Works for lute - Weichenberger

Works for lute - Weichenberger ©
Afficher les détails
Une musique élégante et raffinée

De l’accord brisé au cantabile galant

L’immensité du répertoire écrit pour le luth permet de temps à autres à des musiciens de s ‘éloigner des sentiers battus pour proposer des enregistrements d’œuvres plus confidentielles, et parfois même inédites. Durant le XVIIe siècle, le luth atteint son âge d’or en France, avec des compositeurs et luthistes tels Denis Gaultier, François Dufaut ou Charles Mouton qui excellent dans le style brisé caractéristique de la musique française (voir ma chronique). Outre Rhin à la même époque, Johann Antonin Losy von Losimthal (dit Losy, 1650 - 1721), Esaias Reusner, Jacques Bittner, Johann Jakob Froberger, bien que souvent très influencés par le style français, développent progressivement un style germanique très différent qui tend peu à peu vers le cantabile galant. Cependant, le luth disparaîtra en France en cette fin du XVIIe siècle au profit du théorbe, très apprécié pour ses basses profondes et sa sonorité plus puissante. En Allemagne et dans l’empire austro-hongrois, le luth évoluera dans sa forme avec l'adjonction de deux chœurs supplémentaires, il perdurera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avec des compositeurs qui marqueront l’histoire du luth tels Silvius Leopold Weiss (1687 - 1750) et Bernhard Joachim Hagen (1720 - 1787), sans oublier bien sûr Jean-Sébastien Bach (1685 – 1750), qui a laissé quelques pages parmi les plus belles écrites pour l’instrument sans en avoir jamais joué ! Moins connu du grand public et des amateurs inconditionnels du répertoire « luthistique », Johann Georg Weichenberger (1676 - 1740) est un compositeur autrichien contemporain à deux années près de Jean-Sébastien Bach. Il se situe à la croisée des XVIIe et XVIIIe durant laquelle l’instrument ainsi que la musique qui lui est dédiée vont profondément évoluer. Durant la seconde moité du XVIIe siècle, à la cour des Habsbourg à Vienne, nombreux sont les luthistes qui se produisent devant des cercles d’amateurs éclairés. Parmi eux l’aristocrate bohémien Johann Anton Losy von Losimthal, injustement délaissé des luthistes actuellement eu égard à la qualité de sa musique, et… Johann Georg Weichenberger à qui le luthiste Joachim Held consacre entièrement cet enregistrement.

Un musicien amateur

Autrichien né à Graz en 1676, Johann Georg Weichenberger entre en 1700 au service de l’Empereur d’Autriche, non en tant que luthiste, mais comme fonctionnaire dans un service de comptabilité du ministère des finances de l’Empire à Vienne. Quoiqu’il ne fût pas musicien professionnel, il était en son époque reconnu comme un luthiste de grand talent, et l'un des luthistes autrichiens parmi les plus influents de ce début du XVIIIe siècle. Il était également un amateur d’art avisé comme en témoigne un inventaire réalisé après son décès en 1740 mentionnant une collection de peintures considérable. Enfin, il est plus que certain qu’il se produisit maintes fois devant la cour, et le compositeur Ernst Gottlieb Baron (1696 - 1760), un autre luthiste de renom et son cadet de vingt ans, fait état de sa notoriété dans l'un de ses écrits. Enfin, Johann Georg Weichenberger est l'exact contemporain du luthiste autrichien Wolff Jakob Lauffensteiner, né la même année que lui et ils précéderont tous deux de dix années le grand Silvius Leopold Weiss... à qui l’on attribuera par erreur quelques unes de ses pièces. Nombreuses sont les copies de ses compositions que l’on retrouve ça et là dans des manuscrits aux quatre coins de l’Europe, ultime réminiscence de sa renommée en son temps.

Un luthiste talentueux

Le luthiste Joachim Held qui propose pour la toute première fois un enregistrement entièrement consacré à l’œuvre de Weichenberger a été formé à la Schola Cantorum de Bâle sous la direction d’Hopkinson Smith que l’on ne présente plus. Mais il a aussi travaillé sous l’égide d’Eugen Müller-Dombois, un autre maître incontesté du luth qui compte parmi les pionniers à l’origine de son renouveau entamé dans les années 50. Lauréat du Concours Musica Antiqua en 1990 au Festival des Flandres à Bruges, Joachim Held débute aussitôt une carrière internationale en tant que soliste, chambriste et continuiste, collaborant à plusieurs reprises avec des chefs de grand renom tels Nikolaus Harnoncourt, et enregistrant à plusieurs reprises avec le Giardino Armonico dirigé par Giovanni Antonini, dont l'album consacré à Vivaldi avec Cecilia Bartoli. Mais il enregistre également et surtout en tant que soliste, s’attachant le plus souvent souvent à aborder des répertoires inédits, tout en se consacrant également à l’enseignement. Au Conservatoire Royal de La Haye, il prend la succession de Nigel North en 2007 et enseigne parallèlement à la Hochschule für Arts à Brême depuis 2010.

Manuscrit de Brno

Quatre Suites sont au programme de cet enregistrement. Elles sont toutes écrites en tablatures (notation musicale spécifique au luth) pour un luth à onze chœurs, c'est-à dire neuf cordes doublées et deux chanterelles (cordes aiguës) simples, comme l’était toute la musique française écrite pour luth au XVIIe siècle. La précision est importante car les compositeurs dits tardifs à partir de Weiss utiliseront quant à eux un luth à treize chœurs permettant d’étendre quelque peu le registre des basses. Il s’agit donc de quatre Suites de danses, comme il était de tradition à l’époque, débutant chacune sur un Prélude non mesuré pour les deux premières, mesuré pour les deux dernières, destiné en quelque sorte à installer la tonalité, et s’achevant sur le tempo rapide et le rythme ternaire d’une Gigue. Elles sont tirées de deux manuscrits conservés à Brno en République Tchèque, l’un provenant d’un copiste inconnu, l’autre ayant appartenu au luthiste pragois Aureus Dix. Il est utile par ailleurs de préciser qu’il était de tradition pour les luthistes de l’époque de copier sur des manuscrits pour leur usage personnel les pièces d’autres luthistes qu’ils appréciaient afin de pouvoir les jouer. La multiplicité de copies d'un même auteur retrouvées dans de nombreux manuscrits permet donc d'en mesurer la renommée à leur époque. Et c'est ainsi qu'il est possible, tel un puzzle, de reconstituer au gré des manuscrits conservés un peu partout en Europe l’œuvre de bon nombre de luthistes car généralement le nom du compositeur y était mentionné. Quinze manuscrits différents conservés en Angleterre, en Pologne, en République Tchèque, en Allemagne et en Autriche renferment des pièces de Weichenberger, et il n’est pas exclu que d’autres pièces soient retrouvées au fil du temps et au fil des découvertes dans les bibliothèques.

De l’accord brisé au cantabile galant

Dès le premier Prélude non mesuré de la première Suite, en sol majeur, on ressent d’emblée des similitudes évidentes avec ceux de Silvius Leopold Weiss (extrait à écouter ici). Sans en connaître le compositeur au préalable, on attribuerait sans le moindre doute ce splendide Prélude arpégé à ce dernier tant il s’inscrit totalement dans l’esprit de ses compositions. De toute évidence, Weiss, son cadet de onze années, a entendu ces œuvres et s’en est inspiré ultérieurement, consciemment ou non. Et c’est d’ailleurs cette proximité de style qui explique l’attribution de pièces de Weichenberger à Weiss. En effet, faute d’indication de l’auteur, l’erreur n’est réparée que lorsqu’on retrouve une même pièce dans un autre manuscrit comprenant cette fois le nom de l’auteur, et bon nombre d’attributions incertaines subsistent encore. Et cette similitude dans l’écriture se retrouve dans toutes les autres pièces de la Suite qui dévoile une musique d’une grande richesse, fort bien mise en valeur par le jeu absolument parfait de Joachim Held. La technique est en effet irréprochable, de même les ornementations tant musicalement que techniquement sont impeccablement maîtrisées.

Changement d’ambiance avec la seconde Suite, en sol mineur, d’une écriture très élaborée, débutant cette fois par un Prélude non mesuré d’esprit totalement français qui utilise à loisir la technique de l’accord brisé. Ce Prélude renvoie immanquablement aux Préludes de Dufaut ou de Mouton, mais aussi à ceux de Losy. Peut-être pourrait-on considérer qu’une exécution un tout petit peu trop rapide en masque un peu les respirations, mais il s’agit là d’un détail, et d’un choix esthétique personnel de l’interprète. Les pièces composant cette Suite s’inscrivent toutes dans un style indiscutablement français qui contraste avec la Suite précédente et démontre le rayonnement du style brisé à la française dans toute l'Europe.

La troisième Suite, en si majeur, est encore différente. Elle se caractérise par un harmonieux mélange des styles à la fois français et germanique, un style de transition en quelque sorte. On en retiendra tout particulièrement une Symphonia faisant office de prélude, d’une écriture à la fois originale, poétique et très personnelle, suivie d'une Allemande pleine de gravité (à écouter ici). L'ensemble de cette Suite est réellement étonnant et révèle une belle créativité dans l’écriture tout en rompant avec l’atmosphère des deux précédentes. L’Aria dans un style très contemplatif est une pure merveille, de même que la Gigue qui ponctue en beauté cette troisième Suite.

Une Suite attribuée à tort à Weiss


Partition de la Courante

La quatrième, très germanique dans son style, fait indiscutablement elle aussi penser à Weiss. En l’absence de la mention de l’auteur sur le manuscrit de Brno, elle lui a d’ailleurs été longtemps attribuée à tort! Débutant par un Prélude – Adagio, mesuré cette fois, cette suite est dépourvue d’Allemande. Vient aussitôt après une splendide Courante d’une écriture assez sophistiquée. On appréciera ensuite la subtilité de la construction de de la Sarabande ainsi que le beau déroulé de la mélodie du Menuet, caractéristiques du cantabile galant qui fera quelques années plus tard le succès de Weiss.


Partition du Prélude - Adagio

De toute évidence, à l’écoute de ces quatre Suites, Weichenberger méritait amplement un enregistrement entier consacré à son œuvre, permettant de sortir de l'oubli un compositeur indéniablement intéressant. Le choix à la fois judicieux et cohérent des quatre Suites présentées permettent en outre d’ appréhender les différentes facettes de son œuvre, ainsi que l’évolution de sa musique, bien que les Suites ne soient pas formellement datées.

Une musique élégante et raffinée

Même si ces pièces présentent pour certaines d'indéniables similitudes stylistiques avec la musique de Silvius Leopold Weiss, elle mettent en avant le chaînon manquant permettant d’entrevoir l'évolution de la musique pour le luth à la croisée des XVIIe et XVIIIe siècles. Joachim Held donne à découvrir une musique élégante et raffinée, empreinte d'une grande délicatesse. Elle est servie par un jeu à la fois sobre, fluide et d’une grande musicalité à travers lequel le luthiste démontre sa totale connaissance de la rhétorique du luth. Il convient de plus de mentionner la qualité du son de l'instrument que l’on doit conjointement au musicien surtout, au luthier bien sûr, mais aussi à l’ingénieur du son qui en assure sa mise en valeur. La richesse du timbre ainsi que la sonorité à la fois ronde et chaleureuse du luth de Joachim Held suscite l’envie d’entendre d’autres pièces de Weichenberger. L’écoute de cet enregistrement peut procurer par moments une impression de déjà entendu, certes, mais il donne à écouter des pièces dont l’intérêt est totalement avéré.

Voici donc un enregistrement réussi qui ravira à la fois les curieux, les amoureux du luth ainsi que les spécialistes de l’instrument qui aiment à découvrir des pièces inédites. Enfin, il constitue également un témoignage des plus intéressant d’une musique de salons qui était alors réservée à un cercle d’intimes et d’initiés. Et pour conclure, il rend hommage à un compositeur de talent… et, il faut le souligner, à un musicien non professionnel auteur cependant d’œuvres de premier ordre !



Publié le 14 oct. 2022 par Eric Lambert