L’opéra, s’il vous plaît - Thiellay

L’opéra, s’il vous plaît - Thiellay ©
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Pour sauver l’art lyrique

Dans L’opéra, s’il vous plaît. Plaidoyer pour l’art lyrique (éditions Les Belles Lettres), Jean-Philippe Thiellay, président du Centre national de musique depuis 2020 et ancien directeur général adjoint de l’Opéra de Paris, fait état de sa grande inquiétude quant à l’état et à l’avenir de l’art lyrique.

Construit en cinq actes (comme un grand opéra français…), l’ouvrage commence par une palpitante déclaration d’amour à cette forme d’expression artistique, déclaration dans laquelle de nombreux lecteurs et « operaddicts » se reconnaîtront. Mais le propos devient vite plus sévère et pessimiste. L’auteur nous rappelle que la crise de l’art lyrique est quasi permanente depuis l’apparition de cette forme d’art, il y a 400 ans, et que les menaces accumulées et la mort annoncée de l’opéra n’ont jusqu’ici pas réussi à mettre à terre l’art lyrique.

Le constat de l’auteur est implacable : l’Opéra est aujourd’hui confronté à une triple crise économique, sociologique et esthétique qui, accélérée par la crise sanitaire, représenterait un péril mortel pour cette forme d’art. Confrontés à des contraintes juridiques et économiques lourdes et aux nécessités de modernisation des outils, les coûts de production croissent de façon exponentielle alors que les recettes, au mieux, peinent à suivre. D’une façon générale, la productivité des théâtres croît à un rythme nettement plus modéré que la croissance de la masse salariale qui représente la part essentielle des coûts et les politiques de diversification des ressources ont des limites importantes. Les maisons d’opéra ont de grandes difficultés à financer les investissements indispensables au fonctionnement et à l’avenir des théâtres ; seul le soutien de la puissance publique permet aux maisons d’opéra de perdurer, mais ce soutien est moins assuré qu’autrefois. Et la situation budgétaire post Covid n’incline pas à l’optimisme quant à la générosité des acteurs publics. Ces difficultés économiques et financières sont d’autant plus préoccupantes qu’elles prennent place dans un contexte de vieillissement du public et de désaffection importante des jeunes générations pour l‘opéra. Question de pouvoir d’achat bien sûr mais aussi, et c’est plus inquiétant, question d’évolution des modes de consommation, y compris de consommation culturelle. La « cancel culture » est aussi une menace évidente pour un art qui, par exemple, reflète aussi les concepts coloniaux des siècles passés et qui met souvent en scène des féminicides…

Jean-Philippe Thiellay souligne la difficulté à faire entrer de la rationalité économique dans les réflexes souvent très conservateurs des personnels et les exigences tout aussi conservatrices d’une partie du public dont l’attitude, empreinte de codes et de certitudes « savantes », freine l’ouverture à de nouveaux publics. Les opéras ne se remettent guère en cause ; concentration des spectacles sur un petit nombre de titres, repli sur un répertoire figé, développement de productions visant les touristes, ou organisées en tournées mondiales, superproductions sonorisées, excès d’intellectualisme des mises en scène ou à l’inverse absence totale de modernité concourent à faire de l’opéra un art en perte de prestige.

Pour Jean-Philippe Thiellay, une condition importante de la survie de l’opéra et des opéras tient au soutien financier que la puissance publique leur apportera. Mais cette condition n’est pas une condition suffisante. Il faut aussi que le monde de l’opéra prenne en main sa destinée et procède aux changements indispensables. A commencer par la gestion des ressources humaines qui doit entrer dans le monde contemporain en adoptant des modes de gestion adaptés, avec leurs exigences de productivité, leurs innovations en matière d’organisation du travail, de dialogue social constructif et de qualité et leur réalisme économique en termes d’évolutions salariales. La réduction des coûts passe par des choix artistiques permettant de reprendre des productions pour les amortir sur plusieurs années ; elle passe aussi par de la coproduction ou du moins des coopérations avec d’autres scènes.

Elever l’expérience client au standard contemporain est également indispensable : des innovations pour enrichir l’expérience du spectateur dans une logique de satisfaction client sont possibles (restaurants, bars, réservations de taxis, rencontres avec les artistes, lieux d’échanges avant et après le spectacle …).

Le défi de la durabilité, celui de la parité, celui de la diversité, méritent d’être pris à bras le corps par les directions des opéras. Les politiques « d’aller vers » doivent être encore plus déployées pour assurer le renouvellement du public, en assumant d’utiliser les codes de l’époque et non des codes révolus réservés à quelques initiés. L’opéra doit sortir de sa tour d’ivoire pour entrer dans le monde contemporain, ses valeurs, ses codes, ses références. En remettant le chanteur au cœur de la politique artistique, en assurant une parfaite fluidité des conceptions du metteur en scène et du chef d’orchestre, en renonçant à ce que la tradition peut avoir de rigide ou de poussiéreux, on redonnera à l’opéra la possibilité de susciter des émotions musicales, théâtrales, vocales et visuelles qui sont essentielles à sa survie. C’est cette magie qui constitue le principal atout de l’opéra.

La plume de Jean-Philippe Thiellay est alerte, le style est vif et agréable et le propos est documenté et argumenté. On peut bien sûr ne pas partager certaines de ses propositions mais on sera gagné par son enthousiasme et sa volonté de faire renaître un Opéra politique et populaire.



Publié le 18 janv. 2022 par Jean-Luc Izard