Stravaganza d'Amore !

Stravaganza d'Amore ! ©
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L’art exquis de la mosaïque sonore

Voici un an, lors de sa création à l’abbatiale Saint-Robert de La Chaise-Dieu (Haute-Loire), nous étions tombés sous le charme de la Stravaganza d’Amore. Nous avions alors partagé le plaisir de cette découverte dans une chronique en forme de témoignage. Nous invitons notre lecteur à la consulter (A la Cour des Médicis) pour cheminer à son gré à l’intérieur d’un opus à peine retouché depuis cette première représentation mondiale. En conclusion de notre relation, nous appelions de nos vœux l’enregistrement de ce que nous qualifiions de « moment d’exception ». Le livre-disque distribué par Harmonia Mundi nous comble au-delà de nos attentes.

Véritable objet culturel, ce livre-disque conjugue plaisir et culture, flatte l’esprit comme les sens dans un admirable mariage du verbe et des sons. En d’autres termes, il exauce l’hédoniste et l’humaniste qui nous habitent. Aussi s’inscrit-il dans la catégorie des « certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes, qui ne doivent pas être attribuées à l’âme seule, ni aussi au corps seul, mais à l’étroite union qui est entre eux » (René Descartes - Les principes de la Philosophie (48), 1644). Italien par le son, il suscite l’émotion ; cartésien dans sa forme, il entend nous instruire sur les premiers balbutiements de la musique d’opéra.

Le livret luxueux, enrichi d’une iconographie choisie avec soin, contient cinq articles de fond agrémentés d’une chronologie. Ils sont rédigés à l’intention de lecteurs francophones, anglophones et germanophones. En ordonnateur inspiré, Raphaël Pichon dévoile la genèse du projet, trace sa ligne directrice et expose le synopsis des « quatre intermèdes fantasmés » qu’il a conçus avec le luthiste Miguel Henry. Thomas Leconte (du Centre de musique baroque de Versailles - CMBV) familiarise le lecteur avec l’avènement des intermedii lors des fêtes organisées à la cour des Médicis durant la seconde moitié du XVIème siècle. Ces divertissements glissés entre les actes d’une pièce de théâtre ont fini par en devenir l’attraction principale. C’est à une leçon de musicologie que nous convie Barbara Nestola (également du CMBV) lorsqu’elle retrace les grandes étapes de « l’invention » de la monodie accompagnée. En forme de transition, Thomas Leconte décline les repères chronologiques permettant d’inscrire dans le temps les événements qui ont marqué la vie politique et culturelle de « Florence au Cinquecento ». Cette étape était indispensable pour goûter pleinement l’exposé suivant, délicatement illustré par Anne Surgers (Université de Caen Normandie). Il décrit par le menu « l’apparat et les décors des fêtes florentines à la fin du XVIème siècle ». Enfin, Catherine Deutsch (Université Paris - Sorbonne) rappelle opportunément comment le faste florentin a marqué les esprits français, particulièrement à l’occasion du mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV.

Ce magnifique objet culturel célèbre un sentiment intemporel : l’Amour. Mais ici, Raphaël Pichon entend en débusquer les extravagances (Stravaganza d’Amore). La « grande fresque imaginaire » qu’il « créé de toute pièce » tient en quatre tableaux en forme d’intermèdes. Les pièces encadrantes plongent l’auditeur dans l’effervescence des fêtes nuptiales à la cour des Médicis. L’extravagance tient ici à la magnificence des sons et des lumières que dégagent les séquences musicales superbes qui les composent. Les deux intermèdes centraux racontent deux histoires d’amour extraordinaires : celle d’Apollon qui aime à la folie une Daphné figée dans l’indifférence ; celle d’Orphée qui réussit à extirper son Eurydice des Enfers (fin heureuse obligatoire pour pouvoir ravir les invités à la noce). Ils nous éclairent sur les origines des grands récitatifs qui, depuis, ont fait le bonheur des amateurs d’opéras.

Dès l’ouverture, les toutes premières notes révèlent, nous semble-t-il, le parti pris pédagogique des concepteurs de ces « quatre intermèdes fantasmés ». Visant la vérité historique, le premier intermède s’ouvre sur les six premières notes du Le Stravaganze d’Amore a Una, Due, et Tre Voci publié par Flaminio Corradi à Venise en 1616. Au demeurant, ce titre avait déjà été choisi par au moins deux poètes pour chanter l’amour dans sa version érotisante (Giovan Battista Marino - 1597) ou édifiante (Christoforo Castelletti – 1585). Ce dernier sera d’ailleurs mis en musique par Luca Marenzio dont nous entendons un court extrait en conclusion du premier intermède (Donne, il celeste lume). Bien plus tard, Domenico Cimarosa (1778) livrera un opéra comique en trois actes qu’il baptisera du même nom. L’architecture sonore conçue par Raphaël Pichon entend également réactiver un genre musical tombé en désuétude : le pastiche (pasticcio). « Dans sa forme dite italienne, il s’agit d’un opéra dont chaque acte est écrit par un compositeur différent, ou bien c’est un pot-pourri, une œuvre originale écrite à partir d’éléments connus puisés dans d’autres œuvres » précise Denis Morrier (Musique baroque : Pasticcio et parodies). Mais en aucun cas, il ne s’agit d’un genre mineur bien qu’Eugène de Montalembert et Claude Abromont ne lui concèdent pas la moindre ligne (Guide des genres de la musique occidentale – 2010). D’ailleurs, les plus grands musiciens baroques en ont fait un usage parfois immodéré. N’est-ce pas ainsi que Georg Friedrich Haendel (1685-1759) a construit son Giove in Argo (1739) ? John Christopher Smith (1712-1795) n’a-t-il pas employé le même procédé en composant son oratorio, Tobit (1764), reliant des morceaux choisis dans l’immense répertoire de Haendel ? Du reste, « Bach n’y vit rien que de très naturel, étant donné qu’il s’agissait d’une pratique absolument courante à son époque, qui même était tenue comme un hommage » (Robert SiohanLes formes musicales de la parodie et du pastiche – 1959). Et c’est un hommage admiratif et respectueux que Raphaël Pichon entend rendre aux géniteurs de l’opéra, comme Jean Tubéry l’avait fait, dans son The Heritage of Monteverdi, aux inventeurs de la musique instrumentale (voir notre récente chronique : The heritage of Monteverdi).

Pour redonner à ce répertoire son éclat et sa grandeur d’antan, Raphaël Pichon mobilise son ensemble, Pygmalion, auquel il associe des solistes de haut niveau. La combinaison de tous ces talents produit un effet d’éblouissement auquel nous avons succombé.

Le grand ordonnateur fixe à la musique instrumentale plusieurs fonctions. Avec la Toccata en fanfare composée par Girolamo Fantani en hommage à un membre de la famille du librettiste Ottavio Rinuccini, les cornets, les sacqueboutes et les percussions installent un décor somptueux. Nos sens nous transportent dans un palais princier où tout respire la majesté. La sonorité est puissante, la mélodie solennelle et le tempo mesuré. Car dans un tel milieu, les gestes sont contrôlés et l’atmosphère révérencieuse. Dans l’ouverture du second intermède (Dal vago e bel sereno / Du haut d’un beau ciel serein de Christofano Malvezzi), les instruments annoncent la couleur du récit qui va suivre. Par leur tonalité sombre, ils préfigurent les douleurs d’un amour sans retour tenaillant Apollon. Le chant mélancolique de la flûte à bec glisse sur un tapis de notes délicatement égrenées par la harpe. A l’inverse, les instruments savent magnifier le héros, comme l’Apollo affronta il serpente d’Alessandro Orologio, à grand renfort de cuivres et de percussions. Enfin, le Ballo del Granduca de Giovanni Battista Buonamente confirme la capacité des instrumentistes à ciseler les ornementations tout en nous entraînant dans une danse de cour aux vertus civilisatrices.

D’une façon générale, les instruments sont associés aux voix. Ainsi, dans l’Udite, lagrimosi spiriti d’Averno (Ecoutez, esprits larmoyants de l’Averne) de Luca Marenzio, le chœur coule délicatement sur un filet de sonorités suaves susurrées par les cuivres, créant une atmosphère figurant la profonde tristesse qui accable Orphée. Dans le Cruda morte (Mort cruelle) de Jacopo Peri, l’émouvant Sospirate, aure celesti (Soupirez, brises célestes) chanté par le chœur, naît dans un murmure pour monter imperceptiblement en intensité, ponctué par des percussions funèbres. En revanche, les instruments entrent en fusion avec les voix pour se réjouir avec la Bella ninfa fuggitiva de Marco da Gagliano. Le chœur sautille, les instruments caracolent, tissant un son à l’état pur. C’est toutefois dans les séquences de recitar cantando, la récitation chantée des Anciens, que l’instrument et la voix parviennent à s’enrichir mutuellement. Ainsi, pour la supplication d’Apollon (Un guardo, un guard’appena/ Un regard, juste un regard), Marco da Gagliano appelle les cordes à transposer la douleur intérieure en musique tandis que le cornet la diffuse dans un bel effet d’écho. Ce passage illustre à merveille la belle complémentarité de la voix et des instruments.

Les compositeurs convoqués par Raphaël Pichon partageaient tous un même idéal : parvenir à une fusion idéale du mot et du son. Pour y parvenir, ils affinèrent la division du travail : la musique vocale porte le texte ; la musique instrumentale le sublime par les sons. Ici, le service des mots est assuré de façon magistrale.

Commençons par le chœur. Il se distingue par son homogénéité, remarquable notamment dans les pièces chantées a capella. Ainsi, lorsque les deux chœurs du Trionfi oggi pietà (Que la piété triomphe aujourd’hui) de Giulio Caccini se rejoignent, les voix se mêlent, s’enlacent, se démêlent dans une parfaite maîtrise rythmique et harmonique : un chant cousu main. Ce collectif brille également par son agilité, nous rendant heureux de partager le O mille volte, mille giorno lieto e felice (O jour mille et mille fois heureux et joyeux) de Luca Marenzio. Toutes ces qualités s’expriment enfin dans le O giovenil ardire (O hardiesse juvénile) d’Alessandro Striggio, amplifiées par le style polychoral de son écriture. Ceci dit, notre « coup de cœur » se porte inconditionnellement sur le finale du quatrième intermède, le fameux O che nuovo miracolo d’Emilio de’ Cavalieri. Le refrain est entêtant, les variations rythmiques, mélodiques et harmoniques mêlent plaisir et raffinement, les sonorités sont lumineuses et pleines. Dans un bel ensemble, le chœur et les solistes se donnent la réplique pour souhaiter longue vie aux mariés du jour, Cristina e Ferdinando.

Les chanteurs solistes ne sont pas en reste. Renato Dolcini domine quasiment le second et le troisième intermède de sa voix ductile. Il habite son texte pour mieux expulser l’émotion qu’il renferme. De vocalises en tremblements, jouant agilement sur une large palette de nuances et de rythmes, il parvient à nous la faire partager. Convaincant dans la tourmente (Funeste piagge/ Rivages funestes de Giulio Caccini), irrésistible dans l’allégresse (Non avea Febo ancora/ Le soleil ne s’était pas encore levé d’Antonio Brunelli), son timbre de baryton parle directement à notre cœur. La voix chaleureuse et le timbre frais de la soprano belge Sophie Junker éclaire le O che felice giorno (O jours heureux) de Giulio Caccini d’une lumière diaphane. Sa diction parfaite ne redoute aucun ornement et son intonation nous berce paisiblement. En revanche, le timbre argentin de Luciana Mancini nous emporte dans une plainte tourmentée (Lassa, che di spavento/ Hélas, que d’épouvante de Jacopo Peri) d’une incomparable expressivité. Si nous avons été impressionnés par le duo théâtral interprété par Lucile Richardot et Zachary Wilder (Qui di carne si sfama/ Ici se nourrit de chair de Luca Marenzio), nous regrettons qu’une plus grande place n’ait été laissée à la mezzo/alto dont nous apprécions régulièrement le talent.

Surprendre, émouvoir, émerveiller. Tels étaient les objectifs fixés aux compositeurs invités à la cour des Médicis. Raphaël Pichon les a fait siennes, pour notre plus grand plaisir. Il nous surprend en mettant à jour un répertoire dont la variété et la richesse se révèlent incommensurables. Cette musique aux multiples facettes bouscule nos sens, dévoile les pouvoirs des sons sur nos émotions. Et l’émerveillement finit par nous gagner devant la capacité des talents réunis à façonner une musique riche de substance. Dans ses grandes articulations et ses petits détails, Raphaël Pichon et ses complices ont construit un monument de sensations subtiles remarquablement servies par une prise de son qui a su jouer habilement avec les effets de résonance de la Chapelle Royale de Versailles. En fin de compte, livre et disques constituent une ravissante encyclopédie de poche à l’usage de tout amateur de belle musique qui souhaite se pencher sur le berceau de l’art lyrique moderne.



Publié le 22 août 2017 par Michel Boesch