Actus Tragicus

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Vox Luminis : quand plaisir et culture marchent de concert

Si l’Olympe est le jardin secret des dieux de la mythologie grecque, l’Oratoire du Louvre aura été la résidence d’un soir pour cinq maîtres fameux du baroque musical allemand. Johann Sebastian Bach y avait convié quatre de ses pères en musique. Deux d’entre eux étaient des familiers, ses oncles Johann Christoph et Johann Michael. C’est probablement à leur contact qu’il s’est initié à l’art du choral et du motet et qu’il a trouvé des modèles pour façonner certaines de ses œuvres de jeunesse. Les deux autres sont des organistes et compositeurs de musique religieuse réputés dans une Allemagne qui se remet à peine de la désastreuse guerre dite « de Trente Ans ». L’un, Johann Pachelbel, est natif d’Allemagne méridionale tandis que l’autre, Dietrich Buxtehude est d’origine danoise. Le premier est assez sensible à l’influence italienne portée par un catholicisme renaissant ; le second incarne la tradition luthérienne, mais en la renouvelant. Ami du père de Johann Sebastian, Pachelbel a fréquenté la famille Bach et y a certainement diffusé une partie de sa science musicale. Quant à l’aura du « Maître de Lübeck », elle aurait incité le futur Cantor de Leipzig à parcourir plusieurs centaines de kilomètres à pied pour bénéficier de son enseignement. Tous les quatre partagent le privilège d’avoir été les mentors d’un jeune Bach engagé dans la construction du socle de sa culture musicale. Aussi faut-il rendre hommage à Lionel Meunier, directeur de l’ensemble Vox Luminis et à Philippe Maillard Productions d’avoir donné l’occasion au public de rencontrer les maîtres et leur élève et d’entendre leur musique vibrer sous les voûtes de l’Oratoire du Louvre.

Le titre d’une cantate de Johann Sebastian donne le ton à la soirée. Dans son entretien retransmis par France Musique, Lionel Meunier en explique la raison. Outre le fait que la cantate BWV 106 est la plus connue de celles qui figurent au programme, l’intention des interprètes est de « montrer d’où elle vient » ou, en d’autres termes, d’en éclairer la filiation.

Dans la première partie, Pachelbel ouvre la marche avec sa cantate Was Gott tut, das ist wohlgetan (Ce que Dieu fait est bien fait). L’ouverture instrumentale, dépouillée et paisible, installe un climat de recueillement. Puis, Kristen Witmer énonce le choral qui fera ensuite l’objet de cinq variations. Chacune d’elles est un petit joyau porté successivement par un soliste accompagné par l’ensemble orchestral (notamment une belle séquence confiée à Tomas Kral), par un duo soutenu par la basse continue (l’orgue sous les doigts de Bart Jacobs) ou par l’ensemble au complet. A l’issue du chœur final, le public hésitait à rompre le charme par des applaudissements. Osons néanmoins deux petits regrets. Au début du morceau, les instruments écrasaient quelque peu l’exposé vocal. Mais, quelques mesures plus loin, l’équilibre des voix et des instruments était rétabli pour se maintenir ensuite jusqu’à la dernière note du concert. La seconde tient au programme. L’Oratoire étant doté d’un grand orgue, l’interprétation de la Partita Was Gott tut das ist wohlgetan pour orgue aurait pu constituer un complément de programme appréciable, comme cela est proposé dans le CD enregistré par le Chœur de Chambre de Namur et l’ensemble Les Agrémens sous la direction de Jean Tubéry (Pachelbel – Christ lag in Todesbanden -Ricecar 2007).

Johann Christoph Bach prend le relais avec le motet Der Mensch vom Weibe gebohren (L’homme né de la femme). Sans accompagnement instrumental, hormis la basse continue, et soutenue par un ensemble vocal à effectif réduit, Kristen Witmer porte d’une voix pure et fervente un message sombre rappelant à l’homme qu’il lebt kurze Zeit, und ist voller Unruhe (ne vit que peu de temps et est très agité). C’est notamment avec une belle virtuosité qu’elle extrait toute l’émotion contenue dans le terme Unruhe. Associant les deux sopranos, puis ténors et basses, soprano et basses, des ravissants duos égrènent de courtes strophes et les ponctuent d’un obsédant: Kaum, wenn er zu Welt geboren/Ist er schon zum Tod erkoren (A peine venu au monde/Il est déjà destiné à la mort). Ce message glissera de tonalité en tonalité jusqu’à conclure le motet dans un parfait recueillement.

Le chœur se reconstitue ensuite pour interpréter le « concerto » Christ lag in Todesbanden (Christ gisait dans les liens de la mort) de Pachelbel. Le terme de « concerto » désigne ici une cantate sacrée composée pour le temps de la Passion. L’influence italienne y est perceptible, notamment dans l’art des ornementations, comme par exemple lorsque Tomas Kral interprète la troisième strophe : Jesus Christus, Gottes Sohn. Autre indice : une place plus grande laissée aux solistes. Le début de la pièce déploie un choral en forme de « cantus firmus » saisissant, confiant aux deux sopranos l’exposé du thème de base en notes longues, tandis que les autres voix déploient des ornementations à un rythme plus enjoué. Quant à l’interprétation en « style bataille » du passage évoquant Es war ein wunderlicher Krieg (ce fut une étrange guerre), elle est rendue encore plus expressive par les cris stridents des violons. Le basson de Benny Aghassi apporte de la profondeur là où la voix de Zsuzsi Tóth s’élève, pleine et bouleversante. Le message se transmet de soliste en duo ou trio. Chacun y manifeste son talent singulier avant que n’explose un Halleluja vibrant dans lequel le collectif révèle une conviction chaleureusement saluée par le public.

C’est avec Buxtehude que s’achève la première partie. Sa cantate Jesu meines Lebens Leben (Jésus, vie de ma vie) s’inscrit en quelque sorte dans le prolongement de son Membra Jesu nostri. Dans cette composition, il célébrait, tour à tour, chacune des sept plaies du Christ. Dans la cantate interprétée ce soir, il livre une méditation sur les souffrances du Christ pour en dégager le sens de la mort pour un chrétien. La structure de la pièce est relativement simple. « L’aria se développe en chaconne sur un ostinato rigoureusement répété à la basse, d’un bout à l’autre de l’œuvre. Lancinant, obsessionnel, cet ostinato de huit notes, que l’on n’entendra pas moins de 41 fois, s’ouvre sur le fameux tétracorde descendant qui figure traditionnellement la plainte et la souffrance pour tous les musiciens de l’âge baroque » (Gilles Cantagrel – Dietrich Buxtehude – p. 355). Tout aussi lancinant, le serment d’allégeance Tausend, tausendmal sei dir (Mille, mille fois à toi) répété à quatre reprises avant le conclure la cantate. Zsuzsi Tóth révèle ici un timbre aux larges capacités, tant dans les graves comme dans les aigus. Quant à Robert Buckland, il porte son texte avec ferveur, d’une voix claire qui met en valeur son contenu. Le final, un Amen fugué faisant dialoguer les voix et les instruments, constitue l’un des moments forts du concert. Cette pièce sera d’ailleurs reprise en « bis » tant cette forme musicale paraît emblématique du « Maître de Lübeck ».

La seconde partie consacre le génie naissant de Johann Sebastien Bach. Elle débute par l’œuvre-pivot du concert : la cantate Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit (le règne de Dieu est le plus beau règne). Cet Actus Tragicus célèbre n’a rien perdu de sa puissance d’envoûtement. Composée probablement à l’âge de 22 ans, elle renferme une charge émotionnelle libérée avec une grande habileté par les musiciens et chanteurs de l’ensemble Vox Luminis. «  Avec (une) palette restreinte (d’instruments), Bach parvient à créer des miracles : la sonatine d’ouverture comprend vingt mesures qui sont parmi les plus déchirantes de toute son œuvre. Depuis la dissonance languissante des deux violes de gambe jusqu’à la façon ravissante dont les deux flûtes à bec entrelacent et échangent des notes voisines, glissant vers l’unisson pour s’en éloigner à nouveau, on nous offre ici une musique pour lutter contre la douleur » (John Eliot Gardiner - Musique au château du ciel – p. 204). Zsuzsi Tóth y est remarquable dans les aigus et domine le chœur dès les premières notes. La voix de Tomas Kral révèle une belle ductilité lorsqu’il commande Bestelle dein Haus, denn du wirst sterben (Mets en ordre ta maison, car tu vas mourir). Quant à Daniel Elgersma, sa voix feutrée de contreténor accompagne de façon convaincante le geste In deine Hände befehl ich meinen Geist (Je remets mon esprit entre tes mains). Autant que les sons, l’ensemble exprime à merveille les nuances faites de recueillement (la sonatine d’ouverture), d’apaisement (Heute wirst du mit mir im Paradies sein - Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis), de silences, silence de la mort ou silence de la méditation mais aussi de majesté (Glorie, Lob, Ehr une Herrlischkeit sei dir - Gloire, louange, et honneur à Dieu). Et c’est par un Amen libéré que se conclut la cantate funèbre. Son interprétation par des artistes de talent a vraiment réussi, comme le suggère Gardiner, « à ôter à la mort le pouvoir de nous terrifier ».

A ce moment de grâce succède un motet-choral de Johann Michael Bach, le beau-père de Johann Sébastian : Herr, ich warte auf ein Heil (Seigneur, j’attends ton salut). Pour l’interprétation de cette pièce, les solistes se sont séparés pour constituer deux chœurs à quatre voix. L’ouverture confiée à l’orgue adoucit l’austérité luthérienne par des ornementations épurées. Puis, les deux chœurs se répondent ou se superposent avant de se rejoindre dans un finale mêlant supplication et apaisement : O komm und hole mich (Oh, viens, viens me chercher). Le public est subjugué au point d’oublier d’applaudir, une fois encore !

Cette seconde partie se conclut avec une nouvelle cantate de jeunesse de Johann Sebastian, peut-être même la première de son immense répertoire : Nach dir Herr, Verlanget mich (De toi, Seigneur, je me languis). Sa création pourrait dater de son entrée en fonction à Mühlhausen. Elle se compose d’une alternance de chœurs et d’arias. Ici, la musique est clairement au service du texte. Elle exprime par des sonorités et des lignes mélodiques ce que les mots ne suffisent pas à dire. Les interprètes renforcent d’ailleurs ce sentiment de cohérence parfaite quand les violons figurent le ricanement redouté des ennemis (Dass sich meine Feinde nicht freuen über mich - Que mes ennemis ne se gaussent pas de moi) ou lorsque le chœur gradue l’apprentissage de la vérité spirituelle par un crescendo parfaitement construit : Leite mich (Dirige-moi), puis lehre mich (enseigne-moi) se concluant par un chant d’action de grâce denn du bist Gott (car tu es Dieu). Cette imploration à la miséricorde divine laisse une place importante aux chœurs, le dernier étant, comme dans la pièce de Buxtehude, rythmé par une chaconne dont Johannes Brahms s’inspirera pour composer le finale de sa 4ème symphonie. Les voix et les instruments s’y déploient dans une harmonie parfaite qui s’achève sur un chœur de toute beauté...

On l’aura compris, ce concert a rempli le double objectif signifié par le nom de l’ensemble Vox Luminis : à la fois éclairer les sources d’inspiration du Cantor de Leipzig mais aussi les interpréter en leur donnant tout leur éclat. Ce résultat salué par des applaudissements nourris est l’œuvre d’un collectif dont tout révèle la solidité et l’immense talent. Ce collectif est aussi l’œuvrage de son directeur, Lionel Meunier. Nous avons découvert un chef discret, d’une grande efficacité et d’une rare humilité lorsqu’il rejoint le pupitre des flûtes à bec pour laisser Tomas Kral interpréter la difficile partition pour voix de basse de l’Actus Tragicus.

Nota : Ce concert, organisé par Philippe Maillard Productions, a été enregistré par France Musique et diffusé dans le cadre de l’émission « Les mardis de la musique ancienne ». Il peut donc être réécouté sur le site de France Musique : Mardis de la musique ancienne - Oratoire du Louvre.

Publié le 25 avr. 2016 par Michel BOESCH