Te Deum pour les victoires de Louis XV - Henry Madin

Te Deum pour les victoires de Louis XV - Henry Madin ©Portrait de Louis XV, Maurice Quentin de La Tour (1710), Louvre, Paris (FRANCE) / Bridgeman Images
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Dans une lettre datée du 21 novembre 1744, le Roi Louis XV ordonne à l’Archevêque de Paris de faire chanter dans toutes ses églises un Te Deum pour manifester sa gratitude à ce Dieu auquel il « a plu de seconder mes efforts et de me faire triompher à la tête de mes armées ». Ledit archevêque, Charles-Gaspard-Guillaume de Vintimille, ordonne à son tour à l’ensemble de son clergé d’organiser des célébrations pour « remercier le Dieu des Armées… pour les différentes faveurs dont (il a comblé le Roi), et en particulier pour l’importante conquête que ce Prince, revenu à peine des portes de la mort, a entreprise avec tant de courage».

Or, en cette seconde moitié de l’année 1744, les Te Deum se bousculent. A peine venait-on de célébrer la prise de Menin (Mai) puis d’Ypres (Juin) que le Roi est immobilisé à Metz par une « fièvre maligne » (août) qui fait craindre l’issue fatale évoquée par l’archevêque. La faute à sa vie dissolue, expliquent les dévots. Le Roi renvoie sa maîtresse du moment. Et à peine s’est-elle éloignée qu’il trouve la voie de la guérison. De nouveaux Te Deum sont ordonnés, cette fois pour le bon rétablissement du souverain. Au mois de novembre, le Mercure de France signale encore des Te Deum pour l’heureuse convalescence du Roi quand advient la prise de la ville de Fribourg : « Le moment que j’attendais avec tant d’impatience est arrivé, où je puis rendre à Dieu, au milieu de tout mon Peuple, les actions de grâce que nous lui devons pour les bienfaits dont il nous a comblé », écrit le Roi à l’Archevêque.

Pour Jean-Paul Montagnier, c’est dans ce contexte que la première audition du Te Deum composé par l’Abbé Henry Madin « eut lieu le 17 novembre 1744 en l’église Sainte-Geneviève à Paris pour saluer la prise de Fribourg. L’hymne fut ensuite rechanté à Versailles pour les mêmes raisons le 2 décembre suivant ». Pour l’affirmer, il se fonde essentiellement sur un Mémoire du surintendant François Rebel établi en 1769. Mais en sommes-nous absolument certains?

En effet, le Mercure de France (décembre 1744), pourtant généralement bien informé, ne s’en fait pas l’écho. Il signale bien que « le premier de ce mois, le Roi accompagné de Monseigneur le Dauphin entendit dans la même chapelle (Royale de Versailles) la messe pendant laquelle le Te Deum fut chanté par la Musique pour la prise de la ville et des châteaux de Fribourg ». Mais il n’en désigne pas le compositeur. En revanche, il se montrera plus précis pour la célébration du 2 décembre où « M. de Blamont, surintendant de la musique du Roi, eut ordre de chanter son Te Deum». Il est vrai que le Mercure de France (octobre 1744) avait déjà salué un Te Deum de sa composition, le qualifiant même d’« excellent morceau de musique, frappé au coin des plus grands maîtres ». Alors, François Colin de Blamont serait-il l’auteur de l’hymne d’action de grâce chanté le 2 décembre à la Chapelle Royale de Versailles ? Mais là encore, il n’y a rien de certain si l’on se souvient de la querelle de compétence qui opposa, pendant de longues décennies, les surintendants de la Musique du Roi aux sous-maîtres de la Chapelle Royale, ceci depuis la disparition de Michel-Richard de Lalande (qui cumulait les deux fonctions). Résumons : les célébrations religieuses relèvent ordinairement de la compétence des sous-maîtres de la Chapelle, mais les fêtes extraordinaires sont à la charge de la Musique de la Chambre. Le Te Deum chanté le 2 décembre serait-il l’œuvre du surintendant Blamont ou celui-ci a-t-il dirigé une composition du sous-maître Madin ? Quoi qu’il en soit, moins de six mois plus tard, le Mercure de France (juin 1745) rendra « à César ce qui revient à César ». En effet, pour célébrer la prise de Tournai, « Sa Majesté ordonne à l’abbé Madin, maître de musique de la Chapelle de faire chanter son Te Deum pendant la messe». Manifestement, cet élève des Jésuites est maintenant reconnu par le Roi lui-même.

Autre question. L’abbé Madin aurait-il composé plusieurs Te Deum ? En effet, deux ans plus tard, le Mercure de France (septembre 1747) nous apprend qu’il a fait exécuter un Te Deum « fait exprès » par un « petit détachement de la Musique du Roi (qu’il avait emmené incognito sur le théâtre des opérations militaires de la campagne des Flandres). Cet hymne « fut très bien exécuté. Sa Majesté en parut satisfaite, ainsi que tous les Seigneurs de sa suite, qui furent surpris de la singularité de cette pièce, quoiqu’en entier réduite en un quart d’heure et à deux seules voix… Le zèle de cette démarche a été généralement loué ». Nous n’en avons pas trouvé trace dans le catalogue détaillé fournit par Jean-Paul Montagnier (« Un musicien lorrain au service de Louis XV : Henry Madin »). Peut-être s’agit-il simplement d’une transcription pour petits effectifs de son grand Te Deum (classé HM 28 sur le coffret du CD et HM 48 dans le catalogue repris par Montagnier !).

Dernière question : l’abbé Madin a-t-il écrit son Te Deum pour célébrer une victoire militaire ? Nous émettons des doutes sur cette hypothèse et cela pour deux raisons. D’abord, l’écriture et les répétitions nécessaires pour produire une œuvre d’une telle ampleur (1555 mesures comparées aux 1233 mesures du Te Deum de Lully – J.P Montagnier) exécutée devant un public aussi exigeant, nécessitent du temps. Or, l’œuvre aurait été créé le 17 novembre, soit à peine douze jours après la chute de la ville de Fribourg et quatre jours avant que le Roi n’adresse à l’archevêque de Paris l’ordre de chanter un Te Deum dans les églises de sa juridiction. Nous pensons que la partition devait être prête bien avant la reddition de cette ville. Selon nous, elle aurait été préparée dans le but de saluer le retour à la santé du Roi. Pour le suggérer, nous nous fondons sur le texte même mis en musique par Henry Madin. En effet, il ajoute au libellé habituel deux versets: « Domine salvum fac regem/Et exaudi nos in die qua invocaverimus teSeigneur, sauvez le Roi/et exaucez-nous lorsque nous vous invoquons». Il s’agit des deux premiers versets de l’hymne royal entonné dans toutes les églises de France à la fin de chaque service, en guise de prière pour la bonne santé du Roi. Au demeurant, c’est ce Te Deum qui sera également choisi pour fêter le bon rétablissement du Roi après l’attentat du 5 janvier 1757 commis par Robert-François Damien.

En tout état de cause, c’est une victoire que veut célébrer l’abbé Madin, qu’elle soit remportée sur les armées ennemies ou les atteintes au corps du Roi. Ainsi, dans son Te Deum, c’est au Roi, chef des armées et représentant de Dieu sur terre, qu’il entend rendre un hommage appuyé.

Une seconde pièce est gravée sur ce CD : le motet Diligam te, Domine/Je vous aimerai, Seigneur. Pour Jean-Paul Montagnier, il « est certainement le grand motet d’Henry Madin qui remporta le plus de suffrages auprès de ses contemporains ». Effectivement, le Concert Spirituel des Tuileries le programmera à de nombreuses reprises, assurant à Madin une gloire posthume. Composé en 1737, il s’inspire du Psaume 17 dans lequel David rappelle les maux auxquels il a été confronté et remercie Dieu de l’en avoir délivré. Comme le Te Deum, cette pièce célèbre donc une victoire remportée sur l’adversité, avec l’aide de Dieu.

Ces deux partitions agencent des épisodes fulgurants et des moments de fort recueillement parfaitement rendus par les interprètes de talent emmenés par Daniel Cuiller. Sous sa conduite, les instrumentistes façonnent une musique charnue et remarquablement charpentée ; les choristes amplifient la majesté des passages les plus solennels ou nous enveloppent dans une atmosphère propice à la méditation; les solistes habitent les textes des récitatifs et leur donnent une âme.

Le Te Deum s’ouvre sur une magnifique «symphonie » dont les trompettes et les timbales renforcent la majesté. C’est dans cette atmosphère de solennité qu’un ténor (nous croyons reconnaître ici la belle voix de haute-contre de Robert Getchell) entonne le Te Deum et le proclame en alternance avec l’ensemble instrumental qui en surligne chacun des versets. Le chœur lui succède, d’abord sur le même ton de majesté lorsqu’il reprend les deux premiers versets (« Te Deum laudamus/Nous te louons, Dieu »). Après un court silence, le rythme et de tonalité changent radicalement pour vénérer respectueusement, dans les deux versets suivants, le « Te aeternum Patrem/Père éternel ». Cette rupture illustre un style figuratif identifiable à différents endroits de la partition. Pour Madin, la musique est manifestement au service du texte. Elle traduit les mots en langage musical, amplifie l’énergie qu’ils contiennent et la transforme en émotion. Intériorité et expressivité sont donc les maîtres-mots pour caractériser ces deux partitions. Car d’autres exemples peuvent l’illustrer, par exemple lorsque, à l’unisson et porté par les seuls violons, flûtes et continuo, le pupitre des sopranes figure le chœur des anges (« Tibi omnes angeli/C’est pour toi que tous les anges ») ou que Anne Magoüet et Michiko Takahaschi décrivent le chemin qui mène de la crainte (« Misere nostri, Domine/Prends pitié de nous, Seigneur») à l’assurance de la miséricorde (« Fiat misericordia tua, Domine, super nos/Que ta miséricorde, Seigneur, soit sur nous »). Dans ces récitatifs pour sopranos, l’expression de la plainte, rendue plus dramatique par les dessus de violons, fait place à un sentiment de soulagement exprimé à grand renfort de cordes. Le motet Diligam te, Domine contient des passages de même facture. Ainsi, le rythme heurté des cordes évoque un tremblement de terre (« Commota est, et contremuit terra/La terre a été émue, et elle a tremblé »). De même, les longues vocalises des solistes masculins sur le mot « volavit » expriment de façon réaliste le vol du Seigneur « sur les ailes des vents ».

Henry Madin accorde une assez large place aux parties de solistes, signe probable de l’influence italienne qui se propage dans le monde musical français. D’une manière générale, il attribue à chaque pupitre une plage dédiée, sans jamais les mêler dans le Te Deum. Ils sont en charge de la pédagogie et du rappel des principes fondateurs du christianisme. Ainsi, les deux basses, Alain Buet et Geoffroy Buffière, se succèdent pour renvoyer aux témoignages des Apôtres, des prophètes et des martyrs. Suit un étincelant duo des sopranes, Anne Magoüet et Michiko Takahashi, exprimant l’adoration que l’Eglise porte à la Trinité. Après un chœur à la gloire du Christ, les ténors, Robert Getchell et Alban Dufourt, racontent le sacrifice du Christ fait homme. La tonalité, tant instrumentale que vocale, devient alors plus sobre jusqu’à prendre un caractère sombre et inquiet lorsque, accompagné par les hautbois et les traits saccadés des violons, le soliste annonce le jugement dernier. En revanche, le ténor insuffle l’espoir dans son dialogue avec le chœur et l’orchestre pour magnifier la foi : « Per singulos dies benedicimus te/Chaque jour nous te bénissons ». Ces six solistes se distinguent par la clarté de leur timbre et une diction maîtrisant parfaitement un texte latin chanté à la manière française. Faute de n’avoir pu assister au concert, il nous est difficile de souligner leurs qualités respectives et nous devons nous satisfaire d’un hommage collégial mais néanmoins enthousiaste.

L’ensemble Les Cris de Paris est d’une remarquable homogénéité grâce à une répartition équilibrée des voix. Il nous emporte littéralement dans les chœurs solennels d’ouverture ou de clôture du Te Deum. Cette belle complémentarité s’exprime également lorsque le pupitre des sopranes passe subtilement le relais au chœur pour évoquer « Tibi cherubin et seraphim/les chérubins et les séraphins ». Puissants dans les crescendos et les fortissimo, il sait se montrer d’une grande sensibilité lorsqu’il supplie « Te ergo quaesumus, tuis famulis subveni/Aussi, défends tes serviteurs ». Au-delà de leur technique vocale largement reconnue, les choristes y ont manifestement mis toute leur âme.

Quant à l’orchestre Stradivaria, il apporte un appui sûr aux voix. Il annonce le rythme et la couleur du récit, l’inscrit efficacement dans une atmosphère tantôt flamboyante (l’ouverture du Te Deum), tantôt recueillie (le premier air du motet Diligam te, Domine). Les violons et les flûtes jouent de leur légèreté pour emporter le petit chœur dans une danse destinée à louer Dieu pour ses bienfaits (motet – « Laudans invocabo Dominum/J’invoquerai le Seigneur en le louant»). Ailleurs, les hautbois soulignent la gravité du retour du Christ au royaume des cieux (Te Deum – Tu ad dexteram Dei sedes/Tu sièges à la droite de Dieu). Les instrumentistes, individuellement maîtres de leur art, effectuent un travail d’équipe donnant à la musique une cohérence harmonique qui séduit l’oreille.L’insatiable curiosité des « Cris de Paris » croisée avec la recherche infatigable menée par Daniel Cuiller nous offre un moment de grâce à l’écoute de ces pages trop longtemps oubliées. Son initiative rappelle que nous n’avons encore qu’une connaissance très partielle du répertoire musical baroque. Il faut l’énergie, la patience et parfois l’obstination de tels découvreurs pour mettre en lumière des compositeurs et des œuvres enfouis dans les archives, les greniers ou les sacristies. Ils ne devaient pas être nombreux ceux qui, avant la diffusion de ce magnifique CD, connaissaient et appréciaient le génie de Henry Madin. Pourtant, le Mercure de France (mars 1748) désigne « feu l’abbé Madin » comme « l’un des grands compositeurs en musique du siècle ». Combien de Henry Madin, injustement délaissés, nous reste-t-il à découvrir ?



Publié le 18 juil. 2016 par Michel BOESCH