Zoroastre - Rameau

Zoroastre - Rameau © Pierre-Jacques Volaire (1729-c.1802) : L’éruption du Vésuve
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« Ce que Rameau a fait de plus beau »

C’est d’Alembert lui-même qui qualifie ainsi la quatrième tragédie en musique de Rameau dont les premières représentations ont lieu au début du mois de décembre 1749. Associé à Cahusac, auteur animé de principes réformateurs pour la scène lyrique, Rameau, alors qu’il est âgé de 66 ans, fait montre une fois encore d’une incroyable créativité.

Est ici choisi un thème audacieux qui met en question les fondements de l’absolutisme, de la souveraineté du roi et du principe de descendance, à la faveur d’une inspiration maçonnique mais aussi de L’Esprit des Lois de Montesquieu (1748). On lira avec profit, à ce titre, le très intéressant article d’Annette Kappeler Des voix sans corps, figures de pouvoir dans la tragédie en musique Zoroastre, 1749, Presses universitaires du Midi, « Littératures classiques » (téléchargeable directement sur internet). L’action se déroule en Bactriane (lieu qui sera aussi celui des Boréades, voir ma chronique), les dieux de la mythologie gréco-romaine cédant la place au fondateur de la religion préislamique de l’Iran, Zoroastre, personnage qui avait néanmoins déjà fait son apparition à l’Académie royale de musique dans d’autres œuvres (notamment dans Sémiramis de Destouches, mais sous un angle malfaisant, voir la chronique). Quant à l’absence de prologue à la gloire du souverain (même si cette option avait déjà été retenue par Rameau et d’autres compositeurs), elle constitue sans doute un autre symptôme de cette profonde remise en question. Comme l’indique Sylvie Bouissou dans sa monumentale biographie du compositeur, au tournant des années 1750 surgit une crise sous la pression des philosophes et des artistes offrant un « point de référence du naufrage de l’esthétique baroque ». Un besoin d’européaniser la musique s’affirme, le style savant est regardé comme archaïque. Véritable Deus bifrons, Rameau, tout en adoptant des éléments d’avant-garde, ne peut renoncer à la science de son écriture, livrant une partition d’une extraordinaire richesse, déroutant une fois encore ses contemporains. Il lui faudra donc remettre l’œuvre sur le métier (comme pour Hippolyte et Aricie, Castor et Pollux, Dardanus…) pour que Zoroastre triomphe véritablement en 1756. De cette refonte sortira une version sensiblement différente pour au moins trois actes, avec un personnage principal peut-être moins « sage ayant atteint la perfection à l’issue d’un parcours initiatique » mais plus amoureux. Girdlestone, autre grand biographe du compositeur, en arrive à dire que : « ce qui aurait pu devenir une épopée d’archanges et de démons » n’est qu’une intrigue amoureuse de plus, aussi fausse que les autres, placée dans un cadre exotique et ornée de magie de scène. L’âme dont le salut est l’enjeu entre Zoroastre et Abramane n’est qu’une princesse de plus, aimée de deux rivaux, persécutée par l’un et sauvée par l’autre ».

Si les contemporains de la création en 1749 semblent avoir été quelque peu insensibles à « la lumière » (entendez « initiation », Fleury, Éloge du poème lyrique de l’opéra de Zoroastre, Paris, 1750), c’est peut-être aussi parce que l’articulation dramaturgique de l’œuvre leur aura échappé. On trouvera à cet égard un tableau synoptique très intéressant dans la somme de Sylvie Bouissou, mettant en évidence l’alternance négative des forces en puissance (acte I) et positive à l’acte V, l’équilibre se trouvant à l’acte III, tandis que l’acte II expose les principes du zoroastrisme (Théurgie) auxquels s’opposent à l’acte IV les rites mystérieux et maléfiques d’Ariman (Goétie). Cette antinomie – Théurgie/ Goétie - fonde une architecture d’ensemble marquée par une symétrie et traduit un dualisme Bien/ Mal dont le premier principe doit sortir vainqueur in extremis et donnant lieu à une caractérisation musicale exemplaire.

La lecture de la partition laisse apparaître des spécificités par rapport aux tragédies précédentes. Déjà peu marqués dans l’opéra français, les contrastes entre récitatifs et airs sont encore davantage atténués. Le récitatif s’estompe le temps de quelques mesures plus mélodiques quand airs et duos s’interrompent pour laisser place au récitatif. Autre élément frappant, la présence du chœur qui intervient plus souvent et de manière plus intime, en courtes interruptions sans nécessairement former des ensembles indépendants. Le discours musical est donc marqué d’une ductilité frappante, déjà expérimentée lors de la refonte de Dardanus en 1744 ou dans Zaïs en 1748.

Au plan discographique, c’est la deuxième version de 1756 qui avait été jusque-là adoptée, que ce soit par Kuijken (en 1983 et réédité en 1990) ou par Christie (en 2002). Revenir à la version originale de 1749 avait de quoi attiser notre curiosité car un c’est Rameau en grande partie inédit qui nous est révélé ici. Fort de ses incursions sur la scène ramiste (un mémorable récital avec Sabine Devieilhe) mais plus encore de son triomphe avec un Acanthe et Céphise somptueux (voir ma chronique), Alexis Kossenko livre ici un Zoroastre marqué du sceau de la perfection. Mon cher confrère Pierre Benveniste se faisait récemment l’écho, dans une chronique enthousiaste, de la version donnée en concert au Théâtre des Champs Élysées. L’enregistrement nous invite à réitérer son propos sans la moindre objection tant notre avis est similaire au sien.

A-t-on jamais vu plateau plus idoine ? Tous les rôles, sans exception, sont exemplaires dans la façon dont ils sont incarnés. Gwendoline Blondeel (Céphie, Cénide) et Marine Lafdal-Franc (Zélise, une Fée, une Furie) nous offrent des moments délicieux, dans leurs petits airs, délicatement ciselés (que de tendresse dans L’Amour, pour un cœur qui l’implore ! ou dans Souvent l’Aurore la plus belle). Doit-on encore louanger Mathias Vidal (Abénis, Orosmade, une Furie) ? Assurément, puisqu’ici sa palette expressive est sollicitée entre les pôles extrêmes du Bien et du Mal qu’il s’agit de jouer tour à tour. Comment résister à son chant lors du lever du jour au début de l’acte II (Sommeil, fuis de ce séjour) ? L’excellent David Witczak (Zopire, Ahriman, un Génie, la Vengeance) dont nous avions déjà dit grand bien au sujet d’autres enregistrements témoigne de qualités incontestables de projection, de diction, de présence vocale et d’un timbre splendide qui donne le frisson dans Accable de tes chaînes. Il aurait d’ailleurs pu offrir un superbe Abramane, rôle qui revient à Tassis Christoyannis dont nous avions pu louer le magnifique Jephté dans la tragédie en musique éponyme de Montéclair (voir ma chronique). Dès ses premiers récitatifs, sa haine est palpable dans la moindre inflexion de son chant et son air Cruels tyrans qui régnez dans mon cœur exprime à merveille la noirceur de ce personnage particulièrement soigné par Rameau. Quel ravissement de retrouver Véronique Gens ! Après avoir incarné les douces amoureuses, la voilà, au tournant d’une carrière remarquable, qui s’attaque aux « méchantes » avec la même maîtrise (l’enregistrement Passion, avec l’ensemble Les Surprises, laissait entrevoir cette facette. Se reporter à la chronique). Elle nous offre une Érinice, torturée et nous captive par sa voix chaude tout autant que son implication dramatique totale, notamment dans ses imprécations Dieux terribles, dieux puissants.

Si la première version de Zoroastre laisse finalement peu de place au rôle d’Amélite, Jodie Devos s’en empare néanmoins avec la plus grande justesse, sachant transmettre son inquiétude au premier acte ou y exprimer sa tendre prière Reviens, c’est l’Amour qui t’appelle, comme nous attendrir dans son monologue inaugural du cinquième acte  Soutien des malheureux ou encore nous éblouir par des aigus cristallins et la dentelle de vocalises de l’ariette Règne Amour. Enfin, le Zoroastre de Reinoud van Mechelen est sans doute indétrônable pour longtemps en raison d’un timbre solaire somptueux, d’une diction impeccable et d’une intelligence du rôle qui sait osciller entre hiératisme, héroïsme vertueux et tendresse. Dès son entrée, lors de la cérémonie de dévotion à Orosmade, il impose son autorité pour, quelques pages plus loin, offrir un numéro de voltige vocale (ariette Aimez sans cesse) ou affronter avec courage le terrible Abramane et faire triompher le Bien au cinquième acte avec de suaves accents faisant ressentir au plus profond de soi la paix tant attendue.

Autre partenaire de choix magnifiquement préparé par Thibaut Lenaerts (à qui est également confié le rôle d’une Furie), le Chœur de Namur, très sollicité ici par d’innombrables interventions, prouve page après page qu’il est l’instrument vocal idéal, maîtrisant chacune des intentions de la partition. Les pupitres féminins attendrissent dans Rassurez-vous, tendre Amélite quand les voix masculines savent se montrer terribles à la fin du même acte. Mais c’est bien entendu à l’acte IV que ce chœur, désormais l’un des meilleurs au monde, fait montre de toute sa superbe dans cette sorte de « messe noire » qu’abrite un temple souterrain. On frémit lorsqu’explose Éclate ; venge-toi ; ce n’est qu’à la terreur que tu dois l’encens de la terre !, sensation renouvelée dans le chœur mêlé de tonnerre du cinquième acte Dieu tout-puissant. Après l’agitation de telles pages, on savoure d’autant plus cet extraordinaire final, si délicat, si raffiné, dénué de toute emphase qui tranche avec tant de conclusions plus éclatantes ailleurs (vraiment à l’opposé ici des ultimes mesures d’Acanthe et Céphise !). Impossible de ne se point laisser charmer par Douce Paix, régnez dans le monde, réellement envoûtant !

L’orchestre Les Ambassadeurs - La Grande Écurie est très fourni, suivant en cela les usages de l’Académie royale de musique (on lira avec grand intérêt l’érudite notice de Benoît Dratwicki) et s’appuie donc sur des effectifs opulents qui nous avaient déjà vivement impressionnés dans Acanthe et Céphise. La basse continue à laquelle le clavecin est cantonné s’étoffe de trois violoncelles et d’une contrebasse offrant une assise d’une réelle ampleur aux récitatifs. L’abondance des vents (4 flûtes, 4 hautbois, 4 bassons, 2 clarinettes…) rétablit un tout autre équilibre face aux cordes. La matière sonore est d’une extrême beauté marquée tantôt par une pâte mâle et riche, tantôt par une grâce et d’une délicatesse infinies. Le fruité des timbres, la parfaite justesse des tempi et le soin pointilleux apporté aux articulations, tout concourt à servir chaque intervention orchestrale dans le moindre récit accompagné comme dans chacune des danses envisagées avec une réelle gourmandise. La saisissante ouverture nous fait voyager par son « programme » propulsé par ses soubresauts initiaux entrecoupés de gémissements avant que la lumière ne gagne peu à peu le paysage avec grâce tout d’abord puis avec jubilation (où retentissent les clarinettes pour la première fois).

Ailleurs, on appréciera les auto-emprunts opérés par Rameau (que certains critiques de l’époque avaient fustigés). Les Tendres Plaintes offrent la « matière » (à peine ose-ton ce terme tant celle-ci devient impalpable en comparaison du clavecin original) à l’Air tendre en rondeau aux flûtes arachnéennes. L’Agaçante des Pièces en concert s’efface pour se métamorphoser en une magnifique Entrée des Indiens et des Indiennes. Si la Livri perd son caractère de tombeau et ses rythmes croisés, elle conserve toute sa mélancolie et parfume de nostalgie sa carrure de gavotte en apesanteur. La superbe Sarabande de la Suite en la de 1728 (transposée en mi majeur) simplifie son dessin (ses arpèges figurés disparaissent) mais conserve néanmoins ses audacieuses harmonies générées par les chutes de quarte de la basse dans sa deuxième partie. La Contredanse de l’Acte II anticipe déjà sur celles mémorables des Boréades. Les Menuets qui la précèdent s’illuminent des petites flûtes et donnent une impression de boîte à musique inoubliable. Les Passepieds de l’Acte III vous donnent une irrépressible envie de danser. Les airs infernaux de l’Acte IV sont d’une extraordinaire puissance, introduits par L’Air grave (plage 42) apothéose du genre où les échos des bassons font merveille. Les gavottes et rigaudons de l’ultime divertissement prouvent enfin à eux seuls, la suprématie de Rameau en matière de danse, juxtaposant à quelques mesures de distance la joie la plus contagieuse et cette douceur amère qui n’appartiennent qu’à lui.

Ne prolongeons pas plus longtemps notre propos : retournons plutôt écouter ce splendide Zoroastre, éclatant joyau sorti de la plume de Rameau. Alexis Kossenko et les siens y renouvellent leurs exploits antérieurs pour une réussite totale qui fera date dans la discographie d’Euclide-Orphée.



Publié le 17 nov. 2022 par Stefan Wandriesse