Suites et sonates - La Barre

Suites et sonates - La Barre ©
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Un art subtil et raffiné

Debout, doté d’une imposante perruque in-folio brune et revêtu d’un somptueux justaucorps noir rehaussé de fil d’argent, un homme tenant sa flûte de la main gauche, feuillette de la droite un recueil de trios. Réuni, à l’abri d’une colonnade, avec quelques amis musiciens (probablement Forqueray à la basse de viole et les frères Hotteterre à la flûte), cet homme n’est autre que Michel de La Barre portraituré somptueusement par André Bouys, peintre qui, quelques années auparavant, avait tiré de ses pinceaux un saisissant portrait de Marin Marais.

Cette image, souvent reproduite, est assez représentative d’un certain paradoxe à l’égard de celui qui s’affirme comme l’un des fondateurs de la première école française de flûte : on en a souvent vu le portrait mais fort peu entendu la musique. Et pour cause ! Sa discographie, à la différence d’un Jacques Hotteterre - relativement mieux servi - est d’une pauvreté assez affligeante étant donné son importance dans la littérature de la « flûte allemande » ainsi qu’était souvent désignée au Grand Siècle la flûte traversière. En 1978 s’assemblaient Stephen Preston, Jordi Savall, Blandine Verlet et Hopkinson Smith pour offrir un florilège (Astrée Auvidis) devenu mythique avec l’âge et comprenant deux suites et la sonate L’inconnue, reprises ici. Plus proches de nous, les musiciens du Mercure galant accompagnant le remarquable Serge Saitta (label Agogique) avaient élargi notre connaissance du compositeur par un programme réunissant des pièces tirées du Triomphe des Arts (l’une des deux œuvres scéniques de La Barre) et de suites mais émaillant également le propos d’air sérieux ou d’hommages musicaux ou littéraires à l’égard de celui que tous considéraient comme le « plus excellent joueur de flûte de son temps ». Enfin, à l’heure où j’écris cette chronique, The Opus Project, réunissant d’excellents musiciens établis au Québec (Joanna Marsden au traverso, Christophe Gauthier au clavecin, Margaret Little à la viole et Daniel Zuluaga au théorbe) a décidé de se pencher sur le Premier Livre de pièces pour la Flûte traversière et la basse continue de 1702 (Navona Records, non encore écouté).

Aussi ce double album constitue-t-il à ce jour la plus belle contribution qui soit à l’œuvre de Michel de La Barre. Je ne reviendrai pas sur les éléments biographiques : on trouvera au sein de ce coffret une notice érudite de l’excellent Thomas Lecomte, flûtiste et chercheur du Centre de musique baroque de Versailles. Est ici rassemblé tout ce que l’on sait au sujet du compositeur et se voit sourcé rigoureusement, permettant au professionnel comme à l’amateur d’aller s’abreuver aux ouvrages originaux ou d’identifier précisément les pièces d’archives. Qui plus est, cet éclairage gagne à être mis en perspective avec les avant-propos de Valérie Balssa et Jean-Pierre Nicolas sur les tempéraments et les flûtes extrêmement instructifs. Il est rare de trouver des notices aussi soignées pour que cela ne soit pas souligné ici.

À cette qualité éditoriale répond celle du programme musical et de son exécution absolument irréprochable. Bien que ne respectant pas la chronologie des publications du compositeur, l’éventail des œuvres ici proposé permet d’en appréhender la diversité et la richesse. Aussi les membres de l’Ensemble Tic-Toc-Choc (nom emprunté à ce cher François Couperin) ont-ils puisé dans les deux premiers livres offrant des suites de danses ou des sonates encore très imprégnées de formes chorégraphiques dont un grand nombre porte des titres. Si les suites à deux flûtes sans basse n’ont pas été retenues (on pourra en trouver une au sein du très beau double album paru chez Zig Zag, À deux fleustes esgales, avec Valérie Balssa et Jean-Pierre Pinet), en revanche les trios ont fait l’objet d’un choix attentif à l’intérieur des premier et troisième recueils du genre, le premier livre inaugurant d’ailleurs, en 1694, la liste des publications de La Barre. Ces derniers s’établissent d’ailleurs pour partie sur le modèle marésien (Marais ayant publié les siens, eux-mêmes héritiers de ceux de Lully, en 1692), comprenant lui aussi danses et sonates. La IIIe sonate du Troisième livre de trios contient d’ailleurs deux fugues, forme que le compositeur apprécie tout particulièrement, ses suites à deux flûtes y recourant de façon récurrente. À côté des danses traditionnelles, on relèvera les amples et graves passacailles (IIIe suite du Troisième livre et Ière suite du Premier) solidement bâties auxquelles s’oppose la légèreté des Petits riens au nombre de quatre dans la Ière suite en sol mineur du Troisième livre. Mais les Plaintes retiendront tout particulièrement l’attention par leur caractère touchant. On comprend parfaitement à leur écoute en quoi La Barre possédait ce don d’attendrir.

Mais cette qualité s’observe peut-être encore plus dans les pièces à flûte seule et basse continue, où le flûtiste de la chambre du roi, dans l’Avertissement de son Premier livre, rend un vibrant hommage au violiste de Louis XIV : « […] j’ai affecté de faire entrer dans ces pièces une partie des beautés et des difficultés, dont cet instrument est susceptible, pour engager ceux qui les voudront exécuter à étudier assez pour y parvenir. Et pour approcher autant qu’il est possible, cet instrument de sa perfection, j’ai cru pour la gloire de ma flûte et pour la mienne propre, devoir suivre en cela Monsieur Marais, qui s’est donné tant de peines et de soins pour la perfection de la viole, et qui y a si heureusement réussi ». Derrière une apparente simplicité se cache un art subtil et raffiné où doubles et petites reprises rivalisent d’ingéniosité dans une ornementation qui pourrait offrir un pendant vocal à celle d’un Michel Lambert dans le cadre de l’air de cour. On pourra en juger par exemple au travers de la Sarabande de la Première suite du Deuxième livre, habilement intégrée à la Deuxième suite en ut mineur du même livre. Cette orfèvrerie musicale se retrouve également dans le Prélude de la Deuxième suite du Premier livre ou dans la sarabande L’Aînée si délicatement ciselée par l’insertion d’une multitude de petites notes voulues par le compositeur et gravées avec une infinie précision. Leur exécution (et je peux en témoigner en tant que joueur de traverso amateur) est assez redoutable. Elles se traduisent ici par une fluidité et un naturel confondants dont le Double de La Thérèse, gavotte, offre un charme devant lequel on ne peut que rendre les armes.

À cette virtuosité ornementale répond celle plus véloce qui traverse certaines pièces aux traits exigeant une complète maîtrise de l’embouchure comme des doigtés et bien entendu du souffle. Le rondeau L’étourdi comprend dans son dernier couplet une envolée de doubles-croches assez redoutable tandis que la splendide chaconne sur laquelle s’achève la sonate L’Inconnue contient bien des chausse-trappes avec ses notes répétées, rendues encore plus délicates lorsque le son se voile avec l’arrivée du passage en sol mineur. Or, ici, on ne peut que mesurer l’art souverain de nos interprètes, en traversant avec un bonheur constamment renouvelé cette galerie de portraits aussi énigmatiques que séduisants. L’entrain du Landais, une allemande assez vive se justifie sans doute au vu des fonctions du dédicataire, trésorier général de l’artillerie. A contrario, La Mariane sait renouer avec la gravité qui sied le plus souvent avec cette danse. Le Ninon est d’une simplicité désarmante quand L’Affligé, avec ses phrases entrecoupées de soupirs et de sanglots, exhale toute sa langueur. Les gazouillis des rigaudons du Premier livre des trios (délicieux duo flûte piccolo et flûte à bec) laissent deviner ce que sera quelques minutes plus tard l’animation méridionale du Provençal.

D’emblée, la beauté du son frappe. Valérie Balssa sait tirer des sons enchanteurs de sa flûte, copie de Rippert : les couleurs sont rondes, chaudes, moelleuses. La sonate inaugurale montre aussitôt l’étendue de ses moyens, de la plus exquise tendresse à la virtuosité la plus établie sans sombrer pour autant dans la démonstration : une façon de cacher l’art par l’art en somme. La flûte à bec (d’après Bressan) de Jean-Pierre Nicolas ne nous fait que trop regretter la perte de ce merveilleux musicien qui savait faire chanter son instrument admirablement. Et comment ne pas succomber à l’alliance des deux flûtes (combinaison appelée à faire florès par la suite dans bien des pages de concertos ou de sonates au XVIIIe siècle) ? Pour s’en convaincre, écoutez donc ce savoureux dialogue dans le Prélude de la Suite en sol mineur du Troisième livre des trios ! Les basses ne sont pas en reste, suivant à la lettre les recommandations de La Barre préconisant l’usage de la viole et du théorbe dont les cordes en boyau se marient mieux avec la flûte que celles en laiton du clavecin. Emmanuel Balssa et Miguel Henry savent offrir un soutien solide tout autant qu’un écrin à la vocalité des flûtes, renouvelant sans cesse la motricité d’une basse parfois agrémentée de traits agiles (chaconne de L’Inconnue). Le clavecin n’est toutefois pas relégué. Non seulement Michèle Dévérité renouvelle les éclairages en prêtant main forte à bien des pièces, mais elle s’approprie aussi parfois certaines pages pour flûte, moyennant transposition, comme ce Prélude au début de la IIe suite en ut mineur du Deuxième livre (dont l’original provient de la quatrième suite du Premier). Elle suit en cela fort judicieusement les usages du temps, Marais invitant par exemple dans l’avertissement de son troisième livre de pièces de viole à les jouer tout autant « à l’orgue, au clavecin, violon, dessus de viole, théorbe, guitare et flûte traversière ». Si cette dernière cède, de bonne grâce, un peu de terrain à l’instrument aux cordes pincées, c’est pour mieux le regagner ensuite avec toute l’élégance qui habitait la toile de Bouys préludant à cette chronique. C’est donc un miroir sonore somptueux qu’offre à cette assemblée de musiciens ce double album dont l’écoute nous laisse véritablement attendri.



Publié le 17 sept. 2022 par Stefan Wandriesse