Per l'orchestra di Dresda - Kossenko

Per l'orchestra di Dresda - Kossenko ©Blick auf Dresden bei Vollmondschein (Vue de Dresde au clair de lune) de Johan Christian Dahl - Huile sur toile, 1839 - Musée national de l’art, de l’architecture et du design - Oslo)
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Fastueuse anthologie en hommage à l’orchestre dresdois d’Auguste Le Fort

En juillet 1760, les assauts prussiens malmènent Dresde en état de siège. La Guerre de Sept ans clivait l’Europe et marqua le déclin du prestigieux orchestre de la Hofkapelle qui en son sein briguait les meilleurs musiciens de l’époque. Ce cénacle lui-même, sous influence du goût français puis de la mode transalpine, ne fonctionna pas sans dissensions, pour preuve une cabale des chanteurs italiens contre le maître de chapelle qui aboutit à la fermeture de l’opéra pendant six ans. Ce qui arrangea bien Londres, récupérant en ses théâtres les précieuses glottes - une éviction qui stimula le répertoire instrumental de la Cour saxonne. Des virtuoses à tous les pupitres. Au violon l’infatigable Johann Georg Pisendel ou son rival Francesco Maria Veracini, Pierre-Gabriel Buffardin à la flûte, François Le Riche au hautbois, Johann Albert Fischer et Franz Adam Samm aux cors : autant de vedettes qu’il fallait flatter par un passage solo et qui suscitèrent la vogue de l’écriture à molti strumenti.

Cet album instrumental et vocal propose un aperçu sur la florissante production sous August der Starke (Auguste le Fort, 1670-1733) et son fils, à travers six dignitaires de cette insigne académie, ou de compositeurs qui l’honorèrent de leur tribut. Ainsi Telemann dont nous entendons un concerto pour violon certes remanié à la manière dresdoise, avec cor remplaçant la trompette de l’édition de Darmstadt. Ardemment défendu par l’archet de Stefano Rossi, même si les cabrioles de Friedemann Immer (Bläserkonzerte, juin 1986) nous manquent. Un duo d’ombre et de lumière se polarise en les personnes de Zelenka et du resplendissant Heinichen. Quoique l’écriture en clair-obscur du Bohémien s’avère en soi contrastée, musicalement, psychologiquement, voire torturée ; sorte d’expressionnisme avant la lettre, s’exprimant dans l’impressionnante Sinfonia qui introduit les visions golgothéennes de son oratorio I penitenti al sepolchro, coiffées d’une intoxicante fugue, prostrée en claudications et contrepoint en pelure. Quelle intensité dans le Christe Eleison de sa Missa dei Filii que révéla Frieder Bernius chez DHM (juin 1989), ici embrasé par Coline Dutilleul, quelle intensité encore dans l’air de la cantate Il serpente di bronzoStephan MacLeod prête sa basse fulminante au courroux divin. La Sonate bipartite de Pisendel se rattache au même chiaroscuro digne du Caravage : aurait-on alors souhaité flamboiement moins diffus, plus vif dans l’Allegro conduit un peu mollement, éclairé au chandelier plutôt qu’à torche ?

Place à un contributeur plus souriant avec Johann David Heinichen auquel Reinhard Goebel (Archiv, 1992) consacra un plein double-album de réjouissances amorcé par ce Concerto grosso en fa majeur S.234 qui conclut ici le programme avec exubérance et gourmandise. Comparée à celle du violoniste rhénan, l’interprétation se distingue par sa souplesse, sa variété de timbres, et son opulence où luxe et saveur contractent la plus heureuse alliance. Comme y invite la partition, Alexis Kossenko multiplie les flûtes dans la pétulante section centrale et, en hommage aux plaisirs cynégétiques prisés par Auguste le Fort, laisse gronder les corni da caccia de Pierre-Yves et Jean-François Madeuf. Un troisième pavillon (Lionel Renoux) concourt au faste de l’Ouverture de Diana sull’Elba. Quelques extraits de messes valorisent d’autre grisants mélanges, non moins que huit flûtes (à bec et traversières) dans le Et in spiritum sanctum. Les souffleurs sont aussi à la fête dans le Concerto pour deux flûtes de Johann Joachim Quantz, le plus tardif représentant qu’inclut cette anthologie, et qui atteste combien le style berlinois se féconda d’abord dans cette cité dresdoise que Frédéric II… voulut asservir.

Lors du lancement de saison de l’Atelier Lyrique de Tourcoing le 25 septembre dernier, Alexis Kossenko célébrait le mariage public des ensembles La Grande Écurie et Les Ambassadeurs dont il a épousé la destinée désormais commune. En l’occasion, le maestro vanta les moyens gargantuesques réunis pour le concert, dont un contrebasson manœuvré par Jérémie Papasergio, qui figurait déjà dans l’instrumentarium ici rassemblé à Royaumont fin 2020. Une telle démesure s’exprime dans l’effectif double de la sémillante Ouverture en si bémol majeur de Johann Friedrich Fasch. Vingt-cinq cordes, le luth de Thomas Dunford, deux clavecins (Philippe Grisvard, Emmanuel Arakelian), six hautbois, quatre bassons... : ce disque n’a pas lésiné pour rivaliser avec l’apparat de la « Florence de l’Elbe ». On signalera toutefois que la généreuse acoustique du Réfectoire des moines (celui des Convers aurait-il mieux convenu ?) dilate une encombrante réverbération qui épaissit les lignes et brouille les plans. Les phrasés tendent à se gondoler sous l’effet du volume et de son incessant ressac, contraignant souvent l’oreille à un effort pour rétablir la perspective. En continu, l’écoute en deviendrait fatigante, même si les tempos semblent aménagés pour préserver la lisibilité et éviter d’exciter la résonance des voûtes.

Le Freiburger Barockorchester (Zelenka, Pisendel, chez DHM, 1994), Il Gardellino (Accent) et Trevor Pinnock pour Fasch : ces enregistrements courtisent encore nos mémoires. Ainsi que l’écrivit Reinhard Goebel dans le livret de son cardinal CD de Concerti (Archiv, 1995), « tout le haut du pavé musical, en ce début de XVIIIe siècle, se faisait un honneur de fournir des compositions au brillant orchestre des princes électeurs de Saxe et rois de Pologne ». On ne doute donc pas qu’après leur premier volume, Alexis Kossenko et sa troupe fusionnée sauront nous régaler d’autres découvertes et redécouvertes à leur mesure, aussi copieuses que cette stimulante livraison inspirant les meilleurs augures. Du corps (au risque de l’embonpoint…), de l’esprit, du sucre, des épices et une direction qui ne manque pas de sel : hors Carême on en redemande !



Publié le 17 oct. 2021 par Christophe Steyne