L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato - Haendel

L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato - Haendel ©
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Une partition hors normes et méconnue de Haendel

L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato HWV 55 est un opéra pastoral ou grande ode en anglais de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), créé en 1740 au Théâtre Royal Lincoln's Inn Fields de Londres sur un texte de Charles Jennens (1700-1773), d'après les poèmes de John Milton (1608-1674). En 1740, Haendel a pratiquement cessé de composer des opéras italiens (Deidamia, son dernier opéra sera donné en 1741 et n'aura aucun succès – voir notre chronique) et consacre de plus en plus d'énergie à l'oratorio anglais sur des sujets bibliques (voir notre compte-rendu du récital de Paul-Antoine Bénos-Djian, donné dans le cadre de ce même Festival de Beaune 2021).

L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato, une ode à la nature en trois parties, envoie également un message moralisateur. Elle oppose en son début l'Allegro, allégorie de la joie optimiste et extravertie à l'être pensif et replié sur lui-même qu'est il Penseroso. Ce dernier dans la seconde partie exhorte les âmes au recueillement, à l'étude et à son corollaire, la solitude. Mais dans la troisième partie il Moderato trace la voie de l'équilibre et de la modération, grâce divine, ni profondément triste ni inutilement gaie. Que la raison à l'écart de la passion téméraire guide les pas et la plénitude sera au bout du chemin. C'est ainsi que l'Allegro et il Penseroso réconciliés unissent leur voix dans l'unique duo de la partition. Ce message digne du Siècle des Lumières fut bien reçu par le public londonien qui fêta l’œuvre comme elle le méritait (une dizaine de représentations).

Haendel s'attela à la composition de la musique avec ferveur car il était probable que le livret dans lequel il voyait peut-être un reflet de sa propre personnalité, l'intéressait beaucoup. Pas d'action spectaculaire dans ce livret qui est tout le contraire d'une épopée mais une description contemplative des beautés de la nature et une réflexion philosophique sur la place de l'homme dans cette dernière. Ainsi Haendel composa une musique très originale qui se démarque à la fois de celle de ses opéras et de ses oratorios bibliques. On remarque également l'abandon presque total de l'aria da capo et l'absence de l'ouverture à la française qui sert de portique aux opéras et oratorios du Saxon.

Compte tenu des contingences sanitaires, l’œuvre donnée dans le cadre sublime de la basilique Notre Dame de Beaune, a été condensée notablement sans dommages toutefois sur la compréhension du texte.

La première partie est la plus imagée et la plus évocatrice. C'est la campagne anglaise que Haendel et Jennens décrivent. L'alouette qui plane sur les champs de blé, le chant du tendre rossignol, le bruit de la faux aiguisée par le paysan sont des images et des sons dont Joseph Haydn (1732-1809) se souviendra dans son quatuor à cordes Hob III.67 L'Alouette, sa Symphonie Hob I.74 La chasse ou dans Les Saisons.

L'Allegro s'exprime d'abord par la voix de ténor conquérante de Nicholas Scott dans un air jubilant, Haste thee, nymph, repris par le chœur qui exhale la joie la plus pure et le rire le plus débridé. Il Penseroso lui réplique avec l'air, Come, pensive nun, devout and pure, chantée par la soprano Rachel Redmond dont la voix délicieusement pure et très peu vibrée, était un enchantement. Après un deuxième air pour ténor, venait le célèbre air du rossignol en ré majeur, Sweet bird, chef d’œuvre vocal et instrumental, quartetto où la voix (Rachel Redmond), une flûte traversière (Serge Saitta) et les deux violons (Emmanuel Resche, Augusta McKay Lodge) se livrent à une divine joute musicale. Les triples croches de la flûte imitent le chant de l'oiseau, les violons prennent le relais et la voix entonne le texte Sweet bird puis la partie centrale en ré mineur avec une montée chromatique émouvante quand l'Allegro contemple la lune errante qui s'approche de son zénith. A la fin le flûtiste et la soprano se livrent à une cadence en imitations, rivalisent d'agilité et atteignent les hauteurs les plus éthérées. Je ne connais rien de plus charmant que cette sublime partie de flûte et ce merveilleux morceau dans lequel Haendel nous révèle un monde de sensations nouvelles.

L'Allegro emprunte ensuite la puissante voix de basse de Sreten Manojlovic et nous emmène dans une joyeuse partie de chasse. Le magnifique cor naturel de Glen Borling éveille le matin paresseux et fait entendre ses appels dont l'écho, au fond de la futaie, résonne. L'Allegro (Nicholas Scott) poursuit dans cette veine bucolique avec la superbe sicilienne Let me wander, qui rappelle le troublant chant des Sirènes dans Rinaldo HWV 7 et que le ténor chante avec beaucoup de sensibilité et une voix de velours. L'instant est fugitif car cet air est très court et on en vient presqu'à regretter l'abandon de l'aria da capo. Les clochettes sonnent à l'orgue et une voix féminine entonne une simple gamme de ré majeur descendante reprise par le chœur dans un élan grandiose. Après une journée de labeur, jeunes et vieux se glissent dans leur lit, Thus past the day, to bed they creep. Cette fin prosaïque inspire à Haendel une musique étonnement recueillie et presque religieuse dans la tonalité « grave et dévote » de ré mineur (Marc-Antoine Charpentier dixit). Le ré grave des basses sur lequel s'achève cette première partie est impressionnant.

La deuxième partie s'ouvre par une gamme descendante clamée par la basse Sreten Manojlovic (il Penseroso) qui se livre à de superbes vocalises et reprise par le choeur. Vraiment les mots de Mozart « Dans les chœurs, Haendel frappe comme la foudre » sont totalement appropriés. C'est un envoûtant air du sommeil entièrement durchkomponiert : Hide me from day's garish eye qu'il Penseroso (Rachel Redmond) chante, avec une voix très pure et beaucoup de sentiment. Mais l'Allegro (Nicholas Scott) ne s'en laisse pas compter et revendique le bonheur de chanter à sa guise dans un air martial, These delights if thou canst give, repris brillamment par le chœur. Changement complet d'atmosphère avec un choral fervent chanté par le choeur et repris par l'orgue qui se livre à de courtes improvisations. La soprano Rachel Redmond (Il Penseroso) chante un beau thème, largo, en ré mineur, These pleasures, Melancholy, avec une voix émouvante et beaucoup d'intensité que le choeur reprend et transforme en sujet de fugue. Cette fugue à deux sujets très développée et recueillie est magistralement menée à son terme avec un effectif d'à peine huit chanteurs. Pourtant quand les deux basses reprennent le sujet de fugue, l'effet est particulièrement grandiose et digne des plus beaux oratorios bibliques.

La troisième partie débute avec un air de Moderato en fa majeur chanté magistralement par Sreten Manojlovic. Cet air solennel est soutenu par des rythmes surpointés et donne la morale de l'histoire. En ta main droite la modération... et dans la gauche, la plénitude, aphorisme répété par le chœur. On arrive alors au duetto fameux entre Rachel Redmond et Nicholas Scott, As steals the morn upon the night, qui fait écho à un duetto entre les hautbois et le basson. Le thème un peu doucereux, sorte de rengaine, se grave immédiatement dans la mémoire et on ne peut oublier la splendeur des voix unies pour l'occasion. Le sublime chœur final en sol mineur Thy pleasures, Moderation, give, rachète par son caractère liturgique, presque palestrinien, la relative facilité du duetto. Par sa splendeur sonore et son intensité expressive, il terminait en apothéose ce concert.

J'ai eu l'occasion de dire plus haut tout le bien que je pensais du trio de solistes qui comprenait une soprano à la voix d'ange, un ténor au timbre superbe et à la voix bien projetée et une basse puissante, très musicale et dotée d'humour.

Le choeur comportait deux sopranos (Maud Gnidzaz et Juliette Perret), une mezzo-soprano (Violaine Lucas) renforcée par un contre-ténor (Bruno Le Levreur), deux ténors (Michael Loughlin Smith et Nicholas Scott) et deux basses (Jérémie Delvert et Sreten Manojlovic). Malgré cet effectif très réduit, le chœur résonnait admirablement dans la basilique Notre Dame de Beaune dont l'acoustique est excellente. Les sopranos m'ont enchanté par la beauté de leurs aigus (elles atteignaient le si bémol 4) et la perfection de leur intonation. Les basses et les ténors étaient impressionnants de puissance et de précision. Certains membres du chœur (Michael Loughlin Smith) ont chanté en solo dans des airs et réciproquement les solistes participaient au chœur).

Aux vents Serge Saitta se distinguait par son traverso d'une précision et d'une agilité fantastiques. Glen Borling était souverain au cor naturel. Les hautbois (Yanina Yacubsohn et Nathalie Petibon) étaient très actifs dans le choeur triomphal, These delights if you canst give, ainsi que dans le duetto final où ils dialoguaient harmonieusement avec le basson (Evolène Kiener). Aux cordes, Emmanuel Resche, Augusta McKay Lodge (violons) et Simon Heyerick (alto baroque) se distinguaient dans l'air pour ténor Hence, loathed Melancholy. Hugo Abraham à la basse d'archet, David Simpson au violoncelle et Béatrice Martin (clavecin et orgue) assuraient avec autorité les bases harmoniques de l’œuvre. La dernière nommée faisait entendre la sonorité savoureuse de son orgue de chœur en soliste à la fin des parties II et III.

Pour ses 35 ans de présence au festival de Beaune, William Christie a frappé fort en faisant connaître cette œuvre rare et méconnue de Haendel. Après la version de Paul McCreesh donnée il y a près de dix ans à Beaune, voilà une nouvelle version admirable de ce chef-d’œuvre qui je l'espère fera l'objet d'un enregistrement. Il le mérite cent fois par la qualité des artistes, la splendeur de l'interprétation et celle de la direction musicale. Cette dernière était d'une précision à couper le souffle sans sacrifier le moins du monde l'émotion et le sentiment.



Publié le 29 juil. 2021 par Pierre Benveniste