Te Deum - Lully

Te Deum - Lully © Laurent de La Hyre : Allégorie de la régence d’Anne d’Autriche (1648)
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Le père des Te Deum versaillais

Avec ses 1233 mesures, le Te Deum de Lully constitue une partition absolument hors-normes. C’est l’un des plus vastes grands motets jamais écrits et en comparaison, les « fils » engendrés par ce père – entendez les œuvres éponymes des successeurs du surintendant (Charpentier, Delalande, Desmarest, Campra, Clérambault, Blanchard, Colin de Blamont, Madin, pour ne citer que quelques exemples) – apparaissent presque modestes, malgré leurs indéniables beautés. Et nous rejoignons pleinement Thomas Leconte (auteur de la notice, toujours aussi soigneusement documentée et plaisante à lire) pour dire que celui de Lully n’a jamais été dépassé sur le plan du grandiose. Paradoxalement, l’œuvre est bien plus connue pour l’accident fatal qu’elle occasionna, entraînant la mort du compositeur quelques semaines après sa reprise pour célébrer avec zèle la guérison du roi, que pour ses qualités intrinsèques pourtant considérables. Avec ses 720 mesures (513 mesures de moins que celui de Lully), moins bien construit (dixit Louis Castelain – dont la version est restée confidentielle – et avec qui je suis pleinement d’accord), le fameux H.146 de Charpentier continue malheureusement d’éclipser celui du Florentin.

Épisodiquement, le Te Deum de Lully a refait surface, au cours des années 1950 (Pierre Capdevielle) puis en 1976 avec la version de Paillard pleine de grandeur. Certes, chœurs et orchestre étaient parfois un peu brouillons mais il était difficile de ne point rendre les armes devant tant d’enthousiasme et des solistes excellents (notamment Jennifer Smith et plus encore l’inégalable Philippe Huttenlocher, figure-clé étant donné les nombreux récits de basse insérés au cours de l’œuvre). Puis ce fut Malgoire, allégeant les textures, recourant à la fraîcheur de voix d’enfants anglaises, conférant ainsi une certaine poésie à son approche, au détriment toutefois de la grandeur. Quelque vingt ans plus tard, Niquet inaugurait sa quasi intégrale des grands motets avec un Te Deum malheureusement bien décevant à force de célérité. Plus proches de nous les versions de Dumestre (2013) et Garcia Alarcón (2019, voir notre chronique) ne manquent pas d’atouts. Le premier anime l’œuvre de façon tout à fait convaincante, ménageant des effets de surprise aussi audacieux que bienvenus (l’enchaînement soudain du Te per orbem tout à fait plausible en l’absence de double barre de mesure). Le second « recrée » le motet à son image, bissant certains passages jugés trop courts mais d’une beauté à couper le souffle (pour notre plus grand bonheur : le Te ergo quæsumus voit doublée son introduction instrumentale et juxtapose versions soliste et chorale de la fugue sur quos pretioso sanguine) ; transposant ailleurs aux cordes graves l’introduction du Dignare Domine pour encore plus de noirceur.

« Enfin Fuget vint », pour parodier Boileau. Déjà à trois reprises, nous avons eu l’opportunité de vanter les beautés prodiguées par Les Épopées sous la direction ô combien inspirée de leur chef Stéphane Fuget à qui nous voulons ici exprimer notre plus sincère et enthousiaste gratitude. Comme nous l’avons rêvé et espéré ce Te Deum ! À l’image du Speravi final, étiré avant de céder la place à une joie contagieuse, l’attente fut longue mais nous voilà pleinement exaucés. Stéphane Fuget avait déjà posé des jalons essentiels, bouleversant complètement notre approche des Grands Motets de Lully. Ce fut tout d’abord une extraordinaire méditation sur la mort, réunissant les pages noires que sont le terrible Dies Iræ, le si touchant O Lacrymæ et le funèbre De Profundis débouchant néanmoins sur l’espérance du salut (voir notre chronique). Puis, un deuxième opus abordait la thématique de la guerre et de la paix, la guerre intime traversant le croyant dans l’extraordinaire Miserere, celle des puissants à l’égard de Dieu dans le belliqueux Quare fremuerunt, mais aussi la paix juvénile et nuptiale du Jubilate (voir notre chronique). Le troisième volet mêlait des pages courtes et royales (le baptismal Plaude lætare Gallia et le grand Domine salvum fac regem) à d’autres très ambitieuses : le convulsif Notus in Judea enfin révélé dans sa splendeur au lumineux Benedictus, aussi serein que généreux dans ses grâces répandues (voir notre chronique). Il restait à apporter à cet édifice somptueux un faîtage à sa hauteur – tel celui récemment restauré de la Chapelle Royale du Château de Versailles – avec le Te Deum et l’Exaudiat, ultime motet de Lully, composé pour compléter l’office-hommage des Feuillants en janvier 1687. Si l’événement à l’époque mobilisa quelque 150 musiciens et chanteurs, l’actuelle réalisation s’appuie sur une quasi centaine d’exécutants, effectif considérable jamais réuni dans de telles proportions depuis, condition pourtant nécessaire pour rendre tout son éclat à ce monument de la musique sacrée versaillaise mais aussi de la musique sacrée tout entière.

Il faut dire que Lully n’a pas lésiné sur les moyens. Initialement conçu et exécuté en la Chapelle du Château de Fontainebleau pour le baptême de son fils Louis, n’ayant rien moins que le roi et la reine en personne pour parrain et marraine, ce Te Deum vit le jour en 1677, l’année d’Isis, ouvrage provoquant la disgrâce de Quinault, mais dont le prologue triomphal offre des parentés thématiques avec le motet. Plus que jamais, Lully vit les choses en grand avec son Te Deum, subjuguant le monarque qui voulut « l’entendre plus d’une fois ». L’œuvre fut par la suite reprise en plusieurs occasions : mariages, guérisons, victoires, tout était bon pour faire retentir haut et fort cette page d’une splendeur inégalée.

Redoutable architecte, Lully adopte un plan tonal très efficace, lui permettant d’illustrer à la manière d’une fresque gigantesque un texte (l’hymne de Saint Ambroise et de Saint Augustin) long et marqué par de nombreuses répétitions laudatives, sans susciter néanmoins le moindre ennui. Introduit par un brillant concert de trompettes et timbales, ménageant des effets d’échos (on sait le goût du roi en la matière) et sachant éviter un simpliste rondeau, un premier bloc embrasse 341 mesures où l’ut majeur, joyeux et guerrier du Dieu des armées (Dominus Deus Sabaoth), règne quasiment sans partage (de Te Deum jusqu’à Laudat exercitus avec une brève incursion en sol mineur sur le trisagion Sanctus et au relatif de la mineur sur le Pleni sunt cæli) pour laisser s’épanouir la louange angélique, soutenue par les chœurs dans un climat d’exaltation grandiose.

Le Te per orbem permet d’opérer une descente sur terre (à la sous-dominante, fa majeur), effet renforcé par la superbe symphonie en la mineur (mesures 361 à 388) ouvrant désormais sur paysage tonal plus mélancolique pour la louange ecclésiale tournée vers le Père et le Saint Esprit mais aussi vers le Fils. Le Tu ad liberandum vise à l’épure pour plonger le croyant au cœur du mystère de l’Incarnation : la voix de taille, soutenue de la seule basse continue – dépouillée -, livre un récit vibrant et d’une émotion incroyable (effet renforcé par la descente chromatique de la basse). Le Tu de victo mortis voit le retour de la basse, soutenue ici par un continuo très riche et frémissant, donnant l’impression que les tombeaux s’ouvrent, l’imitation canonique ascensionnelle sur aculeo (aux hautbois puis à la basse) figurant de façon explicite la Résurrection. Les vocalises dans l’aigu de la voix sur Regna cælorum invitent naturellement à regarder vers le ciel et son royaume. Quelques mesures de symphonie servent de pont vers ut majeur pour l’acclamation monumentale du Tu ad dexteram Dei sedes qu’accompagnent de jubilatoires vocalises sur in gloria Patris. L’évocation du Jugement dernier donne lieu à un mouvement dansant à trois temps – comme une danse macabre mais qui serait débarrassée de toute frayeur – débouchant sur l’association tranchante du petit et du grand chœur sur Judex crederis.

Au cœur théologique de l’œuvre, Lully réserve un coup de maître. C’est un troisième bloc qui s’amorce en sol majeur (à la dominante du ton principal) au travers d’une symphonie en trio d’une tendresse incommensurable. L’ornementation d’orfèvre des violons contribue à instaurer un climat de délicatesse extrême quand la tonalité dispense une douce lumière, rappelant celle du Benedictus (écrit dans la même tonalité). La taille entonne avec ferveur la louange humaine sur Te ergo quæsumus pour se poursuivre dans une atmosphère d’effusion intense par une fugue à la française (mesures 687 à 714) sur Quos pretioso sanguine, mémorial de la Rédemption. Sommet expressif du motet, l’écriture se fait délibérément contrapuntique (Lully recourra au même procédé pour le Lacrymosa de son Dies Iræ). On retrouve ici le Lully des petits motets, se jouant avec une maîtrise confondante de l’enchevêtrement des parties vocales et conviant l’auditeur à entrer en adoration avec une piété des plus sincères. Ce bloc en sol majeur s’étoffe encore par la suite sur l’Æterna fac où les chœurs refont irruption avec élan sur in gloria munerari.

Ut majeur opère son grand retour pour donner lieu à un nouveau grand bloc (mesures 752 à 1016), nécessaire pendant au deuxième volet en la mineur. C’est le peuple de Dieu qui entonne alors sa prière sur Salvum fac populum tuum (les grands effets sont déployés rappelant les Rex saisissants du Dies Iræ du premier volume de cette intégrale). Puis s’amorce l’un des passages les plus extraordinaires du Te Deum, le dialogue des chœurs sur Et rege eos et extolle illos où les masses s’entrechoquent, talonnées par une basse continue énergique et propulsées par des anapestes ô combien électrisantes. Une fausse conclusion sur usque in æternum ne sert qu’à mieux introduire la mesure ternaire du per singulos dies débouchant sur la jubilation (à 2/2) du Et laudamus nomen tuum rehaussé de l’éclat des trompettes et timbales. Dernier effet de surprise (à partir de 962) : le retour du trois temps et l’emprunt à fa majeur (avec un si bémol aux trompettes, particulièrement audacieux) pour faire éclater une joie irrésistible.

Peut-on imaginer ensuite contraste plus saisissant avec ce qui suit ? Ce sont 120 mesures en ut mineur qui donnent lieu à une prière d’une intensité sans pareille. L’affliction la plus grande est annoncée par la symphonie introductive (saut de sixte mineure, l’intervalle de la douleur chez Lully, emprunt à la sus-dominante – la bémol majeur -, à la sous-dominante – fa mineur – puis une frissonnante 9e à la mesure 1027), le compositeur renouant avec un climat déjà amplement investi par ses soins : c’est celui de l’extraordinaire Miserere de 1663, mais aussi celui de la Plainte Italienne de Psyché (1671), de la Pompe Funèbre d’Alceste (1674), ou encore de la scène finale d’Atys (1676). On connaît donc la prédilection de Baptiste pour cette tonalité noire et sombre, d’ébène et d’argent et synonyme de ses meilleurs pages. Le récit du Dignare Domine confié à nouveau à la basse (la voix de Lully du reste) s’avère particulièrement poignant (souvenir du Libera me du Miserere et qui sonne comme annonce du Recordare du Dies Iræ). Les interventions du trio d’hommes (à nouveau avec les sauts de sixtes mineures) et du chœur sur Miserere, entrecoupées de récits émaillés de chromatismes ascendants, étreignent le cœur le plus endurci. Le Fiat misericordia a beau s’élancer vers le ciel, les speravimus semblent ployer sous le poids du péché pour toujours retomber. Mais la plus ardente des prières ne saurait être exaucée : le miracle s’opère et l’In Te Domine speravi peut éclater avec la plus inébranlable des confiances. L’allégresse s’appuie sur le retour d’un ut majeur triomphal. En écho au Te æternum Patrem (voix de basse) du début et auquel répondait l’omnis terra veneratur en noires martelées, répond le non confundar in æternum. Curieusement, alors que la louange employait jusque-là la première personne du pluriel, elle s’exprime désormais au singulier, chaque croyant pouvant faire sienne l’oraison des Saints auteurs de l’hymne. Ces 97 mesures de final flamboyant mobilisent toutes les forces en présence, jouant d’habiles effets de dialogues comme de saisissantes pédales (de sus-dominante – la -, puis de sus-tonique – ré -, et enfin de dominante – sol -) aux basses, conférant à l’édifice une assise d’une solidité à toute épreuve et témoignant d’une foi affirmée de façon péremptoire, auréolée de l’éclat des trompettes et timbales réaffirmant les motifs initiaux du motet. Louange de Dieu, louange du roi, louange du musicien à l’égard des deux précédents : cette conclusion s’offre comme une apothéose à elle seule inoubliable.

Au service de la magnificence de l’œuvre autant que de sa portée spirituelle (une constante de cette intégrale qui ne se restreint jamais à un geste théâtral ou purement décoratif auquel ces motets ont longtemps été réduits), Stéphane Fuget mobilise des moyens énormes qu’il sait autant galvaniser que manier avec la plus extrême des subtilités. C’est peu dire que grâce à ses Épopées, ces motets sont portés par un souffle impressionnant et véritablement épique jamais rencontré jusque-là, en tout cas jamais avec une ampleur aussi constamment soutenue.

L’entrée en matière se fait progressivement, comme si le Roi était à l’approche. Les marches des Philidor sont à ce titre judicieusement choisies : l’inégalable Marie-Ange Petit (véritable légende des timbales baroques) fait retentir de façon magistrale ses percussions, vous donnant le frisson. Puis entrent les trompettes (un vrai chœur en soi avec sept instruments sous l’égide de Jean-François Madeuf) pour qu’enfin éclate la symphonie initiale de Lully qui procure une sensation comparable à celle d’un décollage, comme si la Gloire de la Chapelle Royale vous tendait soudainement la main et vous happait pour vous emmener rejoindre le Concert céleste (peinture de Bon Boullogne au-dessus de l’orgue et où l’un des anges tient un phylactère sur lequel est apposée la prière du Domine salvum fac regem). L’héroïque Cyril Auvity (encore meilleur que chez Garcia Alarcón) entonne avec vaillance le Te Deum, rejoint par les cohortes chorales : celle des Épopées, celle des Chantres et celle des Pages, magnifiquement préparées par Lucile de Trémiolles, Fabien Armengaud et Clément Buonomo. On est saisi par l’incroyable puissance qui anime les volets polyphoniques, l’intelligibilité du texte et la variété des couleurs, liée à l’alliance subtile des voix d’adultes à la fraîcheur de celles des enfants. De la jubilation à l’affliction, c’est la ferveur qui anime chaque page avec un engagement sidérant. Et s’il est un effet que Stéphane Fuget aime tout particulièrement, c’est celui des grandes exclamations jouant des résonances et qui vous clouent sur place d’admiration : en témoignent par exemple le Tu ad dexteram Dei sedes ou plus encore le Salvum fac populum tuum amplifié par l’exceptionnelle acoustique de la Chapelle Royale du Château de Versailles. À plusieurs reprises, c’est l’impression d’un ciel immense s’ouvrant devant nous qui prévaut.

Les récits et petits ensembles font l’objet d’un même soin expressif. Comment ne pas fondre devant le Tu ad liberandum de Cyril Auvity ? Ceux de basse sont tous admirables : quelle puissance lors du Tu de victo mortis ! Quelle intensité brûlante lors du Dignare ! La notice aurait pu rendre justice aux solistes en précisant leurs noms sur les différentes plages. Le Quos pretioso sanguine, quant à lui, véhicule une sensation d’extase enivrante, comme si chaque entrée des voix donnait lieu à une forme de transverbération. C’est dire si l’expressivité est de mise.

À cette splendeur vocale répond une opulence instrumentale qui rend chaque épisode orchestral passionnant. Les symphonies, dont Lully a ponctué sa partition à des moments stratégiques comme nous l’avons vu plus haut, sonnent avec un sens inné de la grandeur : on a déjà souligné l’effet incroyable du concert de trompettes initial (un bruit de guerre ou de triomphe) mais relevons tout autant la symphonie en la mineur proche de l’Ouverture d’Alceste (œuvre dans laquelle Stéphane Fuget et ses Épopées ont obtenu un nouveau succès récemment), celles en ut majeur et en ut mineur portées par un son charnu, riche, tellement en accord avec les décors envisagés à l’époque pour chaque cérémonie religieuse afin de marquer le fidèle : une éloquence totale du verbe au geste, de la peinture à la sculpture, de la musique vocale à la musique instrumentale. Soulignons encore la générosité d’un continuo très étoffé (on a vu à ce titre les découvertes récentes du Centre de Musique baroque de Versailles au sujet d’Atys – voir la chronique), véritable orchestre dans l’orchestre (une douzaine d’instrumentistes sont dévolus aux basses). Où rencontre-t-on pareils accompagnements et semblables contrechants des basses de viole, des basses de violon et au détour d’une phrase la caresse veloutée des théorbes de Léa Masson et du regretté Nicolas Wattinne, trop tôt disparu ? Tout frémit, tout vibre, tout souligne le sens du texte, dans ses dimensions explicites comme cachées, nourrissant, au-delà des effets rhétoriques, une ardente prière.

Les mêmes observations peuvent être exprimées au sujet du bel Exaudiat. Prière royale, le psaume 20 est abordé sous un angle nouveau par Lully, un tournant s’amorçant au cours des années 1680 avec une autonomisation accrue des versets, schéma qui prévaudra de plus en plus par la suite. Si ce motet n’est plus une découverte (Niquet en avait livré une version tout à fait recommandable et la collection Château de Versailles Spectacles en a déjà offert une vision tout autre dans l’album La Messe du Roi Soleil, par le talentueux Gaétan Jarry, voir la chronique), il est néanmoins magnifié ici par l’approche « fugétienne ». D’emblée, l’ampleur des effectifs lui confère une puissance jusque-là inconnue. Le récit de dessus Tribuat tibi (Qu’il te donne tout ce que ton cœur désire) est d’une intensité que les versions précédentes avaient finalement esquivée. Sur une trame de cordes à cinq particulièrement dense, en sol mineur (autre tonalité de prédilection de Lully), et un tempo très retenu, la voix de dessus (extraordinaire Claire Lefiliâtre) s’élève avec une majesté admirable, nimbée par cet accompagnement aussi troublant que mystérieux avant de céder place à un trio angélique sur Lætabimur in salutari (Nous nous réjouirons de ton salut), rejoint par le chœur. L’Impleat Dominus (avec le valeureux Serge Goubioud) renoue avec sol mineur et retrouve l’esprit du récit de dessus, s’offrant comme un écho à ce dernier avant de déboucher sur la joie de l’exaudiet, en sol majeur aux interventions martelées du chœur. Puis l’orchestre se déchaîne comme jamais dans ce corpus des Grands Motets : c’est la course effrénée du Hii in curribus et hii in equis (Ceux-ci s’appuient sur leurs chars, ceux-là sur leurs chevaux), entonné par la basse environnée de cordes rageuses, agitées de myriades de doubles croches à toutes les parties et auxquelles s’ajoutent petit et grand chœurs au syllabisme percutant. C’est l’une des pages les plus saisissantes des motets de Lully. La plongée en ut mineur rend la prière pour le roi Domine salvum fac regem d’autant plus poignante. On sait le compositeur en disgrâce et jamais on ne l’a senti si implorant à l’égard de son maître. Des diverses versions mises en musique par le compositeur de ce verset, c’est assurément la plus touchante. La brillante doxologie voit l’irruption des trompettes et timbales sur des motifs rappelant ceux développés dans le Te Deum. Le chœur acclame Père, Fils et Esprit Saint sur un trois temps des plus dansants avant que le Sicut erat à deux temps n’évoque par son écriture le souvenir inaltérable du triomphe de l’In Te Domine speravi.

Stéphane Fuget et ses Épopées achèvent donc en beauté cette intégrale des Grands Motets de Lully. Cohérence remarquable, audace des choix interprétatifs, sens rhétorique, portée spirituelle, richesse et somptuosité vocale comme instrumentale : tout concourt à faire de ces quatre volumes une somme qui fera date, marquant la discographie du compositeur de façon fondamentale. Formons le souhait que Stéphane Fuget et les siens se penchent sur le corpus des Petits Motets qui recèlent bien des merveilles. La magnifique version des Arts Florissants va fêter cette année son trente-septième anniversaire ! C’est dire s’il est temps d’investir ces autres joyaux qu’on rêve dans une version étoffée avec un chœur de moniales plutôt qu’un ensemble solistes, et un continuo riche et diversifié comme dans ces quatre volumes. Le subtil Anima Christi, l’extraordinaire Salve Regina, le tendre O Dulcissime, pour ne citer que quelques exemples, seraient ainsi revisités de la plus belle des manières.

À l’heure où j’écris ces lignes, une scène fascinante du Molière d’Ariane Mnouchkine me revient en mémoire. Dans une Chapelle Royale encore bien anachronique, Lully donne son Te Deum pour le roi assis seul dans la nef. Les trompettes retentissent, les roulements de timbales grondent, les chœurs s’élèvent pour faire éclater le triomphant final. La musique s’arrête et au silence qui la suit, le roi, saisi par tant de splendeur, murmure un « encore ». Cet « encore », nous le faisons nôtre : cher Stéphane Fuget, chères Épopées, du Lully comme celui-ci, nous en voulons « encore » !



Publié le 18 avr. 2024 par Stefan Wandriesse