Vents des Royaumes - Les Passions

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Résonances de lointains royaumes

C’est un programme original que viennent d’enregistrer Les Passions. L’ensemble baroque de Montauban s’est associé à des musiciens chinois et mongols pour restituer un programme élaboré pour le Festival Made in Asia et donné en 2012 au Capitole de Toulouse. Côté baroque le programme comprend trois extraits de la Deuxième Récréation de Musique en sol majeur Opus 8 du violoniste et compositeur français Jean-Marie Leclair (1697 – 1764), publiée en 1737. Choix singulier d’une œuvre rarement jouée, et non enregistrée à ce jour à notre connaissance. Cela ne nous surprend toutefois qu’à moitié, car on connaît l’opiniâtreté de Jean-Marc Andrieu, à la tête des Passions, pour faire découvrir au public des pièces jusque-là quasiment inconnues : le Requiem de Jean Gilles (enregistré en 2008), ou plus récemment les motets à grand chœur d’Antoine-Esprit Blanchard (rassemblés sous le titre Magnificat à la Chapelle Royale, compte-rendu à lire dans ces colonnes).

Les musiques asiatiques sont représentées tout d’abord par de surprenants chants traditionnels mongols. Il s’agit de chants émis à partir de la gorge et non du diaphragme. Ils sont appelés diphoniques car ils autorisent la production simultanée de plusieurs notes, généralement deux (une note et son harmonique), en combinant les positionnements de la langue et des lèvres. Ces chants à la sonorité très particulière reproduisent des sons naturels : l’écoulement de l’eau, le souffle du vent, l’écho des montagnes, le grondement du tonnerre ou le chant des oiseaux. Le programme inclut également des improvisations modernes, dont certaines sont inspirées des mélodies traditionnelles du peuple Miao (dans le sud-ouest de la Chine). Ces différents morceaux s’appuient sur des instruments exotiques, qui apportent des sonorités inconnues dans l’univers musical occidental, tant baroque que classique : le morin khuur (vièle à deux cordes) mongol, le guzheng (cithare chinoise sur table) et une large gamme de percussions. Parmi ces dernières on retrouve les cymbales, les traditionnelles clochettes (souvent utilisées par les auteurs baroques pour suggérer une atmosphère exotique, comme Rameau dans Les Indes galantes) ; mais on découvre aussi des sons s’échappant d’accessoires plus inattendus : les bols chantants, le riz ou les brosses.

Pourtant cet instrumentarium n’est pas si éloigné de la culture musicale occidentale. Il renvoie assez directement à la richesse de l’instrumentarium médiéval. Ainsi les sonorités du morin khuur évoquent assez directement celles des vièles du Moyen Age, le guzheng les sonorités du psaltérion (qui est également une cithare sur table). De même le chant diphonique, présent dans de nombreuses cultures traditionnelles d’Asie et d’Afrique, est également attesté en Sardaigne : il correspond donc sans doute à une forme très ancienne d’expression musicale, présente tant en Europe que sur les autres continents. Ce dialogue entre Asie et Europe constitue ainsi un jeu de miroirs entre la musique baroque européenne et les expressions musicales qui l’ont historiquement précédé, et qui se sont maintenues sous d’autres formes et ont connu d’autres développement en Asie. On peut aussi noter que ces techniques anciennes (en particulier le chant diphonique) ont également inspiré un certain nombre de compositeurs contemporains, à la recherche de sonorités nouvelles.

Jean-Marc Andrieu n’hésite pas à associer ces instruments exotiques à son ensemble baroque pour enrichir les brillantes compositions de Leclair. La Forlane en rondeau, qui ouvre l’enregistrement, dégage ainsi une atmosphère singulière, apportée par le guzheng de Jiang Nan et la vièle mongole. Sa grâce naturelle se pare d’une insistante touche exotique, parfaitement réussie. La courte improvisation contemporaine qui suit nous fait saisir, comme les trois autres du programme, la valeur du silence qui invite à la méditation : celui-ci y est à peine ponctué par quelques cris d’oiseaux, quelques sons lointains…

33 de Gobi est un traditionnel chant mongol qui décrit les trente-trois principaux paysages qui entourent la capitale de la Mongolie. Le chanteur Mandaakhai y montre l’étendue de son talent singulier. Les sonorités envoûtantes qui montent de sa gorge sont relayées par une vièle palpitante et pleine de fraîcheur, un guzheng ondulant et des percussions aériennes (maniées par Yang Yi-Ping) du plus bel effet : le résultat est tout simplement superbe !

Le rapide Menuet de Leclair délasse un instant nos oreilles, avant une nouvelle improvisation contemporaine qui semble un véritable hommage au silence, presque pesant, et seulement interrompu de quelques hululements ou de rares percussions. On retrouve à nouveau Leclair pour un dansant Tambourin, au rythme sautillant. L’improvisation qui suit est bâtie autour de surprenantes vibrations alanguies à l’infini, qui ne s’éteignent que pour faire place à de bavards croassements.

La Rhapsodie, œuvre la plus longue de ce programme (un peu plus de douze minutes), constitue un brillant syncrétisme des musiques traditionnelles (les mélodies du peuple Miao, le chant diphonique) et de la musique contemporaine. Elle s’ouvre sur les voluptueux glissements du guzheng, s’orne du chant des clochettes, avant que la vièle n’impose sa ligne mélodique. Le rythme évolue imperceptiblement avant de verser dans une séquence chaloupée, qui s’éteint devant d’impérieuses percussions (passages qui évoquent irrésistiblement le jazz). Une nouvelle ligne surgit, d’abord très lente, ensuite rejointe par le chant diphonique avant de s’éteindre dans de brillantes percussions. Cette page, à la construction élaborée, s’avère également un des temps forts de l’enregistrement.

La dernière Improvisation produit un effet très réussi de relief sonore : de timides percussions dans le lointain semblent tout d’abord souligner la profondeur du silence, avant qu’elle ne le brisent en se rapprochant de plus en plus. L’auditeur demeure stupéfait par la force qui s’en dégage, malgré la grande modicité des moyens employés. Là où la musique occidentale déborde de ses accords la musique asiatique invite au contraire à prêter l’oreille pour entendre les sons et à mesurer toute la profondeur du silence…

Le programme s’achève sur le traditionnel mongol Yack noir. Mandaakhai y développe à nouveau son chant tournoyant aux accents étranges, dont les vibrations semblent aussi saisir les instruments dans un saisissant ensemble. La voix se tait pour permettre à la vièle de développer sa ligne mélodique, bientôt rejointe par le guzheng, puis par des percussions qui imposent rapidement leur rythme, à leur tour rejointes par le chant et les cordes dans une savante union, avant que tous s’interrompent soudain dans une chute précise et abrupte, qui marque un impressionnant retour au silence.

Ainsi s’achève ce brillant jeu de miroirs, entre une musique asiatique qui nous renvoie aux origines de la musique occidentale et nous apporte aussi une vision différente, où les sons sont indissociablement liés au silence de la nature. Après avoir écouté ce disque, vous n’entendrez plus la musique baroque ou classique de la même manière. Merci aux Passions et à leurs partenaires mongol et chinois de nous avoir enrichi de cette vision différente, à la fois si proche et si lointaine.

(CD disponible sur le site des Passions)



Publié le 16 déc. 2018 par Bruno Maury