Scylla et Glaucus – Jean-Marie Leclair

Scylla et Glaucus – Jean-Marie Leclair ©Editions ALPHA
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Comment une belle nymphe devint la terreur des marins

Nous sommes le 4 octobre 1746. Le rideau se lève à l’Académie Royale de Musique (futur Opéra de Paris) pour la création de la première tragédie mise en musique par Jean-Marie Leclair. Loin d’être un inconnu pour le public musicien, il était même « célèbre dans l’Europe pour ses sonates savantes et travaillées, et par l’élégance de son jeu sur le violon » (Mercure de France, octobre 1746). Avec l’opéra Scylla et Glaucus, Leclair entendait franchir une nouvelle étape dans un parcours de compositeur commencée vingt ans plus tôt. Dans la dédicace de la partition à la comtesse de La Marck (Marie Anne Françoise de Noailles), il déclare clairement son intention d’entrer «dans une nouvelle carrière » et la remercie d’ « agréer l’hommage de mon premier essai : pouvais-je commencer sous de plus heureux auspices ? ».
Or, ce coup d’essai restera curieusement sans suite, pour le musicien comme d’ailleurs pour le librettiste, un nommé d’Albaret. La première avait été saluée par le Mercure de France en termes plutôt encourageants : « son génie se reconnaît dans la composition de son opéra » lit-on dans le numéro d’octobre. Et pourtant cet opéra connaîtra seulement dix sept autres représentions, avant de disparaître du répertoire. Il se réveillera en 1979, à Londres, sous la baguette de sir John Eliot Gardiner. A-t-il été écrasé par l’imposant génie de Lully, même soixante ans après la disparition du surintendant de la musique de Louis XIV ? Il se trouve que son opéra Persée est mis à l’affiche de l’Académie Royale de Musique et va remporter un grand succès, un mois à peine après la création de Scylla et Glaucus. Sa production a-t-elle été jugée trop coûteuse ? Il est vrai que cet opéra à grand spectacle mobilise une troupe importante et nécessite de fréquents changements de décors : le temple de Vénus (prologue), un panorama champêtre (acte I), le palais de Circé (acte II), un bord de mer (acte III), l’Etna et le désert qui l’environne (acte IV), un lieu de fête puis le détroit de Messine (acte V). D’ailleurs, si l’opéra est repris l’année suivante à l’Académie des Beaux-Arts de Lyon, c’est en version de concert. Tout comme à l’Opéra Royal de Versailles, en novembre 2015.
Osons une hypothèse plus téméraire. Si l’on identifiait la marquise de Pompadour à Circé et Marie Anne Françoise de Noailles à Scylla, la déprogrammation prendrait alors un tour plus politique. En effet, mademoiselle de Noailles avait été la maîtresse de Louis XV avant d’être renvoyée de la Cour par une marquise s’imposant comme maîtresse royale exclusive. La dédicace à la comtesse aurait alors provoqué l’ire de la marquise. Ou bien, tout simplement, le public ne raffolait-il pas des histoires d’amour qui finissent mal ? D’ailleurs, Thomas Corneille avait remporté un grand succès au théâtre avec le même sujet mais en lui réservant, il est vrai, un dénouement heureux. Une dernière hypothèse : le demi-succès remporté par son premier essai aura blessé l’amour-propre d’un compositeur au caractère difficile. Pures conjectures, bien entendu ! Mais nous apprenons que l’année qui suivit la création de son opéra ne lui aurait pas été particulièrement favorable. En effet, lorsqu’il entre au service du duc Antoine VII de Gramont, en 1748, un proche explique que le musicien « ne faisait plus d’écoliers, et n’était plus qu’amateur, quand M. le duc de Gramont crut rendre service au public en faisant une douce violence à cette inaction qui ensevelissait des talents aussi supérieurs » (lettre parue dans le Mercure de France, à l’occasion de la disparition tragique du compositeur - novembre 1764).
Un opéra, c’est une pièce de théâtre livrée à la musique instrumentale et vocale. Commençons par le texte. Un auditeur du XXIème siècle s’étonnera que le Prologue et les cinq actes de la pièce ne racontent pas la même histoire. Pourtant, la tradition voyait bien le prologue « comme une sorte de petit opéra qui précède le grand, l’annonce et lui sert d’introduction » (Jean-Jacques Rousseau – Dictionnaire de musique - 1768).
Dans le Prologue, les peuples d’Amathonte (ville située dans l’actuelle île de Chypre) fêtent Vénus quand les Propétides (sorcières et/ou prostituées) font irruption au cri de Détruisons ce temple profane/Renversons des autels que la raison condamne. Mais Vénus apparaît, chasse les Propétides iconoclastes et présente aux peuples qui l’adorent son auguste fils, la plus chère espérance/Des peuples soumis à sa loi. En réalité, cette histoire sert tout simplement de prétexte pour chanter la gloire de Louis XV. Depuis Lully, un Prologue remplit une fonction politique et s’impose à tout candidat à la composition d’un opéra. Certes, cette tradition avait été mise en sommeil après la disparition du Roi Soleil. Mais elle renaît au moment où Louis XV gagne son surnom de «Bien-Aimé », lorsque ses victoires militaires semblent le destiner à faire le destin du monde. L’auteur du livret ne cache nullement ses intentions. Il indique dans sa préface qu’il « suppose que ces événements se passent de nos jours ….pour avoir l’occasion de chanter notre glorieux monarque ». Au demeurant, ce Prologue en forme d’hommage a été considéré par le Mercure de France comme « ingénieux et bien écrit ».
Quant à la pièce en cinq actes, elle développe une intrigue plutôt élémentaire. Inspirée des Métamorphoses d’Ovide, elle raconte l’histoire tragique du triangle amoureux composé par Scylla, Glaucus et Circé. La scène se déroule cette fois en Sicile. Glaucus, « jeune dieu de la Cour de Neptune », est épris d’une belle nymphe, Scylla. Poliment éconduit, il décide de solliciter l’aide de Circé (magicienne experte, selon Homère, en poisons propres à opérer des métamorphoses). Il se rend donc dans son palais pour obtenir un philtre d’amour en vue de circonvenir Scylla. Mais, au cours d’une fête organisée par Circé, Glaucus succombe aux charmes de l’enchanteresse. Sur ces entrefaites, il apprend que Scylla regrette de l’avoir repoussé. Il s’enfuit aussitôt du palais. Glaucus et Scylla se retrouvent et se espèrent que le tendre amour nous engage/Qu’il règne sur nous à jamais. Survient Circé. Elle rappelle Glaucus à ses promesses. D’abord émue au spectacle de la passion amoureuse unissant Scylla et Glaucus, elle capitule. Mais, prise de remord, elle décide de se venger. Elle s’adresse aux démons et obtient d’eux un poison infernal. Et nous voici à l’heure du dénouement. Scylla se prépare pour la fête organisée en souvenir de la libération de la Sicile du joug des Cyclopes. Parée, elle se mire dans l’eau d’une fontaine. Or Circé y avait jeté son poison. Scylla se transforme aussitôt en un monstre hideux et finit par se cacher dans le détroit de Messine, à proximité du gouffre de Charybde. Et c’est ainsi que, dans un funeste assemblage/Pour le malheur de l’univers, Charybde et Scylla deviennent la terreur des mers.
Subordonnant le texte à la musique comme le recommande Rameau, Jean-Marie Leclair transforme un scénario sans grande originalité en une œuvre éblouissante. Elle révèle toute la richesse du savoir-faire d’un compositeur en pleine maturité. Leclair y introduit tout ce qu’il a pu apprendre depuis ses débuts dans la carrière musicale.
Son premier apprentissage a été celui de la danse. Il excellera dans cet art à l’opéra de Lyon, sa ville natale, puis à Rouen et surtout à Turin où il fournit chorégraphies et ballets. C’est donc par des airs de danse qu’il rythme son opéra, du prologue au dénouement. Une sarabande, une gigue et un passepied découpent le prologue ; une musette et deux menuets réunissent les bergers et les sylvains célébrant Scylla ; pour séduire Glaucus, Circé commande une passacaille ; on imagine le ballet endiablés accueillant Circé en quête du poison fatal ; une loure et une gavotte enveloppent les amoureux réunis ; un mouvement de forlane suivi d’un tambourin animent la fête qui finira tragiquement. Leclair émaille son opéra d’une large palette de danses de son temps dont la version de concert ne nous fait goûter que les airs.
Violoniste virtuose, Leclair s’est également bâti une réputation de compositeur talentueux de musique instrumentale. Remarquablement interprétée par l’orchestre de Sébastien d’Hérin, la musique aux couleurs évocatrices et aux sonorités généreuses amplifie les scènes festives tout comme elle renforce l’effet dramatique des séquences les plus tragiques. Choisissons trois séquences parmi celles qui nous ont charmées. Dans le prologue, l’arrivée de Vénus est annoncée à grands renforts de percussions imitant, de façon réaliste, le tonnerre, les éclairs et la tempête. La scène 3 de l’acte I, est remarquable d’inventivité. Deux groupes arrivent sur scène : les bergers et les sylvains. Pour dépeindre les bergers, les airs sont légers et gracieux ; ils respirent la sérénité et leurs mouvements sont accompagnés au son de la musette et du violon. Quant aux sylvains, habitants des forêts, ils évoluent d’un pas plus lourd, rythmé par le tambourin. Suivent deux magnifiques menuets aux couleurs sylvestres et champêtres préparant la réunion des deux groupes dans un même chœur espérant Que nos hautbois, que nos musettes/De leurs sons remplissent les airs. Enfin, les scènes 4 et 5 de l’acte IV transportent l’auditeur dans un univers infernal. Les dissonances et les ruptures de rythme conjuguées aux gémissements des hautbois, aux plaintes des violoncelles et à la nervosité des violons créent une atmosphère angoissante. Le Mercure de France avait beaucoup apprécié ce passage : « C’est dans ces morceaux que les musiciens déploient toutes les ressources de leur art et M. le Clair a montré ici l’étendue de ses talents. Cette magie a été trouvée fort belle ». L’effet saisissant de ces « symphonies baroques » résulte ici de la rencontre d’un grand compositeur avec des interprètes de grand talent.
Reste la musique vocale, terrain de prédilection des solistes et des chœurs. Les uns nous font vivre l’intrigue ; les autres la ponctuent et donnent ampleur et majesté aux moments-clés de la pièce. Les artistes interprétant les trois personnages principaux sont tous très convaincants. Emöke Barath incarne une Scylla tourmentée. Sa voix d’une grande pureté exprime avec justesse les émotions qui la tiraillent. L’ampleur de sa tessiture est marquante et elle en joue admirablement. Son chant est dépouillé et attentif aux nuances même si la diction semble très légèrement sacrifiée dans les aigus. Caroline Mutel campe une redoutable Circé. Elle fait preuve d’une grande agilité vocale pour manifester tantôt la sensualité quand elle s’éprend de Glaucus, tantôt la rage lorsqu’elle s’estime trahie par lui. Nous avons été saisis par la richesse et la clarté de son timbre. Anders J. Dahlin est remarquable par sa diction et l’amplitude de son registre vocal. Il sait être émouvant, notamment lorsqu’il interprète ce passage célèbre de la scène 5 de l’acte I que le Mercure de France avait déjà signalé comme « un morceau de chant fort agréable ». Au point de publier, dans son numéro de novembre 1746, une partition pour une voix permettant à ses lecteurs de chanter avec Glaucus : Quand je ne vous vois pas, je languis, je soupire… 
A ces premiers rôles, nous voulons associer trois autres talents. Virginie Pochon est resplendissante dans le rôle de Vénus et particulièrement émouvante dans le dialogue noué par « une sicilienne » avec le chœur, dans la scène 2 de l’acte V : cette séquence musicale est magique. Une mention également à Frédéric Caton, dont la voix grave, pleine et enveloppante s’impose comme « chef des peuples », même lors des chœurs. Il est en revanche plus surprenant dans le rôle d’Hécate, déesse de la lune. Marie Lenormand met à la disposition de « l’Amour » (prologue) et de Témire (confidente de Scylla) une voix cristalline et une diction irréprochable. Enfin, les parties de chœur sont remarquablement maîtrisées. Successivement puissant, majestueux, léger ou grave, il excelle dans le rendu des nuances.
Avec cet enregistrement, nous nous délectons d’une nouvelle lecture d’un opéra injustement oublié. De plus, l’initiative conjointe de Sébastien d’Hérin et du château de Versailles corrige une erreur de perspective provoquée par une discographie ayant tendance à privilégier les compositeurs prolixes au détriment des pépites qui les entourent. L’œuvre originale de Jean-Marie Leclair est une magnifique illustration de ces œuvres singulières. Un espoir, pour finir. La version de concert qui nous est proposée est remarquable. Nos yeux goûteront ils bientôt ce que nos oreilles ont tant aimé ?

Publié le 29 mars 2016 par Michel BOESCH