Suite d'airs français - El Gran Teatro del Mundo

Suite d'airs français - El Gran Teatro del Mundo ©Samuel Helmlinger
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Un cristal de la plus belle eau

Le nom de cet ensemble vient du titre de la pièce de théâtre, El gran teatro del mundo, écrite par le poète espagnol Pedro Calderon de la Barca (1600-1681) et publiée en 1665. Cette formation est composée de six jeunes musiciens qui se sont rencontrés à la Schola Cantorum Basiliensis, elle fait partie des ensembles européens émergents soutenus par le Festival d’Ambronay, dans le cadre du projet eeemerging.

La démarche des musiciens a consisté à réduire les partitions complexes des tragédies lyriques du Grand Siècle pour un nombre minimum d'instruments de manière à reproduire ces œuvres dans le cadre intime d'un salon. Cette pratique, courante au 17ème siècle, permettait de pérenniser sous forme d'un opéra baroque en miniature, des œuvres qui autrement n'auraient plus aucune chance d'être rejouées.

L'effectif adoptée par les artistes, deux violons, un traverso, un hautbois, une basse de violon et le clavecin correspondait au minimum requis afin qu'il ne manque aucune note à l'harmonie. Nonobstant les ouvertures qui comportent généralement un fugato, la musique française de cette époque est d'essence mélodique plutôt que contrapuntique, de sorte qu'il est possible d'incorporer les parties intermédiaires, mélodiquement non essentielles, au continuo réalisé par le clavecin, sans perte de substance musicale. Dans ces conditions la flûte et le hautbois peuvent se permettre le luxe non seulement de colorer l'ensemble mais en plus d'intervenir dans des solos conséquents. La basse de violon plus puissante a été préférée à la viole de gambe afin d'intervenir efficacement dans certaines scènes pittoresques ou bien infernales.

Si Jean-Baptiste Lully (1632-1687) a porté le genre de la tragédie lyrique à un stade de perfection inégalée, on peut regretter que son tempérament quelque peu tyrannique ait empêché ses contemporains de pratiquer ce genre musical. Il s'ensuit que Marc Antoine Charpentier (1643-1704), Marin Marais (1656-1728), André Campra (1660-1744) n'ont pu composer des tragédies lyriques qu'après le décès du Florentin. Ainsi le premier nommé ne put donner la pleine mesure de son génie et sa production opératique se limita à quelques œuvres à peine : La descente d'Orphée aux Enfers, Médée, Les arts florissans et David et Jonathas. Tout en admirant le niveau exceptionnel atteint par cette dernière œuvre, on ne peut s'empêcher de regretter qu'un compositeur si doué n'ait pu pleinement s'exprimer. Il en va de même pour Marin Marais dont l'Alcyone nous apparaît comme une pièce maîtresse du répertoire de son époque.

Les pièces rassemblées et arrangées de Lully, Charpentier, Marin Marais, Campra et Jean-Henri d'Anglebert (1629-1691) ont été groupées pour former les quatre actes plus un épilogue d'une tragédie lyrique imaginaire. Cette juxtaposition de morceaux isolés de compositeurs différents était populaire au 17ème et au 18ème siècle. Les œuvres qui en résultent portent le nom de pasticcio, genre musical que Haendel pratiquera généreusement avec ses propres œuvres et celles de ses contemporains. Récemment des airs extraits des dix sept Olimpiade, opéras de compositeurs différents des 17 et 18ème siècles sur un livret évoquant un épisode des Jeux Olympiques, ont été rassemblées par Andrea Marcon pour réaliser un pasticcio très réussi portant le même nom. La démarche d'El gran teatro del mundo est du même ordre mais possède l'originalité de se cantonner au domaine purement instrumental, engendrant plutôt une évocation qu'une restitution d'une tragédie lyrique, démarche favorisant l'imagination de l'auditeur à travers une vision des fastes de la cour du Roi-Soleil.

Chaque acte de ce pasticcio est précédé d'un texte du librettiste Philippe Quinault (1635-1688) qui tient lieu de didascalie. Bien que l'intention des musiciens n'était pas de réaliser une dramaturgie, les divers extraits ont été groupés de manière à ce que l'auditeur y reconnaisse un thème.

L'acte I, introduit par les mots Heureux qui peut être assuré de disposer de son cœur à son gré, fonctionne comme un prologue avec la belle ouverture à la française, Roland, de Lully, suivie par un brillant fugato puis d'airs des bergers et des bergères de caractère populaire tirés de l'Europe galante de Campra. Au milieu de ces morceaux, la ritournelle des fées, transcription d'Anglebert d'une mélodie du Roland de Lully donne lieu à un poétique interlude de clavecin joué par Julio Caballero Pérez.

L'acte II, précédé de l'aphorisme Chacun porte en son cœur son plus grand ennemi, est plus passionné avec un air superbe Ah tu me trahis, malheureuse tiré de l'Amadis de Lully. Dans cet air, le hautbois très mordant de Miriam Jorde Hompanera anime de dramatiques tuttis, il est soutenu par le violon de Coline Ormond dans son registre grave. Les deux mélancoliques chaconnes (Prélude pour le premier cavalier espagnol) basées chacune sur un tétracorde descendant donnent lieu à de belles oppositions entre le trio diaphane des flûtes, hautbois et violon et des tuttis bien nourris.

Ne méprisez pas les songes met en garde Philippe Quinault, en marge de l'acte III entièrement consacré à la nuit et à ses pièges. On a le plaisir d'écouter le mélancolique Prélude pour la nuit, en forme de chaconne, tiré du triomphe de la nuit de Lully avec ses solos de clavecin, des vents et les murmures des violons pianissimo de Coline Ormond et de Lukas Hamberger. Mais le sommet de l'acte est la troublante Scène du sommeil tirée du célébrissime Atys, chef-d’œuvre du Florentin. Dans cette scène on note un chant magnifique du traverso de Johanna Bartz dans son registre le plus grave.

Le dépit est plus fort, moins il est apparent, et l'orage est à craindre où le calme est trop grand. Cet avertissement ouvre l'acte IV, prétexte à dépeindre les éléments déchaînés dans Alcyone ou Sémélé de Marin Marais et dans les Arts Florissans de Marc Antoine Charpentier. Les bruits de la tempête ou bien les grondements du tremblement de terre sont dépeints de façon audacieuse dans Alcyone et dans Sémélé, où se remarquent de surprenantes dissonances. Le clavecin de Julio Caballero Pérez et la basse de violon de Bruno Hurtado Gosalvez réussissent parfaitement à évoquer les convulsions de la nature. On ne pouvait rêver d'un plus beau final d'acte avec la célébrissime Passacaille tirée de l'Armide de Lully. Dans cette dernière alternent les solos (violons, flûte et hautbois dans toutes sortes de combinaisons) et les tutti avec chaque fois une invention renouvelée.

L'amour a des liens que la mort ne rompt pas conclut Quinault, et un épilogue ferme ce petit opéra baroque sans paroles avec la Symphonie et récit pour le violon d'Orphée de Marc Antoine Charpentier. Le mythe d'Orphée fascina ce compositeur, il composa en effet une cantate et un magnifique opéra sur les malheurs du poète thrace qui brava les Enfers pour chercher son épouse bien-aimée.

Aucune maigreur, aucune mièvrerie dans cet ensemble, la musique du petit groupe de six emplissait la nef de Saint André d'Andlau. Les tuttis étaient puissants et même âpres quand il le fallait (tempête d'Alcyone, tremblement de terre de Sémélé) et le contraste était vif entre ces passages et d'autres où régnaient la sensualité, les effusions amoureuses, la douceur des affects où les superbes pianissimos du traverso et des deux violons faisaient merveille.

Les deux violonistes m'ont ravi par la perfection de l'intonation, leur aisance dans les traits les plus rapides, la grâce des ornements et des flattements toujours appropriés au caractère de la musique (le flattement désigne des figurations à deux notes dans lesquelles la note supérieure est séparée de l'inférieure d'un quart de ton à peu près et dont le rythme est saccadé, à l'imitation du chant. Très accentué dans les musiques italienne et allemande, il est plus discret dans la musique française. Il est utilisé avec parcimonie et à-propos par les musiciens d'El gran teatro del mundo). Coline Ormond, le violon sur la clavicule à même la peau, sans aucune des béquilles du violon moderne, m'a enchanté par son engagement et la liberté de son jeu, notamment dans son magnifique récit pour le violon d'Orphée. Lukas Hamberger plus discret se fit remarquer par un émouvant solo dans le prélude d'Alcyone d'une belle sonorité et expressivité.

On ne saurait trop insister sur l'importance de la lecture historiquement informée dans la compréhension de la musique ancienne. Même ravissement avec le hautbois protéiforme de Miriam Jorde Hompanera, c'est lui qu'on entend d'abord dans les tutti et dans certains on croit même entendre un cornet, il sait pourtant se faire petit et modeste dans les soli en compagnie du traverso et du violon et il excelle dans la peinture de scènes bucoliques. Quand on a écouté le son du traverso de Johanna Bartz, difficile de supporter la flûte traversière moderne dans la musique de cette époque. A la verdeur du hautbois baroque s'oppose la douceur du traverso dont la flûtiste cultive avec amour les notes graves, elle émaille aussi son jeu de beaux ornements et de flattements qui rappellent évidemment le chant baroque. Le violiste Bruno Hurtado Gosalvez qui avait pour la circonstance pris une basse de violon, jouait une partition très chargée en renfort du continuo mais aussi munie de multiples traits virtuoses, notamment dans la spectaculaire tempête d'Alcyone de l'acte IV dont il sut magnifiquement exprimer la violence. A la différence de ses collègues, il jouait sans partition. Mais la pierre d'angle était le clavecin de Julio Caballero-Pérez qui par son jeu toujours subtil apportait le germe qui permettait à toutes ces belles notes si différentes par le timbre, la dynamique et les vibrations de s'assembler pour former un cristal de la plus belle eau.

Ces fortes individualités, unies par la complicité artistique et intellectuelle existant entre eux, ont rendu justice à une des périodes les plus glorieuses de la musique française.



Publié le 10 mai 2019 par Pierre Benveniste