’orchestre municipal. Le compositeur leur associe deux « litui » obligés. De quel instrument peut-il s’agir ? Dans le second tome de son Syntagma musicum – Theatrum Instrumentorum (1619), Praetorius fait entrer le « lituus » (précisant leur traduction italienne : Italis storti, cornamuti torti) dans la famille des Krumhörner que Mersenne traduit en « tournebouts ». Le corps de l’instrument est recourbé (torti) dans le bas et sa sonorité dégage une certaine douceur. Le Banchetto musciale (1617) de Schein s’achève sur une pavane écrite pour quatre Krumhörner. Probablement l’une des dernières partitions écrites pour cet instrument tombé dans l’oubli. En constituant son effectif instrumental, Lambert Colson opte pour deux très rares corni da tirarsi (cors baroques à coulisses) que servent admirablement Anneke Scott et Alain de Rudder.


Michael Praetorius, Theatrum Instrumentorum (1619) - Krumhörner

Le prélude instrumental annonce, en quelque sorte, la distribution vocale. Le cornet trace la ligne mélodique tandis que les « litui » et les trois trombones en fleurissent le parcours. Le rythme est alerte, mêlant l’affliction à l’exaltation, la douleur de la séparation transcendée par l’espérance d’une vie nouvelle. Les sonorités dégagent une atmosphère en clair-obscur. L’un des trombones dicte le rythme de la marche dans les graves tandis que l’aigu des autres instruments éclaire le chemin qui mène au lieu du repos du corps. Les voix se succèdent maintenant en ordre serré. Les soprani entonnant le cantus firmus en valeurs longues. Posant, en quelque sorte, les fondements de la polyphonie. Fondements non contraignants car les trois autres voix s’en écartent souvent, le devançant ou le poursuivant. Comme si le cantus firmus représentait le chant des hommes et que les autres voix parlaient déjà d’un autre monde. Dans le premier vers, celles-ci s’amalgament, s’entremêlent, jusqu’à former une pâte sonore d’apparence confuse. Pourtant, lorsque les lignes se croisent, deux mots paraissent : Christ et Lebenslicht. Le message est clair : le Christ va éclairer le passage qu’emprunte le défunt vers sa nouvelle vie. Premier interlude instrumental. Puis, dans un effet de cascade que met en évidence l’écriture en imitation, les voix font retentir successivement les épithètes divines : mein Hort, mein Trost, mein Zuversicht (mon refuge, mon réconfort, mon assurance). Nouvelle pause instrumentale. Cette fois, les entrées s’étirent, comme si le poids des péchés ralentissait leur marche. D’autant que le motif chromatique les entraîne vers la terre. Avant de s’incliner en reconnaissant humblement leur statut d’invité (Gast) sur cette terre. Le temps d’une ritournelle instrumentale et les voix poursuivent leur examen de conscience. Pourtant, c’est dans une atmosphère paisible que le pécheur mesure le poids de ses péchés. Car, comme l’amoureux du Minnesang, le chrétien espère. Dans l’ultime strophe de cet arrangement de choral, il l’exprimera avec bonheur : « je chanterai avec les anges… et verrai toujours clairement ton visage ».

Un siècle plus tard, le 29 mars 1827, une composition de Ludwig van Beethoven (1770-1827) accompagne son propre cortège funèbre. Car c’est au rythme ténébreux des Equale N°1 et N°3 (du latin voces aequales, pièces courtes reposant sur des accords, interprétées par des voix ou instruments égaux ou identiques) que plusieurs milliers d’anonymes marchent derrière la dépouille du compositeur, de sa dernière demeure jusqu’à la Dreifaltigkeitskirche (l’église de la Trinité) de Vienne.

Quinze ans plus tôt, Beethoven avait composé Drei Equale für vier Posaunen (Trois Egaux pour quatre trombones) WoO 30 à la demande de Franz Xaver Glöggl (1764-1839), le Stadtkapellmeister de Linz. Les trois pièces ont résonné pour la première fois le jour de la fête des morts, le 2 novembre 1812. Car il était courant, en Autriche, de faire sonner des ensembles de trombones du haut des tours et des clochers d’églises (la musique de tour) comme dans les cimetières, particulièrement à la Toussaint. Leur emploi s’étend aux obsèques, indique le Kirchenmusik-Ordnung (Règlement sur la musique d’église) publié en 1828 par Glöggl : « pour les funérailles de première classe, l’arrivée du clergé sera annoncée par une courte musique de deuil (Equale) jouée sur des trombones ou d’autres instruments à vent. Cela marquera le début du service funèbre ». Et d’ajouter : « Pendant la procession, (cette musique de deuil) sera jouée en alternance avec un Miserere choral à trois ou quatre voix jusqu’à l’arrivée à l’entrée de l’église ou du cimetière ».


Franz Xaver Glöggl – Kirchenmusik-Ordnung, 1828

C’est dans l’ordre indiqué par Glöggl que retentit la musique funèbre de Beethoven. En effet, les deux Equale pour un quatuor de trombones sont soufflés en alternance avec un arrangement de leur partition pour chœur d’homme à quatre voix. Le compositeur et chef d’orchestre Ignaz Xaver von Seyfried (1776-1841) y avait fixé le premier et le troisième couplet du Miserere (Psaume 51/50).

Martin Mayer nous avait préparé aux sonorités singulières des Equale. Lorsqu’il accepte la commande de Glöggl, Beethoven n’avait pas encore pratiqué ce genre musical. Ce que semble confirmer le témoignage du fils du Stadtkapellmeister, Franz Xaver (1796-1872). Celui-ci raconte que son père avait convoqué trois trombonistes locaux pour lui en donner un aperçu : « après quoi Beethoven s’est assis et en écrit un pour 6 trombones », note-t-il dans ses Mémoires. Si cette première esquisse est perdue, elle sera suivie des trois égaux inscrits à son catalogue dans la catégorie des œuvres non numérotées (WoO signifiant Werke ohne Opuszahl/ œuvres sans numéro d’opus).

Sébastien Kemmer, doctorant à l’Université d’Oxford et professeur de trombone au Conservatoire Royal des Pays-Bas, les a expertisés, sur un plan musicologique, dans son article titré : Le choral sublime : une étude de Drei Equale de Beethoven (in Music & Practice). Nous y renvoyons notre lecteur. Pour ce qui nous concerne, soulevons plutôt le voile du langage technique pour laisser notre ressenti explorer leur monde intérieur.

D’emblée, la partition évoque le style ancien du choral harmonisé. D’un chapelet d’accords soufflé par les trombones se dégage une harmonie qui procure une sensation de plénitude, une impression instantanée de grandeur. Ce qu’Emmanuel Kant (1724-1804) nomme « le sublime » dans sa Critique de la faculté de juger (1790). Une grandeur absolue dans ce qu’elle a d’impressionnant et qui nous contraint à l’humilité. N’est-ce pas justement l’empreinte que nous laisse l’écoute du premier Equale ? Il n’a ni début ni fin. Ni sinfonia d’ouverture, ni véritable péroraison. Juste une invocation qui peut se répéter à l’infini pour appeler la miséricorde infinie de Dieu sur chacun des défunts. Car, dans la musique des XVIIème et XVIIIème siècles, la sonorité cuivrée des trombones évoque souvent l’infiniment grand. « La voix de Dieu », résume Sébastien Kemmer, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus solennel. A l’opposé, l’infiniment petit. Dans ce lamento sans paroles, il se devine dans les jeux de nuances et d’accentuations tandis que les frottements sonores témoignent du tourment de l’homme qui se présente devant Dieu. Chantant un Miserere ou allongé dans son cercueil.

Les quatre premiers accords forment un segment séparé du reste par un silence. Joués piano sur instruction du compositeur, ils matérialisent la distance entre l’humble pécheur et son Dieu. Puis, comme dans des volutes de fumées d’encens, le flux expressif s’enfièvre. Degré après degré, il mène à un point culminant duquel retentit d’abord une plainte. Suivie d’une clameur, cette fois en forme de cri déchirant emporté par un fulgurent mouvement crescendo qui jaillit sforzando (nuance renforçant le son d’un accord), comme l’a commandé Beethoven. Après cela, la prière initiale est renouvelée. Mais cette fois, elle s’éteint sur une ligne descendante, tourmentée par des variations brutales de nuances (du fortissimo au piano) et chargée d’altérations qui communiquent une sensation de peur. Dans sa version instrumentale, le premier Equale prend donc des allures d’appel de détresse. Sa transposition pour chœur d’homme a cappella ne trahit pas ce message. Le désarroi s’exprimant à la fois par la multiplication obsessionnelle du mot Miserere (aie pitié) et par les frottements sonores altérant misericordia (ta miséricorde). Comme si, à l’heure fatidique, le pécheur était saisi par le doute sur son sort ultime. On ne pouvait mieux exprimer la Gottesfurcht, la crainte qu’inspire le Dieu du Jugement dernier.

Si, dans le premier Equale, les consignes de nuances et d’accentuations abondent, le troisième en est dépourvu. A peine une indication de tempo (poco sostenuto). Par ailleurs, il est plus bref et d’une conception plus simple. Et sa dynamique est bien moins expressive. A peine une dissonance déchire-t-elle peccato (péchés) pour en souligner le caractère funeste. Pour le reste, le cours est fluide. Presque paisible. A l’image du fil de l’eau qui va laver le pécheur de ses méfaits.

Cérémonie d’inhumation
La procession nous a mené au cimetière. Lieu que le pasteur Gerber nomme Gottes-Acker (littéralement, le champ de Dieu). Luther l’avait désigné sous le vocable de Schlafhaus (dortoir) ou de Ruhestatt (maisons de repos). Dans cet espace dorment les corps des défunts dans l’attente de leur résurrection.

Arrivé près de la tombe, le cercueil est ouvert une dernière fois pour que la dépouille puisse être vue. Il est ensuite scellé pendant que l’assistance chante l’hymne Nun last uns den Leib begraben (Enterrons maintenant le corps). Le pasteur le bénit avant la collecte funéraire (Begräbniss-Collecte) destinée au célébrant ou distribuée aux pauvres. Puis la procession se reforme pour se rendre à l’église (si une homélie est prévue) ou au domicile du défunt. L’oraison funèbre (Leich-Predigt) peut être organisée le jour-même ou dans les jours suivants. Un moment essentiel. Non plus pour le défunt auquel elle ne sera d’aucun secours, observe le pasteur. Mais pour réconforter ceux qui sont dans la peine et élever leur cœur. Par ailleurs, « les obsèques paraissent la manifestation la plus appropriée pour instruire les vivants sur les fins dernières », constate Bernard Vogler (La législation sur les sépultures dans l’Allemagne protestante du XVIème siècle, in Revue d’histoire moderne et contemporaine – avril-juin 1975). Un moment capital, notamment pour les communautés paroissiales qui ne bénéficient pas d’une prédication quotidienne, précise le pasteur Gerber.

Si le prêche remplit une fonction pédagogique, le chant peut y contribuer. Notamment dans ce concert spirituel aux accents de Requiem enregistré par Lambert Colson. Une Trauer-und Begräbniss-Music (musique de deuil et funéraire) composée par le directeur de la Hamburger Ratsmusik (littéralement musique du Conseil de la ville de Hambourg), Dietrich Becker (1623-1679), plus d’un mois après les obsèques de Johannes Helm (1599-1678) en la ville de Glückstadt. Ville fondée en 1617 par Christian IV de Danemark (1577-1648), près de l’embouchure de l’Elbe, pour entrer en compétition avec le port de Hambourg. Johannes Helm y exerce les fonctions de chancelier du duché de Schleswig-Holstein, alors sous domination danoise. Dans les dernières années de sa vie, ce juriste de formation a été un acteur de premier plan dans la gestion du duché ainsi que dans les discussions préparatoires de la Loi Royale de 1665 qui installe, au Danemark, une monarchie héréditaire absolue.

Dietrich Becker est alors un altiste réputé et un compositeur reconnu. Surtout pour sa musique de chambre. Lorsqu’il compose son hymne funèbre, il a déjà à son actif un catalogue diversifié composé de pièces instrumentales, sonates ou suites de danses où dominent les violons, d’une cantate profane, de plusieurs recueils d’airs (Lieder) et de chorals, des concerts spirituels et d’une Passion selon saint Jean. Ajoutons à la liste deux concerts spirituels (Geistliche Konzerten) en hommage à deux officiels du gouvernement danois : le noble et austère (HochEdlen und Gestrengen) Friedrich Lenten, le 13 décembre 1677 et Johannes Helm, le 15 août 1678.

Le texte du second concert (Es ist ein grosser Gewinn/ C’est une grande victoire) s’ouvre sur une paraphrase de la Première épître à Timothée (6, 6-7), dans la traduction de Luther. L’apôtre Paul y dénonce une existence dont le but se limiterait à l’accumulation de richesses. A la fois exorde et péroraison, ces deux versets inspirent à un auteur anonyme une méditation sur le sens de la vie et de la mort. La musique de Becker en fera l’exégèse tandis qu’il applique, sur son commentaire en forme de poésie, la structure d’un rondo. Pour lui donner davantage d’ampleur, Lambert Colson renforce l’instrumentarium de Becker (a 8 : 4 Voce 4 Instrumenti... à cordes) avec trois trombones.

Un choix d’autant plus judicieux qu’il donne à la Simphonia introductive une profondeur ténébreuse saisissante. La texture homophonique évoque celle d’un prélude de choral. Le grain est épais. Les tonalités granuleuses jouent sur le mélange des tonalités mineures et majeures. Le flux est brisé par des pauses. Les silences habités par l’émotion tandis que pleurent les ornements savamment façonnés par les interprètes.

Le chœur d’entrée se coule dans une fugue dont le mouvement ascensionnel exprime un sentiment d’accomplissement. Une forme manifestement conçue dans un but didactique. Sa pédagogie agit sur deux plans. D’abord en fixant l’ordre d’entrée des voix, il met en pratique leur symbolique traditionnelle : d’abord le cantus/ soprano (la confiance et la félicité), puis le ténor (l’espérance), suivi de la basse (la voix du Christ et des prophètes). Ces trois registres écrasant quasiment l’entrée de l’alto (l’âme meurtrie). A cette figuration de la foi par la distribution vocale s’ajoute un second signal : même si les entrées sont décalées, les lignes vocales se rejoignent toutes pour prononcer ensemble deux mots : grosser Gewinn (grande victoire). Un peu plus loin, mais dans la même phrase, un second terme se propage en écho : Gottselig (bienheureux). Enfin, la polyphonie éclaire la vertu du bienheureux auquel la foi en Dieu suffit (lässet ihm genügen). Le message délivré par le musicien étant désormais constitué, il est salué par une ritournelle proposant une variante instrumentale de la partition vocale. A la fois plus légère et plus lumineuse. Pour s’assurer que le message reste gravé dans l’esprit des auditeurs, Becker recourt à la pédagogie de la répétition. Tout en veillant à toujours surprendre. Ainsi, la fugue initiale semble être relancée, cette fois par le ténor et la basse. En pleine ascension, elle reste suspendue pour ouvrir le champ à deux déclarations sur un mode homorythmique : la première pousse le bienheureux (wer Gottselig ist) sur une ligne ascendante tandis que la seconde vocalise sa victoire (grosser Gewinn). La leçon se poursuit maintenant par l’explication du second verset. L’apôtre Paul y déclare que « nous n’avons rien apporté dans le monde et de même nous n’en pouvons rien emporter ». Simplement en surlignant, par leur redite, trois mots du texte, Becker illustre le texte de l’Epître par trois instantanés. Haben (avoir) : le pouvoir et la richesse. Offenbar (à l’évidence) : sa destinée échappe à la volonté humaine. Nichts (rien) : l’humain n’emportera rien dans l’au-delà. Il accommode ce simple mot de silences et augmente sensiblement la fréquence de ses répétitions. Le message est passé : la possession est une illusion.

Le commentaire musical du texte biblique étant achevé, commence la Trauer-Ode (l’ode funèbre) proprement dite. Ce poème se compose de six strophes séparées, à la manière d’un refrain, par une ritournelle instrumentale. Mue par un tempo enragé, la première strophe manifeste le dédain. Notamment lorsque Griet de Geyter vitupère, dans un hasse (je hais) expressif, ceux qui recherchent la richesse, les honneurs et les fastes (Reichthumb, Ehr und Pracht). Plus posément, Tomas Lajtkep trace les perspectives qui s’offrent aux humains : les cupides sont promis à l’enfer tandis que, dans un saut de septième rayonnant, il ouvre les portes du ciel à ceux qui ont renoncé aux biens périssables (nicht Rost noch Motten rührt). « L’âme meurtrie », revêtue d’un habit d’humilité, promet qu’elle se laissera désormais guider par la volonté divine (in solchen Schranken gehn). Bart Uvyn trouve ici le ton juste pour tracer ce chemin de soumission en traversant les tourbillons d’un monde mauvais (dem bösen Welt Gestümmel). Enfin, adoptant une posture combative, le timbre argenté de la basse promet la victoire à ceux qui trouvent leur plaisir dans la soumission en Dieu (Gottes fügen mein Vergnügen). Promesse offrant un réconfort divin qu’il enveloppe dans une vocalise. Voilà pour les généralités. Désormais, la pédagogie de la transmission devient pédagogie active. Chaque auditeur étant appelé à anticiper sa propre mort. D’abord en duo (soprano et ténor), les chanteurs retracent le fil de la vie. Malgré les entrées successives en imitation, les lignes vocales se rejoignent pour éclairer les deux extrémités du parcours terrestre : nackten Leib gebracht (je suis né nu) et Gute Nacht (je m’endors pour un sommeil provisoire). Dans un dernier élan de poésie, le duo s’attendrit sur le cercueil fleuri qu’il assimile au ventre maternel. La sixième strophe tient de l’allégorie. De fait, les motifs figuratifs qu’emploie le musicien suscitent une triple lecture. D’abord, remplaçant le continuo par le tutti instrumental pour soutenir la basse, il marque le caractère solennel de l’entrée dans l’au-delà. Ensuite, escortant le parcours du corps dans ce passage de la mort à la vie nouvelle, la ligne mélodique plonge dans les graves (ins GrabesHölle/ dans la tombe) avant de s’élever vers Dieu. Enfin, avec la reprise en apothéose de ce passage soliste par le tutti instrumental et vocal, il matérialise le moment sublime où une âme retrouve son corps (Seel und Leib zusammen fügen). Pédagogie oblige : la reprise des paroles de Paul fait office de péroraison à ce Requiem aux couleurs de l’espérance. Une traduction sonore de la formule qu’emploie Luther dans son Sermon sur la préparation à la mort : « Nous devons au moment de la mort dominer notre peur en sachant qu’après il y aura un espace immense et une félicité infinie ».

Les commémorations
Traditionnellement, admet le pasteur Gerber, les survivants laissent un tout dernier témoignage en l’honneur de leurs morts (die allerletzte Ehr-Bezeungung). Il note cependant le caractère injuste de cette pratique car seuls les riches possèdent les moyens d’entretenir des monuments (Grabmäler) alors que leurs défunts ne se sont pas forcément distingués par une vie de vertu. Finalement, le meilleur souvenir que laisse un mort ne serait-il pas celui d’une réputation honorable, s’interroge-t-il ?

Après la littérature du XVIème siècle, la musique a créé un genre musical spécifique destiné à saluer la mémoire d’un aîné : le Tombeau. « Que cette pièce soit uniquement instrumentale est sans doute à comprendre comme une conséquence du concile de Trente : l’église catholique interdit, en effet, l’exécution au cours des cérémonies funèbres de toute pièce écrite sur des paroles autres que liturgiques tandis que l’église luthérienne continuait de favoriser l’usage de cantates ad quem », explique Marie-Claire Mussat dans son article consacré au Tombeau dans la musique du XXème siècle (in Tombeaux et monuments, Presses universitaires de Rennes, 1993). Elle précise également la texture de ce genre musical singulier : « le Tombeau adopte la forme d’une danse lente, pavane d’abord, allemande ensuite, souvent en mineur, avec un rythme presque toujours brisé au figuralisme expressif ». Pour éclairer ce nouveau point de passage, Lambert Colson convoque la Paduana dolorosa de Samuel Scheidt. Certes, cette pièce n’a pas été composée dans un contexte de funérailles. Cependant, à nos yeux, elle prend aisément des allures de Tombeau.

Cette pavane est l’une des trente-deux pièces publiées en 1621 dans le recueil des Ludorum musicorum, seconda pars (le second volume – les autres étant perdues - de « jeux de musiciens »). Le titre donné à cette anthologie de musique instrumentale annonce clairement l’intention du compositeur : « le plaisir des instrumentistes et de ceux qui les écoutent », résume Jérôme Lejeune dans la notice accompagnant le coffret Ludi Musici enregistré en avril 2015 par l’ensemble L’Achéron, sous la direction de François Joubert-Caillet (Outhere Music). Parmi les vingt-trois danses contenues dans ce recueil, Lambert Colson choisit l’une des cinq pavanes (Paduan). Celle qui porte le sous-titre dolorosa. De fait, la douleur est sa substance. Une douleur provoquée, initialement, par la crainte de la peine capitale qu’encourt son auteur, Peter Philips (1560-1628), emprisonné pour un soupçon (dont il sera lavé) de complicité dans un complot ourdi contre la reine Elisabeth Ière (1533-1603). Scheidt retravaille cette partition pour ensemble instrumental publiée à La Haye, en 1593. Lambert Colson y apporte sa touche en faisant alterner les quatre cordes de Scheidt avec un ensemble à vent composé d’un cornet et de trois trombones.

La pavane se compose de trois sections jouées par les cordes. Doublées par la reprise du motif par les cuivres. Nous entendons d’abord les cordes adopter le geste d’un lamento. Un geste sobre et contenu. Pudique, et pourtant expressif. Echo sonore d’une profonde tristesse tiraillée entre le tragique qu’inspirent les graves et le pathétique que prodiguent les aigus. Dans une seconde section, l’espoir affleure. Les violons mènent la danse tandis que le continuo sourit. Pourtant, la parenthèse heureuse se referme dans la dernière partie. L’insouciance sombre, chassée sur des lignes descendantes et accablée par des harmonies brisées. Le jeu d’alternance imaginé par Lambert Colson est magistral. Il est vrai que la tonalité en la mineur (A moll), par son caractère plaintif, noble et résigné (etwas klagend, ehrbar und gelassen dit Mattheson), s’accorde à merveille avec la basse profonde et le timbre solennel des cuivres. Car, lorsqu’ils remplacent les cordes, la complainte gagne en densité et prend de l’ampleur. Si les cordes touchent l’âme, les cuivres font vibrer les sens. Ainsi agissent-t-ils en démultiplicateurs d’émotions. Emotions qui, ici, racontent le souvenir d’une séparation dans ce qu’elle a de plaisant et de douloureux.


Allgemeiner Musikalischer Anzeiger (n°12 - 21 mars 1829) – Österreichische Nationalbibliothek

Deux siècles plus tard, un arrangement choral de l’Equale N°2 est chanté sur la tombe de Beethoven. Le 26 mars 1828, les amis et admirateurs (Freuden und Berehrern) de Beethoven s’étaient réunis au cimetière viennois de Währing pour célébrer le souvenir douloureux du jour où la mort a arraché le musicien au monde l’art (die schmerzliche Erinnerung an den Tag… an welchem…Ludwig van Beethoven der Kunstwelt durch den Tod entrissen wurde), indique le Allgemeiner Musikalischer Anzeiger paru le samedi 21 mars 1829. Ce jour-là était organisé la dédicace de sa pierre tombale. Ein einfaches Denkmahl (un mémorial tout simple), précise le journal. Pour l’occasion, le grand dramaturge autrichien Franz Seraphicus Grillparzer (1791-1872) compose le texte Du, dem nie im Leben ruhstatt ward (Toi qui, de ta vie, n’a jamais été en repos) sur lequel Ignaz von Seyfried greffe un arrangement pour chœur d’homme de l’Equale N°2 de Beethoven. Il est chanté a cappella, à la manière d’une berceuse. D’une berceuse pour le ton. Mais d’un Lied dans la forme, tant la musique atteste de l’émotion qui résiste (encore un peu) au temps. Car, bientôt, la tombe du compositeur sera oubliée. Jusqu’à son transfert, le 22 juin 1888, en compagnie de Franz Schubert (1797-1828), dans le quartier des musiciens du Zentralfriedhof de Vienne.

Le premier vers est une délicate apostrophe dans laquelle, sur un mode homophonique, le chœur s’adresse directement au défunt : Toi qui ne t’es jamais reposé. Le second, d’une paisible tendresse, l’invite au repos dans le silence de cette tombe sur laquelle vient d’être gravée une dédicace. Les légers décalages des entrées semblent compter les quatre mains qui déposent lentement le corps dans sa sépulture. Le troisième, éminemment expressif, témoigne de la souffrance des survivants. Insistant, dans une répétition déchirante, sur la Freundes Klage (la plainte d’un ami) face à la tombe qui produit sur lui une impression lugubre écorchée par des dissonances. La pièce se conclut sur le ton d’une douce mélopée qui berce l’âme du défunt au son de sa propre musique (eignen Sangs). Faisant référence à l’Equale instrumental arrangé pour un ensemble vocal. Un finale tout en douceur qui s’éteint dans un sommeil.

LE DERNIER PASSAGE : L’ENTREE DANS L’AU-DELA
Pour le pasteur Gerber, le chagrin provoqué par un décès tient du paradoxe. Certes, la police des mœurs (Polizey-Ordnung) impose des codes sociaux et vestimentaires. Pourtant, gémissons-nous à la vue du bonheur et de la prospérité des autres (des andern Glück und Wohlergehn) ? En réalité, nous pleurons surtout sur nous-mêmes alors que nous devrions nous réjouir que nos défunts s’endorment pour rejoindre le Seigneur. Et chanter ensemble son saint Nom. Aussi, conclut Luther dans son Sermon, « nous devons veiller à toujours remercier sa divine volonté d’un cœur profondément joyeux car il nous témoigne une grâce et une miséricorde merveilleuses, inépuisables et immenses pour nous permettre de faire face à la mort, au péché, à l’enfer ». Ce passage dans la vie nouvelle, Lambert Colson l’accompagne de deux pièces en latin.

La première, le motet Aurora lucis rutilat (L’aurore éclate de lumière), a été publiée dans un recueil posthume que font imprimer les fils de son compositeur, Roland de Lassus (1530 ?-1594). Dans ce Magnum opus musicum Orlandi de Lasso (1604), les quelque sept cents pièces qu’il contient sont rangées selon le nombre de voix sollicitées : de 3 à 12. Notre motet est destiné à 10 voix a cappella. Onze dans la version proposée par Lambert Colson. Dont six cuivres qui se substituent à cinq parties vocales. Un arrangement subtil donnant à la fois plus de profondeur dans les basses (4 trombones) et d’éclat dans les aigus (2 cornets).

Le talent du maître de chapelle de la cour bavaroise était salué dans toute l’Europe. Voulez-vous un exemple ? Dans sa Préface au roi Charles IX (1550-1574) ouvrant le Mellange de chansons tant des vieux autheurs que des modernes (1572), Pierre de Ronsard (1524-1585) salue « le plus que divin Orlande, qui comme une mouche à miel a cueilli toutes les plus belles fleurs des anciens, et outre semble avoir seul dérobé l’harmonie des cieux pour en réjouir la terre surpassant les anciens, et se faisant la seule merveille de notre temps ».

De fait, la partition du maître de chapelle de la cour bavaroise, l’instrumentarium constitué par Lambert Colson et le talent des interprètes font resplendir le texte d’un hymne composé au IVème ou Vème siècle. Probablement par Ambroise de Milan (339-397). Celui-là même qui introduit, dans la liturgie de l’Eglise latine, l’usage grec de chanter des hymnes. Dans le bréviaire romain, son texte est historiquement divisé en trois parties. La première, celle qui nous concerne, est utilisée pour les laudes du temps de Pâques. Elle comprend les quatre premiers versets de l’hymne et se conclut par les deux versets de clôture prononcés à la fin de chacune des trois parties. Le texte est d’origine. Sa « poésie rythmique… procède aussi directement du génie chrétien que du style ogival de nos cathédrales », se réjouit le chanoine Ulysse Chevalier (1841-1923) dans l’article qu’il consacre au Bréviaire romain et sa dernière édition type (1891). Il s’en félicite d’autant plus que le pape Urbain VIII (1568-1644) va lui faire subir de « cruels outrages » sur la proposition d’une commission chargée de réviser le Bréviaire (25 janvier 1631). « Sous prétexte de ramener les hymnes aux règles de la métrique et du beau langage », se plaint le chanoine. Régalons-nous donc de ce texte « des grands poètes de l’antiquité chrétienne » (Ulysse Chevalier), mis en musique par le « prince des musiciens de notre temps » (selon Simon Goulart (1543-1628) dans son recueil de contrefacta publié en 1582 sous le titre : Le trésor de musique d’Orlande de Lassus) et interprété par un ensemble vocal et instrumental magistral.

Le premier verset de quatre vers déploie toute la richesse sonore d’un double chœur en majesté. Manifestement, la relecture de Lambert Colson ajoute du lustre à la partition de Roland de Lassus. Dès les premières notes, les cornets font briller (rutilat) la lumière de l’aurore. Puis les trombones sonnent (intonat) les louanges dans le ciel. Enfin, le tutti exulte d’allégresse (jubilat) tandis que les cornets laissent les trombones sonder les enfers où l’on hurle de douleur (ululat souligné sur le ton d’un gémissement). Ce premier verset adresse à l’auditeur un discours vivifiant. Mais l’essentiel est ailleurs.

Car le temps n’est plus à amplifier la déclamation ou à rechercher la perfection de l’harmonie, comme le préconisent les théoriciens de la prima pratica. Il faut « faire que le discours fût maître de la musique et non serviteur », selon les termes du commentaire de Giulio Cesare Monteverdi (1573-1630) qui occupe les premières pages des Scherzi Musdicali a tre voce (1607) de son frère, Claudio. Mots choisis, groupes de mots isolés, et même par phrases entières, Roland de Lassus nappe chacun de ces fragments de couleurs expressives pour en faire apparaître le sens. Ainsi, brossant le portrait d’un roi valeureux, il s’attache à en illustrer chacun des termes : la première partie est empreinte de dignité (Cum rex ille) ; la seconde (fortissimus) est emportée par un tutti s’animant crescendo pour en signifier la puissance. Il montre également une certaine appétence pour la pédagogie. Ainsi, l’un des chœurs, soutenu par les trombones, brise les forces de la Mort. Le second, à l’appel des cornets, foule du pieds les Enfers. Cependant, dans ce combat victorieux, l’effectif vocal au complet se réserve le privilège de désigner solennellement les véritables bénéficiaires : solvit catena miseros (il libère les malheureux). Pour faire ressentir l’âpreté du combat contre le trépas (victor surgit de funere), il recourt au chromatisme. Encore plus loin, sa peinture sonore décrit, par deux vignettes aux contenus contrastés, les deux dimensions de la victoire du Christ sur la Mort. Dans la première, sur un rythme réconfortant, il met fin aux plaintes et aux douleurs qui résonnaient dans les enfers (inferni iam gemitibus solutis et doloribus). Dans la seconde, la sonorité éclatante des cornets fait rayonner l’annonce de sa résurrection. Et c’est à la façon vénitienne d’un Gabrieli que s’achève le motet sur une paraphrase de la doxologie. Une majestueuse fulgurance glorifie le Fils ressuscité tandis que les deux autres personnages trinitaires sont salués en écho par les deux chœurs. Avant un Amen dans lequel la noblesse le dispute à la joie pascale.

C’est sur un éblouissant chant d’action de grâce à la manière des Sacrae Symphoniae (1597) de Giovanni Gabrieli (1557-1612) que prend fin notre parcours. La généalogie de son compositeur, Christoph Strauss (vers 1575/1580 – 1631), compte plusieurs générations de musiciens entrés au service de la famille des Habsbourg. Lui-même devient organiste à la cour de Vienne en 1594. A peine sept ans plus tard, il obtient le titre d’organiste de la chambre impériale (camerae organista). Ses fonctions l’appellent également à tenir les orgues de la Michaelerkirche (l’église saint Michel, alors l’église de la cour). Manifestement admis dans le cercle intime du futur empereur, Matthias de Habsbourg (1557-1619), Strauss invite le monarque (alors roi de Hongrie) au baptême de son fils. En 1611, afin d’augmenter ses revenus pour subvenir aux besoins de sa famille, le musicien obtient la fonction d’administrateur du domaine impérial de Katterburg, un pavillon de chasse qui deviendra l’actuel château de Schönbrunn. Deux ans plus tard, en remerciement, Strauss dédie un recueil de motets à son bienfaiteur récemment élu empereur du Saint-Empire.

C’est de ce recueil intitulé Nova ac diversi moda sacrarum cantionum compositio seu (36) motettae pour 5 à 10 voix que Lambert Colson extrait la courte pièce Haec dies quam fecit Dominus (Voici le jour que le Seigneur a fait) écrite pour 9 voix a cappella. Un peu plus loin dans le titre, l’auteur précise la consistance des « voix » : tam vocibus quam instrumentis variis (avec voix et instruments différents). Lambert Colson suit scrupuleusement les directives de Strauss pour composer son instrumentarium : un ensemble choral de 3 voix (A, 2 T) et six instruments (2 cornets, 4 trombones). Le tout soutenu par le continuo. Avec un tel ensemble, la musique ne pouvait que resplendir dans cette habile combinaison de styles Renaissance et Baroque.

De fait, la magie de la polychoralité métamorphose le verset 24 du Psaume 118/117 en un sublime appel à la louange pascale. Onze mots seulement. Mais quelle pyrotechnie ! Tout Gabrieli s’entend dans cette partition. A l’évidence, la texture opulente de la partition majorée par la magnificence des cuivres. Également, la merveilleuse simplicité des phrases musicales. Enfin, l’écriture antiphonale (alternance de groupes d’interprètes) inspirée des cori spezzati (chœurs brisés ou séparés) de la Basilica Cattedrale di San Marco de Venise. D’un côté, le timbre pur et cristallin de Bart Uvyn associé à la rondeur des trombones. De l’autre, les deux ténors éclairés par le chatoiement des cornets. Une alternance de laquelle jaillit un bouquet aux sonorités contrastée.

Christoph Strauss structure son motet en trois parties. D’abord, le premier groupe annonce solennellement l’arrivée du jour heureux que fit le Seigneur tandis que, sur un ton plus léger, le second appelle le peuple à s’en réjouir. Les deux ensembles finissent par se rejoindre pour inviter à l’allégresse. Dans la seconde, même texte, même partition. Simplement, les ordres d’entrée sont inversés. Le motet s’achève sur un Alleluia d’abord chanté en écho puis illuminé par le tutti. Cette musique-là donne un véritable sentiment de plénitude.

Un sentiment que nous avons ressenti dès la première écoute de l’intégralité de cet enregistrement. Nous ne nous intéressions pas encore au projet (illustrer musicalement les rites de passage). Mais déjà, nous en ressentions les premiers effets à l’écoute des pièces vocales finement équilibrées et des sonorités réverbérées par des invités de marque : les trombones et cornets. Et lorsque nous avons rapproché le programme et le projet, nous nous sommes pris au jeu. Un peu décontenancés, au départ, par l’absence de fil chronologique. Puis, très vite subjugués, en tentant de mettre en relation chacune de ces pièces avec les anonymes et les personnalités auxquels elles étaient destinées. A ce titre, l’idée de Lambert Colson doit être saluée pour son ingéniosité et sa contribution à la sonorisation de l’Histoire au quotidien.

La séduction n’aurait pas abouti si les partitions, pour certaines rarement enregistrées, n’étaient servies par des interprètes d’un grand talent. Ce compliment n’a rien d’une politesse. Car nous avons écouté avec beaucoup d’attention les paroles et avons apprécié la clarté de la diction et la sincérité de l’expression des sentiments. Car nous nous sommes imprégnés des sons et ressentis les vibrations provoquées par les cuivres. Car nous avons perçu les relations que les artistes établissaient avec intelligence entre les sons et les mots. Confirmant ainsi que la musique des temps baroques est un langage à part entière qui s’adresse aux cœurs et aux âmes. Cet enregistrement en est une admirable démonstration.

En somme, une belle réussite pour cet enregistrement qui célèbre le dixième anniversaire de la création d’un ensemble remarquable : InAlto. Longue vie à cette académie de talents dont le petit effectif produit de grands effets.



Publié le 02 mai 2024 par Michel Boesch