Phaéton - Lully

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On passe souvent de l’amour à l’ambition, mais on ne revient guère de l’ambition à l’amour.(François de La Rochefoucauld, 1613-1680)

L’occasion au mois de juin 2018 de retrouver de chers amis, fervents lullystes, nous avait permis d’assister à ce Phaéton à l’Opéra Royal. Nos échanges passionnés à la sortie de ce spectacle s’accordaient à louer globalement la restitution musicale mais exprimaient de vives réserves sur la mise en scène. Le temps écoulé depuis nous invite-t-il à reconsidérer ce jugement spontané ou au contraire à le confirmer ?

Phaéton, surnommé au XVIIe siècle « l’Opéra du peuple », tant on y accourait en foule, constitue l’une des plus heureuses partitions de Lully. De nombreux airs et duo firent l’objet de parodies. L’orchestre est un acteur à part entière auquel sont dévolus de nombreux préludes et postludes introduisant et concluant les récitatifs ou accompagnant in extenso certains récits parmi les plus impressionnants de tout Lully (Le sort de Phaéton se découvre à mes yeux de Protée ou C’est toi que j’en atteste du Soleil). Parfois l’orchestre s’autonomise totalement, notamment lorsqu’il s’agit d’illustrer les métamorphoses de Protée au premier acte. Le regretté Philippe Beaussant soulignait alors que jamais Lully ne s’était à ce point déchaîné dans son écriture, livrant à cette occasion un commentaire orchestral des plus singuliers. Le livret s’avère captivant bien qu’ayant donné alors du fil à retordre à Quinault qui avait fait Phaéton « dur à l’excès et disait de vraies injures à Théone » alors que Lully voulait « qu’il le fît ambitieux ». Anti-héros, obnubilé par sa gloire, incapable d’amour, Phaéton n’a décidément rien pour plaire. Tous les personnages gravitant autour de celui-ci savent en revanche nous toucher : Théone amante délaissée, Lybie et Epaphus dont l’union se voit contrariée, sans oublier le couple parental réunissant Climène et le Soleil dont les serments bien imprudents conduisent à la catastrophe finale. L’intrigue est fort bien menée, scènes et divertissements s’inscrivant dans une architecture d’ensemble avec un art consommé.

Il y a déjà un quart de siècle, Marc Minkowski livrait une version flamboyante, débordante d’énergie avec des tempi très enlevés qui soulignaient la virtuosité de l’œuvre (Allez répandre la lumière à l’acte IV) et bénéficiant d’une distribution jamais égalée depuis (Howard Crook, Jennifer Smith, Rachel Yakar, Véronique Gens, Gérard Théruel, Jean-Paul Fouchécourt, Laurent Naouri et Philippe Huttenlocher ainsi que l’excellent Ensemble vocal Sagittarius pour le chœur). L’ayant réécoutée, force est de constater qu’elle n’a pas pris une ride et qu’elle continue à s’imposer avec évidence, tant les personnages sont vrais dans leur jeu et magnifiques dans leur chant. Christophe Rousset, dans le cadre du monument qu’il édifie patiemment à Lully chez Aparté, en a donné une vision plus assagie mais de très belle tenue, disposant de l’excellent Chœur de chambre de Namur et de solistes de la génération actuelle où se distinguaient Emiliano Gonzalez Toro dans le rôle-titre, Ingrid Perruche, Isabelle Druet, Gaëlle Arquez ou encore Benoît Arnould ou Cyril Auvity (ce dernier se voyant déjà confier les rôles qui lui sont dévolus ici). La collection Château de Versailles propose ici un double support en CD et en DVD permettant d’apprécier l’œuvre sous différents angles, selon que l’on souhaite « revivre » le spectacle ou simplement en goûter la musique.

Que Vincent Dumestre et Benjamin Lazar aient de l’amour pour Lully, nous n’en pouvons douter. Qu’il s’agisse du Bourgeois Gentilhomme ou de Cadmus et Hermione, le pari d’un jeu frontal, d’une prononciation restituée, de décors et costumes à l’ancienne avait su convaincre par la cohérence d’ensemble qui s’en pouvait dégager. Que les mêmes aient eu l’ambition de renouveler cette approche semble également indéniable. Cependant ce projet bien que reposant sur une analyse intéressante de l’œuvre ne nous satisfait pas pleinement, un certain intellectualisme s’avérant préjudiciable de notre point de vue aux émotions immédiates fournies par l’une des partitions de Lully les plus accessibles qui soit.

Le prologue est situé ici postérieurement à la catastrophe finale provoquée par Phaéton. Voilà qui nous vaut une lumière tamisée, un péri-espace scénique exigu, des costumes qui n’évoquent en rien le « Retour de l’Âge d’Or » auquel le somptueux portique de l’ouverture est censé nous préparer. Malgré l’exhortation Que les mortels se réjouissent, que les plaintes finissent, la fête ne brille guère par son éclat. Cette entrée en matière qui devrait s’avérer aussi éblouissante que la chute finale devrait être effrayante nous laisse un peu sur notre faim, d’autant plus que le prologue se voit amputé d’un chœur (Jeux innocents rassemblez-vous, Reprenez pour jamais vos charmes les plus doux). À l’autre extrémité, le trébuchement de Phaéton se solde par un coup de revolver qui nous semble assez ridicule et bien éloigné de ce qui devait alors constituer le clou du spectacle, étant donné l’ingéniosité déployée par Bérain pour la machine prévue à cet effet. D’autres formes de hiatus, assez étranges, se font jour tout au long d’une mise en scène qui semble constamment hésiter entre référence au passé et contemporanéité, donnant une impression globale d’anachronisme guère satisfaisante à la longue. Si la prononciation restituée est évitée dans le prologue (situé post catastrophe finale), elle est en revanche requise pour l’ensemble de la tragédie, apparaissant en décalage avec ce qui nous est donné à voir. Les costumes oscillent également entre réinterprétation d’habits fastueux et vêtements actuels assez déplacés pour ne pas dire fort laids : pourquoi par exemple avoir fait de Protée une espèce de clochard en loques ? Si certains décors sont assortis d’un bel effet (surtout à l’acte III avec les mystères d’Isis ou par la démultiplication des jeux de miroirs dans une ambiance dorée pour le palais du soleil à l’acte IV), d’autres adoptent un certain minimalisme (fête marine de l’acte I, où la mer est figurée par un simple voilage translucide). À plusieurs reprises, la vidéo (autre effet contemporain) vient s’incruster dans le décor, venant brouiller la perception de l’auditeur par son caractère envahissant et prégnant visuellement. Mais l’absence de la danse (un comble pour un compositeur qui excellait dans cet art) nous apparaît comme une trahison majeure à l’esprit même du spectacle total que constitue la tragédie en musique. La merveilleuse chaconne (néanmoins tripatouillée quant au texte original dans ses dernières mesures) qui culmine dans le divertissement de l’acte II se voit ainsi déparée par des archives de défilés militaires qui contredisent la grâce que lui insuffle Vincent Dumestre. Ailleurs, les choristes esquissent quelques pas ou déplacements guère compensatoires sur ce plan.

Aussi au DVD permettant de nous remémorer un certain nombre de temps forts partagés à l’Opéra royal, préférons-nous le CD laissant davantage de place à notre imagination. Musicalement, ce Phaéton est à ranger du côté des réussites, pour plusieurs raisons. La matière orchestrale est d’une fort belle couleur. Pour la circonstance Vincent Dumestre dirige Le Poème Harmonique et l’Orchestre musicAEterna (ce dernier ensemble étant résident de l’Opéra de Perm en Russie et dirigé Teodor Currentzis). Y prédominent légèrement les instruments de basse donnant une fort belle assise à l’ensemble. Sa longue expérience en la matière fournit à Vincent Dumestre toutes sortes d’idées sur le plan de la basse continue ici très riche (avec pas moins de trois luths, viole de gambe, basse de violon et clavecin), variant ainsi à l’envi les éclairages. En outre, cet amour pour les cordes pincées est perceptible jusque dans la restitution de certaines danses jouées ainsi à toutes les parties, allégeant ainsi la texture à cinq pour lui donner une vivacité très efficace. Les dessus s’autorisent de gracieuses ornementations lors des reprises, ce qui n’aurait sans doute guère plu au Surintendant partisan d’une grande sobriété en la matière. Reconnaissons toutefois que celles-ci sont réalisées ici avec goût.

Le Chœur musicAEterna (dirigé habituellement par Vitaly Polonsky, à Perm également) est donc constitué de chanteurs non francophones. On reste pantois d’admiration devant les qualités de diction rendant le texte parfaitement intelligible et ce quelles que soient les prononciations adoptées (restituées ou non). Les couleurs sont belles et la puissance est là (Que les mortels se réjouissent - Prologue  ; Que de tous côtés on entende - acte II - ou Dans ce palais - acte IV- ou encore Ô dieu qui lancez le tonnerre - acte V) tout autant que la délicatesse (Cherchons la paix - Prologue - ou Sans le dieu qui nous éclaire - acte IV). La profondeur confère à la scène de sacrifice à Isis, une allure de grand motet païen, le duo de Climène et Mérops se voyant amplifié par la masse chorale sur Nous révérons votre puissance (acte III).

Concernant les solistes, nous pouvons louer leur engagement de chaque instant. Mathias Vidal campe un Phaéton complexe dans sa personnalité, ne limitant pas celui-ci à un simple fanfaron. Voilà qui ne rend guère le personnage plus sympathique pour autant mais qui lui donne une dimension moins monolithique. Aussi peut-on s’avérer surpris de prime à abord d’entendre celui-ci chanter de façon très retenue le Je vole clôturant comme dans un songe l’acte III, idée que reprend de façon magnifique en écho le postlude orchestral. De même, les airs La mort ne m’étonne pas ou Mon dessein sera beau donnent davantage l’impression de monologues intérieurs comme si le personnage était partagé entre son ambition démesurée tout en appréhendant l’accomplissement de la prophétie de Protée annonçant sa chute. Ceci renouvelle la lecture de ce rôle plus subtil qu’il n’y paraît. Son rival, Epaphus, est incarné avec autorité par Lisandro Abadie (qui se voit confier aussi les rôles de Saturne et Jupiter). Celui-ci chante magnifiquement, sachant toucher infiniment (splendide scène 4 de l’acte II avec Lybie), dans ses récitatifs comme dans les deux admirables duos avec Lybie (Que mon sort serait doux et Hélas une chaîne si belle) ou encore dans le noble monologue Dieu qui vous déclarez mon père. Viktor Shapovalov chante Protée, sachant jouer de plusieurs registres : air dansant avec Heureux qui peut voir du rivage, air de sommeil Prenez soin sur ces bords des troupeaux de Neptune et l’oracle mentionné ci-dessus. Aleksandr Egorov figure de façon crédible un Mérops vieillissant même s’il est loin de faire oublier celui de Philippe Huttenlocher.

Du côté des rôles féminins, nous sommes également bien servis. Éva Zaïcik, dont nous avions pu déjà vanter les multiples qualités dans son album Chère ombre (lire notre compte-rendu) livre une Lybie de grande beauté : timbre, présence, diction. Dès son air inaugural Heureuse une âme indifférente (acte I), nous savons qu’elle servira son rôle à merveille. À Victoire Bunel est confié le rôle de Théone, dont elle se tire avec les honneurs, même si là encore, notre préférence est conservée intacte pour Jennifer Smith. Pour autant ses airs délicats à l’acte I J’aime, c’est mon destin d’aimer toute ma vie et La mer est quelques fois dans une paix profonde sont délicieusement chantés, d’autant plus que le continuo envisagé leur offre un écrin finement ciselé. Son air sur basse de chaconne - l’un des plus beaux de toute cette partition - Il me fuit l’inconstant sait trouver des accents justes et réellement touchants. Léa Trommenschlager impressionne vraiment en Climène, mère ambitieuse. Elle livre un Vous êtes son fils, je le jure d’anthologie, la ligne de chant splendide se nimbant d’une aura mystérieuse par l’accompagnement retenu des cordes. La voix lumineuse d’Elizaveta Sveshnikova sert, quant à elle, de façon idoine l’Astrée du prologue comme la Première heure du jour par un chant clair et gracieux. Enfin Cyril Auvity cumule des rôles qui lui sont familiers depuis la version déjà enregistrée avec Christophe Rousset. Si la tessiture particulièrement élevée du rôle du Soleil le confronte à quelques aigus un peu tendus (en comparaison de ceux éclatants de la version parue chez Aparté), son récit accompagné C’est toi que j’en atteste par lequel s’accomplit la prophétie de Protée ne manque pas de grandeur. Figurant la Déesse de la Terre, il sait par ses accents attirer la compassion de Jupiter. Mais c’est dans le rôle de Triton qu’il est ici le plus à l’aise nous convaincant sans peine de la maxime de Quinault selon laquelle Le plaisir est nécessaire.

Ce Phaéton ne manque donc pas d’atouts, malgré les réserves que suscitent sa mise en scène et d’éventuelles réticences devant la prononciation restituée. Beauté des voix, richesse instrumentale et partition splendide sauront suggérer aux auditeurs « l’heureux temps où tous les cœurs seront contents ».



Publié le 03 janv. 2020 par Stefan Wandriesse