Variations Goldberg - Bach

Variations Goldberg - Bach © Gérard Dagly (1660-c. 1715), armoire, c. 1700 (Prussian Palaces and Gardens Foundation Berlin-Brandenburg, Tomasz Samek)
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Les Variations Goldberg par Julien Wolfs : une féconde humilité

Jean-Philippe Rameau, François Couperin, Dietrich Buxtehude (voir le compte-rendu dans ces colonnes) pour le label belge Flora, Marin Marais sous étiquette CVS : après plusieurs albums engrangés depuis une dizaine d’années avec son ensemble Les Timbres, très bien accueillis par la critique, et après son anthologie Froberger en solo, on se réjouit que Julien Wolfs se confronte à un pan majeur de la littérature baroque. Un temple de la variation dont le large spectre d’humeurs, le laboratoire narratif permettent de révéler le tempérament d’un interprète, à l’aune d’une abondante discographie. Outre une biographie de l’artiste et une intelligente présentation de l’œuvre, la notice indique que Julien Wolfs s’est référé à l’exemplaire imprimé que le compositeur avait annoté. Et d’en tirer des conclusions pratiques pour l’exécution, en matière de cohérence de tempo entre les pièces apparentées par les apostilles. Par exemple l’enchaînement entre le Canone alla settima et la Variatio alla breve, qui se trouve modérée par une telle transition.

De fait, ce n’est pas par l’ornementation que se distingue cette sage lecture renonçant à l’inventaire décoratif d’un Ton Koopman (Erato, 1987). Ni par la vigueur rythmique d’un Ralph Kirkpatrick (Archiv Produktion, 1958), d’un Lars Ulrik Mortensen (Kontrapunkt, 1989), ou par le contraste virtuose d’un Bob Van Asperen (EMI, 1990). L’approche se situerait plutôt dans la sillage apollinien d’un Kenneth Gilbert (Harmonia Mundi, 1986) ou du premier témoignage de Michel Kiener (Cercle Kallistos, 1987). Parmi les récentes (re)parutions, l’exploration fluide et étudiée, un brin euphémistique, de Peter Waldner (ORF Tirol, 2020, réédition Tastenfreuden, voir notre article) partage avec Julien Wolfs un sens du legato, de la ligne soutenue qui sait s’insuffler un art de la césure respirant avec un parfait naturel. Ce canevas infiniment nuancé dans son tactus se trame sur une palette moins touffue et plus aérée que son confrère nord-italien. En l’occurrence, un instrument de Jonte Knif et Arno Pelto, d’après des modèles allemands : une mécanique délicate et précise, mais aux timbres cossus, subtilement nuancés, lumineux sur tout le spectre. Medium doux, basses translucides, aigus châtiés qui ne brouillent jamais la résonance harmonique. Une facture déjà retenue par Jean Rondeau pour les mêmes Goldberg, captées en avril 2021 pour Erato ( voir notre article). Un clavecin qui réconcilie ardeur de l’aube et chaleur du crépuscule.

Ce compagnon guide le geste détendu par lequel Julien Wolfs rend tout si clair, si logiquement organisé, comme synthétisé par un anabolisme de chaque instant, –et avec quelle finesse d’idée et de réalisation ! Toutefois, une des précieuses vertus de cette interprétation est de ne pas corrompre la spontanéité par un andainage qui signerait la fin de la moisson, mais plutôt de préserver la fertilité de ce champ d’investigations. Certes au prix de quelques incertitudes et hésitations. La liminaire Aria que Julien Wolfs distille à voix traînante, errante, presque déboussolée, semblerait prédire quelques stations un peu trop atones, exposant les Variatio 15 et 25 à quelque maussade rumination, reconduisant les clichés soporifiques que la légende accole à l’œuvre (accompagner la veille de l’insomniaque comte Van Keyserling). Une modération qui du moins exorcise tout dolorisme dans la Variatio 21. Dans ces pages qui l’acceptent volontiers, on pourra du moins saluer un chaste cantabile.

Julien Wolfs serait de ceux qui détaillent une marqueterie plutôt qu’ils ne pourfendent les merrains. Les amateurs d’effets faciles pourront déplorer une Fugetta dépourvue de forfanterie mais non sans caractère, défilant comme une parade d’arlequins au pas réglé ; et au pas de course pour la Variatio 14 que Julien Wolfs émoustille sans bousculade. Pourront regretter une Variatio 8 qui, après la pseudo-Sicilienne ingénument dardée par l’interprète, se fait élégante cascatelle plutôt que geyser ; un puits artésien qui rechignerait coquettement à jaillir. Au demeurant, la prestation ne manque pas de charme pour faire tinter l’irrésistible grelot de la Variatio 28 (une sonnette qui appelle à faire ripaille des choux et betteraves chantés dans le Quodlibet ?). Elle ne manque pas de dynamisme quand elle teste le galbe de la Variatio 18 avec une prodigieuse souplesse, elle ne manque pas d’impact dans la percutante et ultime Variation.

Le jeune claveciniste n’oublie même pas de surprendre dans l’accord plaqué qui, après la poignante étape en mineur de mi-parcours, introduit la seconde moitié du cahier. Comme pour asséner un « réveillez-vous » ! Une estocade d’autant singulière que Julien Wolfs ne placarde pas ce recueil comme une galerie de bateleur. Le brio d’estrade n’est pas sa friandise. On louera ainsi par-dessus tout le travail agogique qui parsème sa vision tout du long, et innerve le discours par des inflexions quasi vocales. Admirer comment les doigts bouchardent la Variatio 5 dont l’élocution disjointe se fait ici savante texturation. Admirer comment la Variatio 20 s’affranchit du tumulte pour mieux calculer les chassés-croisés. Admirer comment l’Adagio s’étire comme une floraison acropète sans pourtant nous dire vers quoi il se hisse.

On ne cherchera pas ici la dextérité de toccateur, le superbe coup d’éclat de Pierre Hantaï (Opus 111, juin 1992). Sans vouloir galvauder les références, on songerait plutôt au légendaire vinyle de Gustav Leonhardt (Telefunken, 1965) : moins pour la force épiphanique et la miraculeuse rhétorique du maître néerlandais, mais en tant que les instincts de Julien Wolfs prennent valeur d’évidence, et cultivent un pénétrant rapport à la partition. Esprit vif, inspiration pure, et mains de mage. Dans ce BWV 988 et même dans tout récital de clavecin, il y a longtemps qu’on n’avait entendu une nervure si ingénieusement fibrée, et un tel génie de la phrase. Par une technique des plus aguerries et non moins personnelle, et une extrême sensibilité, cette connivence poétique imprègne profondément l’écoute, et réussit à ce que les intuitions de Julien Wolfs deviennent les nôtres. Ce qui suffit à dire combien ce nouvel enregistrement, sans une once d’esbroufe, rejoint les plus désirables d’un catalogue pourtant vaste. En l’écoutant, on a souvent pensé à L’Astronome peint par Johannes Vermeer qui, à l’instar de cette captivante et secrète version des Goldberg, riche de métaphores et d’imaginaire, entre connu et incommensurable, se plaît à caresser d’un œil sûr et fasciné une carte des cieux dans l’intimité d’une chambre.



Publié le 12 mars 2024 par Christophe Steyne