L'opéra baroque et la scène moderne - Deshoulières

L'opéra baroque et la scène moderne - Deshoulières ©Mireille Delunsch (La Folie) dans Platée de Jean-Philippe Rameau - mise en scène de Laurent Pelly - photographie de Jacques Moatti/ Opéra National de Paris
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Les chemins de la mise en scène du baroque

Inventé dans sa forme actuelle entre fin de la Renaissance et première ère baroque (XVIIème siècle), l‘opéra constitue une « œuvre» complète, création sonore et visuelle mêlant instruments, chants , danses, costumes et autres effets visuels. On sait d’ailleurs que les « effets spéciaux » étaient particulièrement recherchés par les commanditaires, au départ petits princes de l’Italie du nord, puis rapidement rois de l’Europe entière. Ceux-ci avaient bien compris que l’étonnement et la surprise se propageaient au travers des récits et comptes-rendus des spectateurs , incitant ceux qui n’y avaient pas assisté à compléter ces descriptions par leur imagination. A des époques où la superstition était monnaie courante, l’emploi de techniques connues de quelques-uns seulement produisait aux yeux du plus grand nombre des effets magiques car incompréhensibles. Ceux-ci auréolaient ainsi leur commanditaire d’un prestige mystérieux (dans le sens religieux de ce mot), et renforçaient leur pouvoir aux yeux des peuples qu’ils dominaient et des rivaux qui les jalousaient.

Dans cette période charnière, les techniques se développent et se perfectionnent. Mais leurs secrets demeurent jalousement gardés par les quelques techniciens de génie qui les ont mises au point. Les inventions les plus modernes sont d’ailleurs souvent réservées au domaine militaire, et considérées comme des secrets d’Etat. Ingénieur des chantiers navals de Venise, Giacomo Torelli (1608 – 1678) met au point dès le milieu du XVIIème siècle à peu tous les effets spéciaux de la scène moderne : plateau tournant, changements de décors à vue, « gloires » permettant aux personnages de s’envoler vers les cintres ou d’en descendre. Ses « machines » - comme on les appelait à l’époque - provoquèrent une forte impression dans toute l’Europe, et notamment à Paris où il fut convié par Mazarin à collaborer à la production de La finta pazza en 1645. A ce titre il peut être considéré comme l’un des premiers « metteurs en scène d’opéra », même si bien évidemment le concept n’existait pas à l’époque.

Au fil du temps, les conditions de représentation de l’opéra ont fortement évolué. Aux torches et chandelles du XVIIème siècle (qui dégoulinaient parfois sur les spectateurs…) ont succédé les bougies dès le XVIIIème siècle, puis le gaz de ville et enfin l’électricité à la fin du XIXème siècle. Les chanteurs, cantonnés à l’époque baroque sur un étroit proscenium (le décor proprement dit étant constitué de perspectives en trompe-l’œil dans lesquels ils ne pouvaient s’aventurer), se sont répandus sur de larges scènes. Celles-ci constituaient le corollaire des salles nouvelles de grandes dimensions, construites à partir du milieu du XVIIIème siècle. Avec plus de 1000 places offertes, le théâtre San Carlo de Naples (inauguré en 1737) balaie les petites salles du siècle précédent (les salles construites dans les palais vénitiens à l’époque de Cavalli étaient souvent inférieures à 500 places). La course au gigantisme s’est poursuivie tout au long du XIXème siècle (l’Opéra Garnier et ses 2100 places) et au XXème siècle (le Metropolitan Opera et ses 3800 places).

Dans le même temps, le concept de mise en scène a évolué. A l’époque du premier baroque elle est souvent réglée par le compositeur lui-même, comme le fit Cavalli pour ses opéras à Venise. A charge pour lui de convoquer les artisans indispensables à la réalisation du décor : peintres et menuisiers pour les décors, couturiers pour les costumes,…, et d’assembler le tout selon son inspiration. Mais rapidement, à la suite de Torelli, des techniciens se spécialisent dans la confection des décors et des machines, dont les secrets sont souvent transmis au sein d’une tradition familiale : les Vigarani ou les Bérain en France, par exemple. Leur démarche consiste à mettre les ressources de leur technique au service du livret, afin d’émerveiller les spectateurs dans des productions « à grand spectacle ».

A la fin du XIXème siècle, Wagner modifie profondément cette situation. Il perçoit parfaitement le lien nécessaire entre livret, musique et scène afin de maîtriser les effets produits et le sens des messages transmis au spectateur. Il bouleverse les conditions de la représentation, désormais strictement encadrée : les spectateurs n’assistent pas à un simple divertissement (même s’il s’agit d’un drame), ils doivent se prêter tout entiers à l’œuvre représentée. A cette fin, la salle est plongée dans l’obscurité, et les applaudissements ne sont tolérés qu’à la fin des actes (alors qu’ils avaient coutume de récompenser les chanteurs de leurs performances vocales). Le compositeur règle à nouveau minutieusement tous les détails de la mise en scène.

Lorsqu’il n’est plus présent - comme c’est le cas pour les ouvrages anciens - il faut procéder à une relecture, à une exégèse de son œuvre, afin de décider des messages qu’elle doit porter. C’est le rôle confié au dramaturge ; l’organisation matérielle du décor et des costumes étant alors être laissée à la régie, qui rassemble les moyens techniques indispensables. Cette évolution a été particulièrement marquée dans le domaine du théâtre, notamment sous l’influence de Bertholt Brecht. Autre influence artistique voisine, le développement du cinéma a bouleversé la perception du spectateur d’opéra, proposant des décors naturels en lieu et place des trompe-l’œil, et élargissant considérablement le champ des effets spéciaux – avant même l’avènement du numérique et de ses possibilités infinies de trucage. En quatre siècle d’existence la mise en scène d’opéra a ainsi au moins autant évolué que son contenu musical !

Dans le dernier quart du XXème siècle, la redécouverte du répertoire baroque a immanquablement relancé le sujet de la mise en scène des œuvres lyriques de cette période. La démarche musicale d’ « interprétation historiquement informée » a également posé en termes nouveaux la représentation des opéras baroques, inspirant de nombreux metteurs en scène : Jean-Pierre Ponelle, Pier Luigi Pizzi, Jean-Louis Martinoty, Jean-Marie Villégier… pour n’en citer que quelques-uns. Tous ont parfaitement compris qu’une mise en scène « historiquement informée » ne se réduit pas à quelques costumes et décors évoquant l’époque de la création de l’œuvre, et au réemploi des machines qui provoquaient l’émerveillement des contemporains. Ne serait-ce que parce qu’entretemps la perception du spectateur a radicalement changé : le spectateur habitué à la lumière électrique ne peut percevoir celle des bougies avec le même œil que celui des siècles passés, et les trucages du cinéma ou des jeux vidéos ont affadi les effets des « machines ».

Dans un gros ouvrage (près de mille pages avec les index !) très fouillé et très documenté, Christophe Deshoulières explore méthodiquement chaque élément de la scène baroque aux XVIIème et XVIIIème siècles, afin de dégager les pistes qui s’offrent au metteur en scène contemporain pour retrouver l’esprit d’une mise en scène baroque. Cette respectable somme du savoir en matière de mise en scène baroque s’articule en trois parties. La première est consacrée à la naissance de la mise en scène moderne, et aux premiers pas (et faux-pas) de la renaissance de l’opéra baroque au XXème siècle. Elle permet au lecteur de se familiariser avec les concepts de la mise en scène moderne, et pose le dilemme de la mise en scène contemporaine de l’opéra baroque, entre pseudo-restauration d’un univers historique et simple placage d’une approche contemporaine dénuée de toute référence historique.

La seconde partie passe en revue de manière exhaustive les différents éléments de la mise en scène à l’époque baroque, en les replaçant dans leur contexte historique : les lieux et leur rapport au cosmos, les rites et les gestes, la place des spectateurs dans le théâtre, les scènes (bien différentes des scènes modernes) et les inévitables machines, les costumes et décors, la place de la danse et du ballet (et plus généralement du geste), le lien du texte et de l’action, l’action elle-même. Chacun de ces chapitres, comme ceux de la première partie, est copieusement illustré d’exemples tirés de l’époque baroque, ce qui en rend la présentation agréable et didactique. Nous passons ainsi en revue les procédés scéniques employés couramment dans les mises en scène baroques. Ceux de la parabole ou de la mise en abyme de l’action sont largement connus. Nous en découvrons également d’autres, qui peuvent se révéler tout aussi surprenants, tels que l’hyperbate (ajout d’un élément à une action en principe déjà terminée). Ce panorama décode également les caractéristiques des différents genres lyriques de cette période : l’opéra italien, de ses premières représentations de cour aux extravagants opéras seria du XVIIIème, en passant par l’opéra vénitien du XVIIème ; l’opéra français, ses liens avec le théâtre et les fêtes du Roi Soleil, et la place des ballets ; le mask anglais ; la zarzuela de cour espagnole ou encore le méconnu opéra baroque allemand, qui mêle dialogues en langue vernaculaire et airs en italien…

La troisième partie analyse et compare un certain nombre de mises en scènes contemporaines d’opéras baroques. Compte tenu de la période de rédaction de l’ouvrage, il s’agit généralement de productions remontant au dernier quart du XXème siècle, qui font encore souvent figures de référence aujourd’hui. On y retrouve notamment la confrontation des mises en scène du Couronnement de Poppée de Monteverdi (notamment par Ponelle, Martinoty, Vick, Villégier et Wallmann), d’opéras italiens du XVIIème siècle (Cavalli, Rossi), des opéras de Purcell, ou encore des opéras de Lully et Rameau (dont les célèbres Atys recréé par Villégier et Christie en 1987, et Hippolyte et Aricie par Pizzi pour le Festival d’Aix de 1983).

Il est évidemment impossible de rendre compte en quelques lignes de cet ouvrage si fouillé. A travers ce vaste panorama bien documenté, Christophe Deshoulières balise pour le lecteur les chemins, parsemés d’écueils et de belles découvertes, de la mise en scène contemporaine des opéras baroques. Il lui offre ainsi de précieux repères pour apprécier en quoi une mise en scène conçue à notre époque moderne est en rapport ou non avec l’œuvre lyrique qu’elle présente. Il rappelle aussi sans complaisance les limites d’une approche purement historique : le bruit des cordes et des poulies qui assuraient les étonnants changements de décor à vue à l’époque baroque ne serait assurément plus toléré lors d’une représentation contemporaine, même par les « baroqueux » les plus inconditionnels ! A l’inverse, l’abandon de certaines contraintes culturelles modernes permettrait sans grand effort de mieux approcher l’atmosphère d’une représentation baroque : par exemple, en évitant de plonger la salle dans l’obscurité totale.

Ouvrage de référence en matière de mise en scène des œuvres baroques, la somme constituée par Christophe Deshoulières voici maintenant plus de vingt ans conserve donc toute son actualité, tant pour l’amateur d’opéras baroques que pour le metteur en scène, qui y trouveront de nombreuses clés de lecture et d’approche de la scène baroque. Ajoutons qu’il est précédé d’une alerte préface du regretté Philippe Beaussant, qui nous rappelle sur un mode humoristique (un échange de lettres avec une spectatrice du XVIIème siècle) que les débats sur la mise en scène sont au moins aussi anciens que l’opéra baroque lui-même !



Publié le 04 avr. 2020 par Bruno Maury