Alcina - Haendel

Alcina - Haendel ©
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Le château d'Alcina

Le Grand Théâtre de Genève étant en travaux, cette production d'Alcina inaugurait l’Opéra des Nations. La nouvelle salle, entièrement en bois, a été bâtie en moins d’une année, de février 2015 à janvier 2016 ; elle peut accueillir jusqu’à 1064 spectateurs ! Bel exemple de générosité privée par les temps qui courent, son coût avoisinant les 10 millions de francs suisses a été entièrement financé par de généreux mécènes et des membres du Cercle du Grand Théâtre.
Dans l'attente du lever de rideau, le spectateur peut contempler le décor présent à l’avant-scène : de l’herbe, des plantes, des fleurs, une végétation envahissant des meubles, des chaises, des cages, un cadre de tableau, un fauteuil… Et l'étonnante présence d’un blaireau ailé empaillé, probable allusion aux cabinets de curiosités des amateurs des XVII et XVIIIèmes siècles. Cette présentation suscite habilement l'attente du décor qui se cache derrière le rideau…
Dès les premières notes de l'ouverture c’est le choc : une première note brève, très sèche, puis un tempo rapide et vif. Ce choix affirmé du maestro nous annonce une direction très dynamique et rapide, qui va se confirmer pendant une bonne partie de la représentation. Après quelques jeux de lumières le rideau s’ouvre et nous dévoile l’intérieur du palais de la magicienne, façon château dans La Belle et la Bête : une grande table dressée en son milieu, apprêtée pour un banquet, un ours empaillé sur le côté, des étagères pleines d’oiseaux, de vêtements. Le tout est empreint d'un côté sombre… mystique.
Evoquons rapidement les choix dramaturgiques, tout aussi affirmés que les choix musicaux. Le personnage d’Oberto a disparu (pour réduire la durée totale de la représentation ?), et nous serons en conséquence privés de ses deux airs célèbres. Si ce choix peut paraître discutable, j’ai totalement adhéré au final, sur un dernier air solo d’Alcina, avant qu’elle ne s'enfonce seule dans les ténèbres. Cette fin abrégée (l’opéra se termine habituellement par deux airs de chœur, qui il faut l’avouer ne sont pas les plus intéressants, ni musicalement, ni pour l’histoire) nous fait ressentir profondément le désespoir du dernier instant d’Alcina.
La direction de Leonardo Garcia Alarcon s'avère très personnelle. Dans les deux premiers actes, le chef adopte des tempi très rapides, sauf pour les deux derniers airs de l’acte II, dirigés plus lentement qu'à l'habitude. A chacun de se faire son jugement, mais ce choix ne m'est pas apparu le plus pertinent : le rythme adopté place fréquemment les chanteurs dans des postures périlleuses. Nous avons pu l'observer dans le fameux Tornami a vagegghiar de Morgana à la fin de l’acte I : en dépit des efforts méritoires de Siobhan Stagg, ce morceau de bravoure montra un lyrisme très limité par rapport aux interprétations habituelles. Pressés par l’orchestre, vocalises et ornements ont du mal à prendre leur envol, et les aigus sont resserrés. On peut noter en revanche quelques modifications heureuses apportées à la partition originale, telles que l'usage de la harpe pour les introductions de certains airs. Et surtout l’acte III a été très réussi, avec des choix musicaux plus conformes à ceux habituels, qui ont rendu plus aisée l’expression des chanteurs. Ceux-ci nous ont fait vivre pleinement un acte très chargé en émotions, du début à la fin.
Cette direction s'appuie sur une formation composite, qui associe les instruments classiques de l'Orchestre de la Suisse Romande, avec les instruments baroque du continuo de Capella Mediterranea. L'ensemble manque assurément à apporter l'indispensable touche baroque de l'ouvrage ; son ampleur sonore a tendance à couvrir les voix dans les airs, et les ornements ne sont pas toujours très nets. La pâte orchestrale est trop « carrée », elle manque à restituer de manière satisfaisante les subtilités de la partition. S'y ajoute l'effet de l'acoustique de la salle, quelque peu étouffée et sans grand relief sonore. Soulignons tout de même la belle performance du continuo et des flûtistes, ainsi que du violoncelliste solo pour l’air de Morgana Credete al mio dolore.



La soprano américaine Nicole Cabell campe une Alcina splendide, tout à fait bluffante. Elle montre sur scène une présence incroyable, nous faisant ressentir à chaque instant le tiraillement entre l’amour et le désir de vengeance quasi omniprésent dans le rôle. Signe d'un timbre parfaitement maîtrisé, sa voix demeure d'une parfaite justesse dans toute l'étendue du registre, qu’elle menace Ruggiero d'une hache, ou qu'elle pleure sa solitude finale et son palais abandonné. Morgana (Siobhan Stagg) témoigne d'une bonne présence scénique et d'un très bon jeu d’actrice ; ses aigus nous ont toutefois parus quelque peu stridents.
Malgré un beau timbre, Monica Bacelli (Ruggiero) manquait un peu de projection, sa voix était fréquemment couverte par l'orchestre. Et ses vocalises s'avèrèrent quelques peu laborieuses, comme dans Sta nell’ircana de l’acte III, qui a eu du mal à nous émouvoir. Nous retiendrons toutefois son jeu sincère d’actrice, basé sur des moyens simples et efficaces.
J'ai beaucoup aimé le Bradamante de Kristina Hammarström. Son naturel surprenant recèle une voix alliant justesse et expressivité. Sa diction précise et parfaitement audible se double d'une très forte expressivité, qui communique immanquablement au public ses sentiments. La puissance de sa voix et la force de sa présence scénique en font incontestablement un grand Bradamante.
Les personnages d’Oronte et de Melisso (respectivement Anicio Zorzo Giustiniani et Michael Adams) ont tous deux bénéficié d'une belle vocalité, de larges tessitures à l'aise dans les airs comme dans les récitatifs. J'ai particulièrement apprécié le respect des expressions de Michael Adams, qui donne envie de l'entendre dans d'autres rôles.
Enfin il convient de rendre hommage à la mise en scène de David Bösh, qui a mis en valeur les pleurs, les joies, les moments de folie, de conflit… de l'intrigue. Les récitatifs collaient parfaitement à l'action, les intonations et les gestes étaient en accord avec le texte. Il est exceptionnel qu'une direction d'acteurs soit aussi minutieuse, aussi précisément logique, surtout quand il s'agit d'opéras. Ces effets étaient renforcés par les décors très suggestifs de Falko Herold, qui ont émerveillé le public tout au long de la représentation : jeux de lumières sur scène, flammes dessinés au sol pour incarner les pouvoirs magiques d’Alcina, deux tatouages sur les épaules des amants qui permettent à Bradamante de convaincre Ruggiero de son identité et de sa présence réelle. On pourrait encore mentionner les décors du château s’écroulant lors de la destruction finale, des verres brisés, la coupe de cheveux et les vêtements d' Alcina modifiés au fil des actes, et bien plus encore...
Aussi, plus que la musique, c'est finalement la mise en scène très soignée et impeccablement adaptée à l'ouvrage qui demeure la grande réussite de cette production, en offrant aux spectateurs un très beau spectacle visuel, et aux chanteurs un cadre propice à mettre en valeur leur présence sur scène, leur expressivité et leur jeu.

Publié le 26 févr. 2016 par Hippolyte DARISSI