Seliges Erwägen - Georg Philipp Telemann

Seliges Erwägen - Georg Philipp Telemann ©The Metropolitan Museum of Art, New York, Gilman Collection, Purchase, Denise and Andrew Saul Gift, 2005
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Une métaphore populaire évoque un arbre qui cacherait une forêt. Avec ce coffret, c’est tout l’inverse. C’est la « forêt » des nouveautés commémorant le 250ème anniversaire de la disparition de Georg Philipp Telemann qui dissimule un « arbre » aux allures singulières mais à la beauté exceptionnelle. D’autant plus extraordinaire que le présent coffret ne constitue, à notre connaissance, que le second enregistrement d’un opus dont Gilles Cantagrel assure qu’il « fut peut-être l’œuvre sur la Passion la plus jouée au XVIIIème siècle » (livret). Wolfgang Schäfer avait tracé la voie en compagnie de son Freiburger Vokalensemble accompagné par l’Arpa Festante München (Brilliant Classics – 2012). A leur suite, le talentueux violoniste Gottfried von der Goltz mobilise son Freiburger Barockorchester (FBO, Orchestre baroque de Fribourg), truchements ô combien inspirés d’un compositeur dont des pans entiers de l’œuvre sacrée restent recouverts par l’injuste voile de l’oubli.

Telemann évoque cette pièce dans l’autobiographie qu’il adresse à Johann Mattheson (1681-1764) en vue de son insertion dans le répertoire biographique des 149 musiciens donnés en exemple aux professionnels de la musique de son temps (Grundlage einer Ehrenpforte/Fondements d’un arc de triomphe, 1740). Ce long article contient notamment le catalogue des œuvres « que j’ai composé durant les dix-huit années écoulées, c’est-à-dire… Dix-neuf musiques de Passion, parmi lesquelles deux sont très poétiques et dont les paroles de l’une, Seeliges erwägen, sont de ma plume ».

Arrêtons-nous un instant sur cette phrase car elle livre de précieux indices sur l’évolution du genre musical des Passions à l’époque de Telemann. Dans notre chronique publiée le 15 mars 2018, nous observions la floraison des différents courants stylistiques du vivant d’Heinrich Schütz (1585-1672) : la psalmodie traditionnelle se perpétuait tandis que la Passion-Motet, entièrement polyphonique, se métamorphosait peu à peu en Passion-Répons. Seules l’introduction et la conclusion y conservent le style polyphonique, le reste du texte en allemand étant psalmodié. A l’orée du XVIIIème siècle, l’évolution des goûts musicaux impulse une quatrième ramification : la Passion-Oratorio. Pour simplifier, deux caractéristiques principales la distinguent des formes précédentes. D’une part, le texte ne s’astreint plus strictement à la Vulgate, « mêlant (désormais) des fragments de récit évangélique à des vers originaux, ou entièrement composés de paraphrases poétiques » (Gilles Cantagrel – J.-S. Bach, Passions, Messes et Motets, Fayard, 2011). D’autre part, tout en se souvenant « encore du « ton de la Passion », (elle) fait intervenir des instruments d’accompagnement, des ritournelles instrumentales et des interpolations de méditations… Elle comprend des récitatifs, arioso, aria, selon l’esthétique de l’opéra » (Edith Weber, La recherche hymnologique, Beauchesne, 2001). Dans ce domaine, Hambourg fait figure de pionnier. Avec sa Johannespassion cum intermediis (1643), le cantor de l’une des églises de la ville (le Johanneum / l’école Saint Jean), Thomas Selle (1599-1663), fut probablement le premier compositeur à ajouter au récit traditionnel de la Passion en langue allemande des motets composés sur des textes non évangéliques.

Seliges Erwägen présente toutes les caractéristiques des Passions-Oratorios telles que nous venons de les décliner. Pourtant, il s’en distingue sur trois plans au moins : l’intention, le texte et le lieu d’exécution. Ces spécificités se dissimulent dans les sinuosités du titre complet coiffant l’ouvrage: Seliges Erwägen des bittern Leidens und sterbens Jesu Christi zu Beförderung heiliger Andacht, in verschiedene Betrachtungen, die aus dem Haupt-Inhalte der Passions-Historie zusammengezogen sind, abgefasset und im Hamburgischen Werck- und Zuchthause aufgeführet von Telemann. Examinons chacun de ces éléments.

D’abord, les deux premiers mots de son titre déclarent un dessein qui l’écarte d’emblée du répertoire musical habituellement sollicité lors des offices de la Semaine sainte. Il s’agit ici d’un exercice spirituel, d’un examen intérieur (Erwägung) destiné à procurer sérénité et béatitude (Seligkeit). Les traductions proposées en langue française permettent d’en préciser les contours : « bienheureuses contemplations » dit le livret intégré au coffret ou « réflexions morales » dans la traduction de la troisième des Autobiographies de Telemann (édition Symetrie). En tout état de cause, le but affiché apparaît explicitement : créer les conditions d’une introspection pour contribuer à la promotion de la sainte dévotion (zur Beförderung heiliger Andacht) par une suite de méditations (in verschiedene Betrachtungen). Cette finalité, si elle ne traduit pas fondamentalement l’orientation spirituelle de Telemann, indique néanmoins qu’elle s’adresse à un public partageant tout ou partie des valeurs du piétisme. En effet, cette mouvance religieuse « accentue la part donnée au Christ dans l’œuvre de rédemption ». En outre, pour son initiateur, Philipp Jakob Spener (1653-1705), « l’expérience religieuse personnelle est plus décisive que l’adhésion à un credo», explique Jean Baubérot (article « Piétisme » in Encyclopaedia Universalis). Natif de Ribeauvillé, en Alsace, Spener avait été nommé pasteur de Francfort-sur-le-Main. Or, selon certaines sources musicologiques, c’est précisément à Francfort que Telemann aurait achevé la version primitive de cet opus.

Ensuite, Telemann ne reproduit pas le récit de la Passion du Christ tel qu’il est consigné dans les Evangiles. D’ailleurs, il ne s’en cache nullement. N’explique-t-il pas qu’il a réalisé un assemblage du contenu principal (Haupt-Inhalte) de l’histoire de la Passion, puisant particulièrement son inspiration dans les pages évoquant des bittern Leidens und sterbens Jesu Christi (des amères souffrances et de la mort de Jésus Christ). Certes, il reviendra aux textes canoniques dans ses compositions ultérieures, respectivement douze Passions selon saint Mathieu et saint Marc et onze Passions selon saint Luc et saint Jean. Mais ici, il les consulte sans s’y enfermer. De même, il n’aura pas recours aux combinaisons des quatre textes évangéliques auxquelles Heinrich Schütz avait eu recours pour Die sieben Worte Jesu Christi am Kreuz (Les sept paroles du Christ en croix) SWV 478. En 1716, à Francfort, Telemann leur a déjà préféré la version poétique du récit publiée par Barthold Heinrich Brockes (1680-1747), ancien élève du Johanneum devenu un notable de Hambourg. Déjà, le titre de l’œuvre ne comporte plus le terme « Passion » mais annonce un propos invitant explicitement à la méditation personnelle, comme le préconise le courant piétiste : Der für die Sünde der Welt gemarterte und sterbende Jesus (Jésus martyrisé et mourant pour les péchés du monde). S’il reproduit l’intégralité du récit de la Passion, c’est essentiellement pour une raison pratique : il souhaite que sa Passion-oratorio soit représentée dans un cadre liturgique. En revanche, il choisit d’y intercaler des parties d’inspiration madrigalesques, des commentaires libres exprimés par des personnages allégoriques comme Die Tochter Zion (la fille de Sion) ou trois Gläubige Seele (âmes croyantes). Telemann jugera que la poésie de « Herr Brocks… von allen Kennern für unverbesserlich gehalten wird (est tenue par tous les connaisseurs comme insurpassable) ». Comme tant d’autres musiciens également séduits par la modernité de ce texte (Reinhard Keiser en 1712 ou Georg Friedrich Haendel en 1716), il mettra en musique ce long poème que nous connaissons aujourd’hui sous le titre de BrockesPassion et dont notre consœur Marguerite Haladjian a rendu compte dans sa chronique publiée le 14 mai 2018.

Toujours innovant, Telemann ajoutera un nouveau rameau à cette branche déjà bien fournie : l’oratorio de la Passion. Si la Passion-oratorio répond encore aux normes liturgiques, l’oratorio de la Passion s’inspire ostensiblement de l’art théâtral de l’opéra. Il est donc généralement exécuté en version de concert. De plus, Telemann conjugue « au talent de compositeur… celui de poète », comme l’affirme François-Joseph Fétis (1784-1871) dans sa volumineuse Biographie universelle des musiciens (Tome 8, 1867). Porté par l’élan de modernité du texte de Brockes, il associe ces deux compétences pour rédiger lui-même un poème qu’il mettra ensuite en musique. S’affranchissant des contraintes liées à la narration liturgique, le compositeur peut donc laisser libre cours à son inventivité tant littéraire que mélodique. Personnages allégoriques et historiques se partagent la tête d’affiche. Ainsi, l’allégorie de la Dévotion (Die Andacht), porte-parole des pensées du public, se voit attribuer huit airs et huit récitatifs quand Jésus intervient dans six airs et six récitatifs. Dans les seconds rôles, deux autres personnages fictifs (Der Glaube/la Foi et Zion/Sion) côtoient deux autres personnages du récit évangélique : Pierre et le grand-prêtre Caïphe.

N’étant pas taillée aux normes de la musique d’église et l’Opéra de Hambourg faisant relâche durant la Semaine sainte, il restait à choisir un lieu pour la création de cet oratorio. Et ce lieu devait pouvoir accueillir un vaste public. Car, avec les musiciens appartenant à la famille des « modernes », Telemann partageait une conviction : « l’art ne doit pas être l’apanage d’une élite, il est le bien de tous », explique Romain Rolland (1866-1944) dans son cours relatif aux Origines du « style classique » dans la musique allemande du XVIIIème siècle (Le Mercure musical, volume 6, 15 février 1910). Et de poursuivre : aussi, « dès 1715 environ, Telemann commençait à donner des auditions ouvertes, au Collegium Musicum qu’il avait fondé à Francfort. Mais ce fut surtout à partir de 1722, à Hambourg, qu’il organisa des concerts réguliers, publics et payants. Ils avaient lieu, deux fois par semaine, le Lundi et le Jeudi, à 4 heures ». Notons d’ores et déjà que la première représentation de son oratorio Seliges Erwägen se déroula un lundi, premier jour de la Semaine Sainte de l’an 1722. Pour le produire, avait-il d’abord songé au Drillhaus de Hambourg, cette salle d’exercice de la milice municipale ? Il y animera, dès 1723, le banquet annuel des capitaines de cette milice avec des compositions regroupées sous le titre de Hamburgische Kapitänsmusik, un ensemble d’oratorios sacrés et de sérénades séculaires. Mais c’est le Werk- und Zuchthaus (pénitencier) de Hambourg qui est finalement retenu. Ouvert en 1618 à l’initiative de la municipalité, ce lieu de travail et de détention accueille mendiants et vagabonds, mais également des personnes « embastillées » à la demande de leur famille. Pour ces reclus, il s’agit de vivre de leur travail et non de l’aumône. En 1726, 2 500 personnes y étaient enfermées. Manifestement, un public de choix pour une œuvre dédiée à l’édification morale et spirituelle. C’est donc dans ce lieu de souffrances à visages humains que, le 19 mars 1722, Telemann crée sa Passionsoratorium in neun Betrachtungen (oratorio de la Passion articulé autour de neuf contemplations). Projet qui rapproche davantage son ouvrage du cycle de cantates vénérant, une à une, les sept plaies mutilant les Membra Jesu nostri BuxWV 75 de Dietrich Buxtehude (1637-1707) que des récits foisonnants des célébrissimes Passions de Johann Sebastian Bach (1685-1750).

Pour accéder à la salle de concert, le site Tamino Klassikforum signale que l’auditeur devait être muni d’un livret vendu « au profit des pauvres ». Celui-ci faisait office de « billet d’entrée ». Il ne s’agit pourtant pas d’une première. En effet, la BrockesPassion avait été créé le 2 avril 1716 à Francfort au profit d’un orphelinat. Dans sa troisième autobiographie (1740), Telemann note à ce propos que « les portes de l’église étaient surveillées par des gardes qui ne laissaient entrer personne qui ne se présentât avec un exemplaire imprimé de la Passion ». Quel était plus précisément le bénéficiaire des recettes de la vente du livret de l’oratorio Seliges erwägen ? S’agissait-il, en l’occurrence, d’un concert de charité au profit du centre de détention ?

Notons d’ores et déjà une particularité de ce livret. Si l’ensemble du texte y figure, la plupart des chorals qui le ponctuent n’apparaissent qu’au travers de leur titre ou de leur premier verset. Cette singularité semble indiquer que les auditeurs connaissaient par cœur le texte de ces chorals chantés régulièrement lors des offices religieux.

L’oratorio se décline en neuf mouvements, à l’image des « entrées » dans une pièce lyrique ou des chapitres d’un livre de dévotion. Pour bien marquer la finalité contemplative de l’opus, deux composantes des Passions sont écartées de la partition : pas d’Evangéliste car les pauses méditatives ne s’inscrivent pas dans la cohérence d’un récit ; pas de grand chœur non plus car il convenait de privilégier la dévotion individuelle. Cette succession de neuf contemplations organise le face-à-face de l’auditeur avec le Christ souffrant. En cela, il s’inscrit dans le prolongement de cet ouvrage du XIVème siècle intitulé Théologie germanique dont la rédaction est attribuée à un chevalier teutonique de Francfort. A son propos, Martin Luther (1483-1546) déclare que « après la Bible et St Augustin, je n’ai point rencontré de livres d’où je reconnaisse avoir mieux appris ce que c’est que Dieu, Christ, l’homme et toutes choses » (in La théologie réelle, vulgairement ditte la théologie germanique, 1700). Equivalent germanique de L’imitation de Jésus-Christ (œuvre de piété datant également du XIVème siècle), le fondement de cette théologie peut se résumer en une phrase : pour atteindre la plénitude, il faut « que l’homme se quitte soi-même, et qu’il se rende à Dieu par Jésus-Christ et par l’imitation de sa vie ». Et c’est précisément l’appel au partage de sa souffrance qui est au cœur de l’oratorio.

Pour créer les conditions de cette symbiose, Telemann fait gravir à l’auditeur neuf degrés, les neuf stations qui jalonnent le chemin de souffrance du Christ. De la Cène durant laquelle il fait ses adieux jusqu’à sa mise au tombeau, terme de son existence terrestre. Hormis la première méditation qui s’ouvre sur un choral et se conclut par une aria, les autres moments de contemplation s’articulent selon un schéma en trois temps, proche de la structure d’une prédication : des arias et récitatifs se référant aux épisodes évangéliques, un temps de méditation dirigé par un personnage allégorique (principalement la Dévotion/Die Andacht), le chant d’une strophe d’un choral luthérien pour en résumer les éléments essentiels.

Ce chemin de croix en neuf stations s’ouvre sur une courte sonate pour orchestre. Cette sinfonia se décline en deux parties. Chacune d’elles semble viser un objectif spécifique. Dans la première, les violons glissent langoureusement sur un chapelet de noires pincées sur les instruments du continuo, imitant ainsi les battements du cœur d’un homme qui appréhende les événements à venir. Cette superbe entrée en matière pourrait constituer l’équivalent, en rhétorique, de la captatio benevolentiae (recherche de la bienveillance de l’auditoire). Le silence s’imposant dans la salle, la seconde partie nous rapproche davantage du drame qui va être retracé. Le tempo est haché par des silences. Les cordes et les bois dialoguent sur une tonalité mélancolique. Pourtant, les hautbois y glissent une note d’espoir, celle d’une libération promise au terme du parcours. En écho, les chalumeaux (ancêtres des clarinettes) y ajoutent une touche pastorale. En rupture avec l’usage, cette ouverture instrumentale n’a rien de funeste.

La première contemplation évoque le dernier repas partagé par Jésus avec ses disciples. Elle s’ouvre sur le choral Schmücke dich, o liebe Seele (Orne-toi, ô chère âme) dont le texte de Johann Franck (1618-1677) relie le banquet de l’Evangile au sacrement de l’Eucharistie. Les solistes sont renforcés par quatre ripiénistes (ici, quatre chanteurs supplémentaires intervenant lors des chorals) et probablement rejoints par tout ou partie du public qui connait parfaitement ce texte. Ils interprètent, sur un mode homophone, la première strophe de ce choral mis en musique par Johann Crüger (1595-1662). L’aria dans laquelle Jésus s’adresse à ses disciples attablés s’ouvre et se clôt sur un émouvant Gute Nacht (Bonne nuit). Formule accompagnant aujourd’hui le coucher, elle désignait couramment la préparation à la mort, devenant synonyme de « Bonne mort » dans l’ars moriendi (l’art de mourir) de l’époque moderne. Par exemple, la neuvième strophe du motet funèbre Jesu, meine Freude BWV 227 débute également par les mêmes termes. Jésus ouvre donc son propos d’adieux avec des mots qui le rendent profondément humain. Dialoguant avec les violons soutenus par le continuo, il annonce sa mort prochaine dans une élégie pleine de douceur et d’élégance. La séquence suivante prend une allure plus cérémonielle. Jésus institue l’Eucharistie dans un récitatif quasiment chanté a capella, lourdement ponctué par des accords arpégés du clavecin appuyés par la contrebasse. Pour souligner les paroles extraites de l’Evangile (Nehmet, esset, das ist mein Leib/Prenez, mangez, ceci est mon corps), la tonalité change pourtant. La voix adopte une tournure plus protocolaire. Ensuite, la ligne mélodique retrouve son liant et le chant est à nouveau porté par les violons. Une première pause méditative permet à la Dévotion d’exprimer joyeusement sa gratitude et sa confiance. Les flûtes alertes renchérissent sur ces paroles, des ritournelles instrumentales caracolent et le croyant se réjouit dass durch dieses Gnaden-Tränken meine Seligkeit nun da (parce que cette boisson de grâce m’apporte le Salut). Sur le même mode que pour le partage de son corps, Jésus fait maintenant don de son sang. Le choral Dein Blut, der edle Safft (Ton sang, ce noble jus) emprunte les paroles de la neuvième des onze strophes de l’hymne Wo soll ich fliehen hin (Où dois-je m’enfuir) écrit par le pasteur Johann Heermann (1585-1647) sur la mélodie du cantique Auf meinen lieben Gott trau ich in Angst und Not (A mon cher Dieu, je me fie dans la peur et la détresse) du hollandais Jacob Regnard (1540 ?-1599). Il se trouve que cet extrait est particulièrement adapté à la finalité que poursuit Telemann. Ne figure-il pas dans le chapitre Absolutions und Besserungslieder (Absolution et chants destinés à se bonifier) du Auserlesenes geistreiches Kirchen-Gesangbuch (Choix spirituel de chants d’église) paru à Ulm en 1798 ? Comme le choral précédent, solistes, ripiénistes et continuo invitent le public à se joindre à eux pour vénérer le sang du Christ. La Dévotion tire enfin les enseignements de cet épisode, louant le sacrifice divin pour ses effets libérateurs du péché. L’accompagnement est ici particulièrement dépouillé, le clavecin cadençant le récitatif par des accords en arpèges accentués par la contrebasse : la priorité est manifestement donnée au texte plus qu’à son accompagnement. Mais, pour achever cette première évocation sur une note positive, Telemann prescrit la reprise de la première intervention de la Dévotion menée dans une atmosphère de Flûte enchantée.

Le second tableau met en scène la présomption de Pierre. En d’autres termes, la méditation va maintenant porter sur le péché d’orgueil, celui qui conduit à présumer de ses forces et à s’en vanter. De bout en bout, Telemann manie les contrastes, alternant recueillement et passion, sobriété de l’accompagnement et exubérance instrumentale. Notons également que la Dévotion change d’interprète lors des deux méditations suivantes. Le ténor cède la place à la soprano. Simple artifice visant à prévenir la monotonie ? Plutôt le recours au symbolisme des voix tel qu’il a cours à cette époque. En effet, le soprano porte habituellement les messages d’amour tandis que le ténor chante l’espérance. Et c’est bien un témoignage d’amour que Telemann entend adresser à deux personnages soumis à un drame intérieur : Pierre ici et Jésus dans la partie suivante.

Porté par un continuo intermittent, Jésus annonce à Pierre sa défection prochaine. Ce que Pierre dément catégoriquement. A ce récitatif dépouillé succède une aria attisée par une entrée instrumentale aux allures belliqueuses. Pierre affirme être en mesure de résister à tous les supplices corporels, assurant Jésus, dans un mein treues Herz (mon cœur fidèle) longuement tenu et souvent répété, de son indéfectible loyauté. Dans un bratet mich (brûlez-moi) furieusement déclamé puis souligné par un silence, il sollicite même l’épreuve du feu. De bout en bout, l’accompagnement instrumental est agité par les hautbois. Un moment à haute densité théâtrale renforcée encore par la répétition de cette aria après une courte et sobre intervention de Jésus. Dans un récitatif dépouillé, la Dévotion exhorte maintenant Pierre à ne pas présumer de ses forces. Elle l’invite plutôt à observer le combat que va mener Jésus au jardin de Gethsémani. Depuis son poste d’observation, elle tire une curieuse leçon de ce qui va advenir : Da wirst du sehn, dass Fleisch und Blut nichts in des Geistes Kämpfen thut (Alors tu verras que la chair et le sang n’ont pas leur place dans les luttes de l’esprit). A qui s’adresse ce message ? Telemann agissait-il ici en militant des Lumières, appelant à la tolérance et dénonçant les persécutions qui, en Europe et en Asie, s’acharnaient encore sur ceux qui ne partageaient pas les croyances et les mœurs dominantes ? Dans l’aria qui succède au récitatif, la Dévotion déplore la fragilité humaine. Telemann déploie ici ses talents de pédagogue. Il applique le procédé de la répétition à des mots-clés qu’il veut imprimer dans l’esprit des auditeurs, particulièrement Dencke nach (Pense-y) pour les apostropher et Staub und Asche (poussière et cendre) pour leur rappeler leur véritable nature. Dans une seconde partie, il adopte une écriture figuraliste, transformant des mots en images par la médiation du son. Ainsi, les Seelen-Kriegen (guerres de l’âme) sont baignées dans une atmosphère guerrière amplifiée par les bassons. Autant l’intention de Deine Feinde zu besiegen (vaincre tes ennemis) est emportée par un tempo vigoureux gravissant une ligne mélodique ascendante, autant le constat que l’homme est viel zu schwach und ungewandt (bien trop faible et maladroit) s’étire pitoyablement sur une ligne mélodique descendante. Enfin, pour souligner la force avec laquelle Dieu peut accorder son assistance, le terme starcker (forte) est exalté par des mélismes vertigineux. La conclusion revient à nouveau à Johann Heermann louant Gott, gross über alle Götter (Dieu, plus grand que tous les dieux). Il s’agit de la huitième strophe de son hymne Treuer Gott, ich muss dir klagen (Dieu fidèle, je dois me plaindre auprès de toi) composé en 1630 sur la mélodie Freu dich sehr, meine Seele (Réjouis-toi fort, mon âme) du calviniste Louis Bourgeois (1510 ?-1559).

Au jardin de Gethsémani, Jésus s’isole pour prier. Dans une courte entrée instrumentale, le hautbois répand de longs sanglots, ceux d’un homme effrayé par le sacrifice auquel il doit se soumettre. Ce tableau se singularise par l’emploi de nombreux procédés expressifs. Le hautbois soliste accompagnera tout le récitatif, la tendresse de sa sonorité tempérant la dimension tragique d’un texte hautement théâtralisé dans lequel Jésus indique ostensiblement les effets physiques (forces qui l’abandonnent, parole entravée, souffle coupé) produits par le drame intérieur qui le taraude. Une manière puissante de faire revivre à l’auditeur la souffrance physique supportée par le Christ. Dans deux airs successifs, la Dévotion prône le partage des souffrances, dans la logique de la Théologie germanique déjà citée: « si l’on ne peut pas être le Christ, on peut toujours s’en approcher autant que possible ». Elle vit la douleur du Christ dans une plainte portée par les violons jusqu’au tremblement qui l’agite en même temps que Jésus (er zittert/il tremble), son cœur bat sur une cadence marquée par les traits impétueux des violons. L’aria suivante jette une lumière encore plus crue sur la scène. Trois lignes mélodiques se superposent : celle du violon solo crissant sous l’effet de l’épouvante, celle des basses figurant, par des notes pincées, la sueur mêlées au sang (blutigen Schweiss-Rubinen) qui s’égoutte au sol, celle de la Dévotion qui s’interroge affectueusement sur la manière de lui venir en aide. Une peinture sonore d’une remarquable précision. En forme d’habile transition, une ritournelle instrumentale prépare le chant du choral conclusif Tritt her, und schau mit Fleisse (Viens, et regarde attentivement). Il s’agit de la seconde strophe du cantique Welt, sieh hier dein Leben (O monde, vois ici ta vie) composé en 1648 par Paul Gerhardt (1607-1676) sur une très ancienne mélodie profane : Innsbruck, ich muss dich lassen (Innsbruck, je dois te laisser) de Heinrich Isaac (1450-1517).

Voici Jésus confronté à Caïphe, grand-prêtre du Temple de Jérusalem. Telemann réfléchit ici au thème de l’orgueil, notamment celui des puissants. L’ouverture instrumentale est solennelle et tourmentée à la fois. Dans une écriture lulliste, Telemann témoigne musicalement de la tension qui électrise la relation entre les deux personnages. Dans une aria, Caïphe affirme hautainement son autorité par de longs mélismes soulignant deux termes : Höchsten (Très-Haut) pour affirmer que son pouvoir lui vient directement de Dieu et wiederlegen (irréfutable), avertissant Jésus de son omnipotence. Son propos adopte une forme en rondo. Soutenu par les cordes et le continuo, cet ensemble instrumental est renforcé par les bois dans les interludes pour souligner davantage encore la majesté de sa position. Comme dans le court dialogue avec Pierre, Jésus répond laconiquement au long récitatif de Caïphe. Ces deux passages sont les seuls à prendre la forme d’un dialogue embryonnaire, tous les autres airs ou récitatifs relevant du monologue. L’accompagnement du récitatif est sobre, comme dans les opéras de la période classique. Quelques arpèges s’échappent du clavecin, modestement soutenu par le continuo, tandis que le chanteur s’exprime presque a capella. Soudain, les cors résonnent et le tutti instrumental proclame la supériorité d’un Jésus complètement transfiguré. Dans ce nouveau passage d’une grande expressivité, le Christ annonce que les rôles s’inverseront lorsque die Gerichts-Posaune Schallt (la trompette du jugement retentira). Telemann hiérarchise l’éclat et la puissance sonore, distinguant l’honorabilité du grand-prêtre de la divinité du Christ par la simple combinaison des instruments. Piqué au vif, Caïphe prononce un verdict de mort. Indignée, la Dévotion tente de l’en dissuader. En vain. Elle se livre alors à la méditation. Dans une aria, elle condamne Menschen-Hände, Menschen-Lippen (les mains et les lèvres des hommes) qui surpassent en avanies les méfaits du démon. Deux violons et deux hautbois à l’unisson lancent cette séquence pédagogique sur un tempo abrupt et tourmenté. Telemann décrit spécialement l’univers du diable, évoquant notamment son monde, der Höllen-Gluth (le brasier infernal) par un furieux mélisme traversé de dissonances. Un court récitatif annonce le chant du choral Du edles Angesichte (Toi, noble visage), la seconde strophe du célèbre choral O Haupt voll Blut und Wunden (O tête couverte de sang et de plaies) dans la version de Paul Gerhardt. Il avait transposé l’hymne latin Salve caput cruentatum (Salut, tête ensanglantée) de Arnulf von Löwen (1200 ?-1251), lui-même inspiré par un poème de Bernard de Clairvaux (1090 ?-1153 ?).

C’est dans une véritable atmosphère d’opéra que Pierre réapparaît. Ce tableau est dédié à la repentance et à la réconciliation avec le Christ. Constituant la clé de voûte de la composition, formule-t-elle un message de bienveillance à l’adresse des pensionnaires du centre de détention ? Dans trois airs consécutifs, Pierre effectue son examen de conscience. Le récitatif accompagné par des cordes épouse les contours d’une déploration : plaintive et légèrement dissonante lorsque Pierre découvre l’erreur commise, agitée et fouettée par des chromatismes lorsque s’ouvre la perspective de sombrer dans l’abîme de Lucifer. Dans une aria larmoyante, Pierre exprime son malaise. Le continuo et le basson nimbent ses soupirs d’une vapeur mordorée alors que les violons compatissent et les prolongent en écho. Seules les larmes das die Augen quellen (qui sourdent des yeux) suscitent un changement de tempo figurant alors l’écoulement d’un ruisseau sur lequel les violons dessinent des vaguelettes pressées. Dans son arioso final, Pierre s’alarme. Chromatismes et dissonances expriment fébrilement sa peur, celle d’être in Ewigkeit verlohren (perdu à tout jamais). Pour son unique apparition, la Foi (der Glaube) le rassure (de même que les auditeurs rassemblés) dans une aria gracieuse s’écoulant au rythme d’une danse galante. Emoustillée par des flûtes radieuses, elle insuffle une note d’espérance par un chant orné de notes d’agréments. Ce style à la française contraste avec la construction géométrique du choral final Straf mich nicht in deinem Zorn (Ne me châtie pas dans ta colère). Telemann retient ici la première strophe de l’hymne écrit par Johann Georg Albinus (1624-1679). Il en modifie le dernier verset et l’harmonise en vue d’un accompagnement par les bois et les vents en lieu et place du continuo.

Jésus couvert de sang, premier des martyrs. L’ensemble de cette cantate miniaturisée est dédié à la méditation personnelle. Elle est menée par un ténor soliste sous les habits de la Dévotion. Dans un bref récitatif pudiquement accompagné par le continuo, la Dévotion emprunte à l’Evangile de saint Mathieu (27,25) la réponse du peuple juif dégageant Pilate de sa responsabilité: Sein Blut komm über uns und über unsre Kinder (Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants). Il détourne ensuite cette objurgation dans le sens de la Théologie germanique : en renonçant à soi pour suivre Jésus, la malédiction se transforme en bénédiction. C’est au rythme d’une marche aux allures martiales que le tutti instrumental introduit une aria en forme de rondo. La construction symétrique de ce passage lui donne une allure de répons psalmodique. Cadencée par un continuo palpitant, la Dévotion évoque différentes situations de danger pour l’âme (Satan, une mauvaise conscience, la mort). Supportée par les cors et les violons, elle se veut pourtant rassurante dans un refrain déférent en forme de supplique : Ach so komme mir zu gut, Jesu, dein gerechtes Blut (Alors, Jésus, délivre-moi par ton sang innocent). Une habile alternance exaltée par le jeu des contrastes de coloris et de tempi. Dans un austère récitatif aux accents doloristes, elle décrit maintenant le corps meurtri de Jésus sur lequel elle lit pourtant sa quittance (Frey-Brief), celle qui libère l’homme de la faute originelle. Flûtes et violons projettent une note aimable sur ce corps ensanglanté. Telemann excelle ici dans l’art de la peinture sonore des sensibilités les plus subtiles. Pour renforcer son message rassurant, les mélismes (Frey) et les répétitions (Ich sprech euch quitt/Je vous tiens quitte) surlignent avec insistance les termes évoquant l’absolution. Le choral conclusif ferme la parenthèse de cet épisode heureux pour célébrer, cette fois sur une tonalité pathétique, la tête ensanglantée du Christ (O Haupt voll Blut und Wunden). Les choristes égrènent la première strophe du cantique de Paul Gerhardt composé sur une mélodie du francfortois Hans Leo Hassler (1564-1612).

Dans ce septième tableau, Jésus crucifié et la Dévotion se tiennent face à face. En opposition avec l’esthétique doloriste, c’est un Jésus combatif qui s’adresse à l’auditoire. L’austère récitatif d’entrée contraste avec l’aria aux allures belliqueuses. Loin de l’image d’un supplicié mourant, le Christ se déclare prêt à lutter : Ich will kämpfen, ich will streiten (Je veux lutter, je veux combattre). Dans ce message répété à de multiples reprises, kämpfen et streiten se répondent, dans l’ordre du texte ou dans leur permutation. A chaque fois, ils sont affirmés avec force ou explosent dans de longs mélismes. L’accompagnement du tutti instrumental à l’unisson est martial, tout à fait dans la manière de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). Les allures guerrières du tempo ne fléchissent à aucun moment, voulant réveiller dans l’auditoire un réflexe de pugnacité à l’encontre du péché. C’est également par des mélismes appuyés qu’il désigne l’adversaire (die Hölle/l’enfer) et l’objectif (der Drache sterben/le dragon doit mourir). Dans un court récitatif, la Dévotion s’incline devant la croix puis rappelle le contexte dans lequel le péché originel avait été commis. Dans cette aria, la réflexion du ténor est constamment contrariée par le sifflement du serpent signifié par une note aigüe répétée trois fois, s’échappant d’une flûte, d’un violon puis des deux instruments en écho. Ces trois notes obsédantes raillent par leur ricanement diabolique chaque fin de verset rendant un hommage ému au Sauveur. La méditation s’achève sur la seizième strophe du texte de Paul Stockmann (1602-1636) que l’on trouve imprimé dans divers livres de chant comme le Leipziger Gesangbuch de 1767. Le livret reproduit cette strophe dans son intégralité, ce qui semble indiquer qu’elle était probablement moins familière aux auditeurs.

Jésus agonise. La sinfonia d’ouverture est à la fois paisible et mélancolique. Paisible car le Christ se déclare vainqueur de sa lutte contre Satan et qu’il peut désormais s’endormir zu guter Nacht (pour une bonne nuit) avant de rejoindre l’univers céleste. Mélancolique parce qu’il quitte le monde terrestre au désespoir de ses fidèles. En rupture avec l’architecture des contemplations précédentes, un choral se glisse à la suite de cet arioso. La seconde strophe de l’hymne O Traurigkeit, o Herzeleid (O tristesse, o douleurs) du prédicateur Johann Rist (1607-1667) exprime justement cette détresse (O grosse Noth). Dans son unique apparition, Zion (Sion) secoue violemment l’assemblée dans un récitatif aux caractéristiques opératiques. Puis, dans une aria fulminante, elle enjoint les auditeurs à sortir de leur insouciance. Un Erstaunet (Effarez-vous) aux allures mozartiennes les somme de réagir par de saisissants sauts à l’octave. Ses aigus impétueux conjugués au bouillonnement orchestral entendent briser les résistances de ceux qu’elle venait de désigner sous le qualificatif de Gottes-Mörder (assassins de Dieu). Ce passage virtuose développe un stile concitato (style agité) manifestement d’inspiration italienne. Il représente une Eglise (Sion) qui, dans un discours véhément, réprimande une assemblée issue des Kreyse der sichern Welt (cercles du monde insouciant). Par-là, Telemann entendait-il sensibiliser ces versteinerte Hertzen (cœurs de pierre) au sort des égarés incarcérés dans le pénitencier où se déroule le concert ? Par un contraste percutant, les deux premières strophes du choral Nun gibt mein Jesus gute Nacht (Souhaitez maintenant bonne nuit à mon Jésus) invitent instantanément au recueillement. Ces paroles ont été écrites par Johann Rist sur une mélodie de l’hymne luthérien destiné aux funérailles Nun lasst uns den Leib begraben (Laissez-nous maintenant enterrer ce corps) composé par le théologien Michael Weiss (1488 ?-1534).

La Dévotion s’incline devant le tombeau du Christ. Dans l’ouverture instrumentale de cette dernière petite cantate pour voix de soliste, la flûte et le hautbois roulent paisiblement sur les pizzicati des cordes. Cette aria baigne dans un climat de confiance, celle d’une âme rassurée sur sa destination céleste. Figurant un rythme de galop, le continuo la transporte in das güldne Sternen-Hauss (dans la demeure dorée des étoiles). L’atmosphère n’a rien de funèbre. A peine une pointe de mélancolie. Une fois de plus, la mort est figurée musicalement comme un sommeil préfigurant un réveil dans la Jérusalem céleste. D’ailleurs, dans le récitatif accompagné qui lui succède, la Dévotion souhaite une bonne nuit à Jésus (Schlaf wohl von allem ausgestandnen Jammer /Dors bien après avoir enduré tous ces malheurs) avant de prendre congé. C’est sur la dixième strophe de l’hymne O Haupt von Blut und wunden que s’éteint l’oratorio. Cette strophe exprime le bonheur de bien mourir (Wer so stirbt, der stirbt wohl/Qui meurt ainsi, meurt comblé). Le concert s’achève sur ces mots réconfortants.

Cette œuvre ravissante étrangement méconnue (même Gilles Cantagrel ne la cite à aucun moment dans son intéressant Georg Philipp Telemann ou Le célèbre inconnu, Editions Papillon, 2003) constitue pourtant, à nos yeux, une illustration exemplaire du projet artistique du compositeur. De même, elle constitue un modèle dans le genre des « goûts réunis » : les élégances françaises se mêlent à la vivacité italienne pour servir d’écrin à la profondeur des chorals luthériens. Dans le poème qu’il ajoute au livret de la BrockesPassion en 1716, il plaidait déjà pour une fertilisation croisée des mots et des sons : « Une belle expression est bien mieux mise en valeur/Lorsque l’harmonie la porte à nos oreilles/Enflammant ainsi notre esprit d’une double étincelle/… Mon souhait le plus cher : que ma plume, trempée à l’eau de mes larmes/Inonde à son tour les yeux de l’auditeur ». Six ans plus tard, à Hambourg cette fois, Seliges erwägen atteint doublement l’objectif. Son talent de mélodiste déjà salué par ses contemporains, son infatigable recherche de coloris guidée par sa pratique de nombreux instruments et sa soif inextinguible de variété sans jamais renoncer à la simplicité, ne laissent aucun répit à l’auditeur. Mais ce qui est sans doute plus frappant, c’est le pouvoir de sa musique. Elle suscite l’émotion, toutes les émotions. Le plaisir, bien entendu. Mais aussi la sérénité voire la plongée dans une expérience spirituelle captivante.

Il est vrai que la partition est servie ici par des artistes d’un incroyable talent. Ne faisant qu’un dans les parties concertantes, ils éblouissent dans les passages solistes. Les sons sont pesés au trébuchet et leur union distille un baume tour à tour apaisant et régénérant. Chaque instrument exprime sa personnalité propre, toujours avec une habileté qui témoigne d’une technicité souveraine.

De même, tous les chanteurs font honneur à la partition. Mais Anna Lucia Richter impressionne. D’abord, par sa capacité à incarner des rôles différents en respectant scrupuleusement leur personnalité : contemplative lorsqu’elle s’exprime au nom de la Dévotion, persuasive quand elle prête sa voix à la Foi, bouillonnante pour invectiver l’assemblée. En véritable virtuose de la voix, elle est puissante dans les aigus, veloutée dans les graves. Sa ductilité lui permet d’escalader une gamme vocale impressionnante. Elle fait glisser les lignes mélodiques avec force et élégance, sans nuire à aucun moment à la qualité de sa diction. Dans le rôle principal de la Dévotion, Colin Balzer parle en chantant merveilleusement. Son discours est limpide et toujours expressif. Sa voix chatoyante épouse scrupuleusement la courbe des émotions dissimulées derrière les mots. Techniquement remarquable, son chant déploie une force de persuasion parfaitement adaptée à son rôle. Michael Feyfar interprète avec vigueur les deux faces de Pierre. L’expression de son orgueil ou de son désespoir sont traduites de façon subtile par sa voix au tranchant affilé. Michael Feyfar se distingue par sa capacité à nuancer l’intensité de sa voix. Parfaitement maîtrisée dans les difficiles mélismes, elle s’ajuste impeccablement aux moments les plus dramatiques. Enfin, le jeu d’acteur de Henk Neven traduit avec finesse les différentes nuances de l’orgueil, successivement impérieux, cassant et haïssable.

Tous ces acteurs ont façonné un coffret incontournable. Il l’est d’abord par la rareté des enregistrements de cet oratorio qui dissimule une force d’attraction étonnante. Il est également indispensable pour redécouvrir un compositeur considéré, par ses contemporains, comme l’égal de Bach et de Haendel, y compris dans le genre de la musique sacrée.



Publié le 30 juin 2018 par Michel BOESCH