Clear or cloudy - B. Schachtner

Clear or cloudy - B. Schachtner ©Lucian Hunziker
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Un clair obscur enchanteur

La musique anglaise du XVIIème siècle semble cultiver comme à plaisir la mélancolie. Il faut se rappeler que cette période est assez agitée chez nos voisins d'outre-Manche. Si l'Angleterre a échappé à la Guerre de Trente Ans qui ravage le reste de l'Europe, et tout particulièrement le Saint-Empire Romain Germanique, elle connaît une succession de périodes troublées, avec notamment la révolution de Cromwell puis la tentative de restauration du catholicisme avec Jacques II. John Dowland lui-même, adepte du catholicisme, a longtemps été éloigné de sa famille pour obtenir des emplois de musicien dans des cours étrangères qui lui étaient plus bienveillantes que celle d'Elisabeth Ière. Et la période puritaine avait été marquée par la suppression des théâtres et une éclipse temporaire de la production musicale.

La musique anglaise se distingue aussi de celles du continent car elle demeure plus tardivement attachée à la beauté de la ligne de chant héritée des polyphonies de la Renaissance, assez indépendamment de son accompagnement, souvent réduit à un motif lancinant (le ground). Elle demeure donc relativement à l'écart du style madrigalesque qui fait fureur dans le reste de l'Europe, et qui soumet la musique au texte pour mieux en souligner le sens. Mais cela ne signifie pas pour autant que le chant soit inexpressif : au contraire le ground offre à la voix une base musicale pour développer une narration quasi-déclamative, où le sens des mots se reflète dans les intonations variées et les silences du phrasé.

De Dowland à Purcell et Blow, Benno Schachtner nous promène dans ce XVIIème siècle anglais à la douce mélancolie, en nous faisant découvrir au passage quelques compositeurs mal connus, tels Robert Johnson ou Thomas Hume. Pour ce second enregistrement (le premier était consacré à Bach et Hasse), le jeune contre-ténor allemand a choisi un programme dans lequel il brille par deux qualités essentielles : la plénitude du timbre et l'élégance du phrasé.

Dans ce registre qui appelle un riche médium, les reflets ouatés de sa voix bien ronde, projetée sans faille, suggèrent sans peine la douce mélancolie des situations amoureuses plus ou moins contrariées, comme dans le Now, o now I needs must part ou dans l'Evening Hymn final. Lorsqu'ils sont nécessaires, les aigus fusent sans peine, et sans même altérer la douceur ouatée du timbre : dès le Music for a while introductif, dans le final aérien du Sweeter than roses ou dans les flamboyantes attaques du Fly swift ye hours, comme dans les pleurs déchirantes du Mourn, day is with the darknes fled. L'autre qualité frappante de Benno Schachtner dans ce récital est la qualité de sa diction anglaise. Sa précision est stupéfiante, sa fluidité confondante. La scansion est toujours très nette, comme en témoignent de manière éclatante le Clear or cloudie, titre de l'album, ou encore le Now, o now I needs must part, gracieusement accompagné par le luth d'Axel Wolf.

La combinaison heureuse de cette diction parfaitement maîtrisée et de ce timbre onctueux trouve son couronnement dans deux moments tout à fait remarquables, qui constituent à notre sens des sommets de ce récital : la reprise aérienne, comme suspendue, du Tell me no more you love, et les longs aigus moelleux du Come again. Les airs sont entrecoupés de trois morceaux solo, qui mettent en valeur chacun des instrumentistes. Le clavecin bien rond et expressif d'Andreas Küppers, se teinte d'une indicible émotion dans le Ground de Croft ; la viole de gambe moelleuse de Jakob D. Rattinger déploie ses attaques nerveuses dans le court Sir Humphrey de Hume et le luth d'Axel Wolf égrène ses notes raffinées pour la Lachrimae Pavan de Dowland.

A côté de ses flamboyantes prestations scéniques en italien dans les opéras de Haendel au festival de Halle (notre chronique : Sosarme, re di Media) et de ses émouvantes interventions d'alto dans le répertoire religieux (notre chronique : Passion selon Saint-Matthieu), Benno Schachtner nous dévoile ici une autre facette de son talent. Il se montre aussi à l'aise dans ce répertoire anglais que dans les deux autres pré-cités, ce qui témoigne de ses qualités vocales mais aussi de son travail afin d'offrir à l'auditeur une interprétation très soignée sur tous les plans. Cette combinaison est assurément celle d'un artiste à l'avenir prometteur, comme en témoigne avec éclat l'extatique Hallelujah ! final de ce brillant récital.



Publié le 06 oct. 2017 par Bruno Maury