L'Amour et Bacchus - Les Surprises

L'Amour et Bacchus - Les Surprises ©Pierre Benveniste
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Bacchus ne défend pas d'aimer, Et l'Amour nous permet de boire

A l'exubérance baroque et à la surcharge décorative de l'art sévissant en Europe centrale et méridionale, le goût français préférait un art plus majestueux et monumental et en même temps plus sobre et rigoureux. Nul autre que l'art gréco-romain n'était plus adapté pour servir de modèle en architecture, sculpture et au théâtre. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la mythologie gréco-romaine soit au centre des arts en France durant les 17ème et 18ème siècles. L'opéra et sa petite sœur cadette, la cantate profane vont donc s'inspirer pour une bonne part de la mythologie.

Les amours contrariés de Didon et d'Enée sont un des thèmes les plus fréquemment mis en musique. Ils furent immortalisés par les chefs-d’œuvre de Francesco Cavalli (La Didone) et Henry Purcell (Dido and Aeneas). André Campra (1660-1744) s'y intéressa sous la forme d'une cantate pour deux voix et continuo, Enée et Didon. Plus tard, Campra remania l’œuvre en l'étoffant avec une ouverture, des danses et en lui adjoignant des instruments supplémentaires. L’œuvre ainsi modifiée, appelée fête musicale, s'apparente à un opéra de chambre, elle date de l'année 1714. Contrairement aux opéras de Purcell ou Cavalli, Enée et Didon est une œuvre joyeuse car son livret s'arrête lorsque les deux protagonistes tombent amoureux l'un de l'autre et s'apprêtent à fêter leur union.

Enée et Didon est écrite dans la tonalité de fa majeur. Elle débute par une ouverture à la française étoffée comprenant une introduction lente aux rythmes pointés et un fugato très enlevé. Dieux ! Quelle Horreur ! Les deux protagonistes affrontent une tempête. Les instrumentistes redoublent d'efforts pour effrayer le public mais cet aimable orage sert en fait de prétexte à Enée pour déclarer sa flamme à Didon dans un air Belle reine, le sort nous présente un asile, chanté par le baryton David Witczak avec une voix bien timbrée et une superbe diction tandis que la basse de viole de Juliette Guignard exécute une partie très mélodique d'une grande difficulté. C'est au tour de Didon, incarnée par la soprano Eugénie Lefèbvre, de nous ravir dans une ariette très développée en si bémol majeur, Ménagez la faiblesse extrême, à la fois gracieuse et passionné. La chanteuse est soutenue par la basse de viole qui énonce une jolie mélodie se gravant instantanément dans la mémoire. Volez, Hymen, volez : les deux amants réunis chantent leur bonheur et sont soutenus par l'orchestre au complet dont tous les instruments peuvent faire entendre leur voix.

Rochers vous êtes sourds. Dans cette petite cantate de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), c'est peut-être Didone abbandonata que l'on entend ici. L'héroïne, abandonnée par son amant, compare ce dernier à un rocher tant il est insensible à ses plaintes déchirantes. A noter que plus de cent cinquante ans après Lully ou Purcell, Muzio Clementi (1752-1832) intitulera son ultime sonate en sol mineur opus 50, n° 3, Didone abbandonata, chef-d’œuvre dramatique admirable, sorte de cantate pour le pianoforte, composée en 1821. Au début de l'air de Lully, la soprano Eugénie Lefebvre est simplement accompagnée par le théorbe d'Etienne Galletier, puis la basse de viole entre en scène. Cet air en deux parties comporte de belles vocalises et se termine par une superbe marche harmonique de la basse de viole.

Une sarabande de Louis Couperin (1626-1661) suivait, elle était d'abord jouée au clavecin et au théorbe, puis deux flûtes à bec et la basse de viole venaient étoffer avec sensibilité la mélancolique mélodie.

D'un feu secret je me sens consumer de Michel Lambert ( 1610-1696) est un admirable duo pour baryton et soprano très simplement accompagné par la basse continue. Il débute par des harmonies semblables à celles qui terminaient la plainte de Lully. Une émotion très intense parcourt le morceau tout entier.

En guise d'interlude instrumental, la chaconne de Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737) est basée sur un tétracorde descendant.


Nicolas Poussin : L'inspiration d'Anacréon (1623)

Le concert se poursuivait avec quatre airs de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755). Le premier très dramatique, Pleurez, mes tristes yeux débute par une introduction à la flûte à bec très expressive. La voix si séduisante d'Eugénie Lefebvre entre en jeu et entame ensuite un dialogue sensible et émouvant avec la flûte. Après cette déploration vient un duetto, Lorsque je bois avec Aminthe, ce duetto accompagné par le seul clavecin est censé être comique, on y célèbre l'amour et le bon vin, pourtant la tonalité mineure incite plutôt à la mélancolie. Le mode mineur subsiste dans Laissons là dormir Grégoire mais le ton est maintenant franchement comique. C'est le hautbois spirituel et mordant de Xavier Miquel qui débute cette chanson à boire, puis les deux chanteurs entrent en action dans un canon irrésistible et ingénieux. Le morceau final, menuet et tambourin est instrumental et tous les instruments y participent. Le ton est cette fois franchement populaire et rustique. Le violoniste Gabriel Ferry ouvre le bal et fait une belle démonstration de sa technique, il est relayé par le hautboïste qui nous régale d'une étonnante mélodie accompagnée par le magnifique basson baroque de Lucile Tessier.

Anacréon est un ballet qui fut ajouté comme troisième entrée aux Surprises de l'Amour, opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) sur un livret de Gentil-Bernard (1708-1775). Anacréon fut composé en 1757, il s'agit donc d'une œuvre tardive, contemporaine des Boréades (1760). En ces temps, deux mondes musicaux coexistaient ; aux œuvres de Rameau encore profondément baroques répondaient des opéras tels que Zanaïda de Johann Christian Bach (1763), œuvres à l'esthétique radicalement différente. C'est ce qui rend ce milieu de siècle si passionnant. En tout état de cause, Les Surprises de l'amour furent probablement chantés par la marquise de Pompadour, musicienne accomplie.

Le concert se terminait donc par des extraits substantiels d'Anacréon. L'introduction, Règne, O divin Bacchus, en do majeur met en jeu un effectif important dans une écriture symphonique et chorale, dont la solennité fut parfaitement rendue par les huit musiciens de l'ensemble Les Surprises. Suivait un air pour basse, Nouvelle Hébée, charmante Lycoris, en do mineur, un peu mélancolique et orné de belles vocalises. Cet air était accompagné par des traits rapides des instruments notamment le violon et la basse de viole. Après un court récitatif, la basse vocale, accompagnée par deux flûtes à bec agiles (la bassoniste et le hautboïste ayant troqué leurs instruments par des flûtes), entonnait une irrésistible chanson à boire en fa majeur, Point de tristesse, buvons sans cesse. La mention Très gay est indiquée sur la partition. Après un court interlude instrumental, débutait le plus beau morceau, peut-être du concert, un duo soprano, baryton, Sans Vénus et sans sa gloire. C'est le baryton David Witczak qui entonnait une suave mélodie en ré mineur, simplement accompagné par le clavecin, et reprise plus loin en canon par la soprano Eugénie Lefebvre et l'ensemble des instruments. L'effet de ce passage, d'une bienfaisante euphonie, était magistralement rendu par le petit effectif de l'ensemble Les Surprises (dans la partition originale c'est un chœur qui répond à Anacréon). Les réjouissances générales se déroulaient enfin au son de jolies danses mettant en valeur les instruments et notamment l'alerte basson de Lucile Tessier et la guitare baroque d'Etienne Galletier.

J'ai eu l'occasion plus haut de souligner les qualités remarquables de David Witczak et d'Eugénie Lefebvre. J'ajouterai ici leur intonation absolument impeccable. Parmi les instrumentistes je n'ai pas mentionné

Louis-Noël Bestion de Camboulas au clavecin et à la direction musicale qui a assuré l'assise harmonique de ces œuvres et leur a conféré en plus élégance, vivacité et humour.

A l'issue du concert, le public ravi fut convaincu que Bacchus a le pouvoir d'adoucir les tourments de l'Amour et d'en exalter les transports.



Publié le 27 sept. 2019 par Pierre Benveniste