Armide (Lully). 1686

Armide (Lully). 1686 ©Bruce Zinger
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Quand triomphe l'Amour

Dernier fruit de la collaboration avec Quinault, Armide reçut en son temps un accueil mitigé de la Cour. Bien que le sujet en eût été choisi par Louis XIV lui-même dans les épisodes de La Jérusalem délivrée du Tasse, la faveur exceptionnelle dont avait joui le compositeur florentin auprès du souverain semblait s'étioler. Avec madame de Maintenon s'imposait l'austérité qui marqua progressivement la seconde moitié du règne du Roi-Soleil  ; dans ce contexte la conduite de Lully, qui s'affiche un peu trop ostensiblement aux côtés d'un jeune page, est jugée sévèrement. L'oeuvre est créée au Palais Royal en présence du Grand Dauphin, sans être représentée d'abord devant le Roi comme les précédentes créations du compositeur. Le public lui ne s'y trompa pas, et le Mercure Galant nous relate que le cinquième acte en particulier enchanta les spectateurs. On peut aussi relever la finesse des caractères du livret de Quinault, qui écarte les conventions simplistes : la magicienne Armide, malgré ses pouvoirs, ne veut être aimée de Renaud que pour elle-même. Elle n'est pas une séductrice ennemie, mais une femme tourmentée par l'amour.

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Et c'est ainsi l'Amour qui est le fil conducteur de cette mise en scène proposée par Marshall Pynkovski, un Amour incarné sur scène par un Tyler Gledhill déployant ses ailes monumentales dans de graciles arabesques lors des principaux moments de l'action. Belle trouvaille en vérité, qui renforce l'intégration des ballets dans l'action de la tragédie. Au passage le prologue disparaît, afin d'entrer plus directement dans l'action : si l'on peut le regretter au plan musical, ce parti pris est tout à fait cohérent avec les choix de la mise en scène. Louons également les somptueux décors conçus par Gérard Gauci. Ceux-ci replacent la tragédie dans un écrin inspiré des miniatures persanes des XVII et XVIIIèmes siècles, avec encadrement de scène doré et rehaussé d'émaux de couleurs vives, qui offre un bel écho aux boiseries de l'Opéra Royal. Le fond de scène est orné d'une «toughra», ces élégantes signatures qui ornaient les décrets royaux de leur calligraphie, et qui énonce les noms d'Armide, Lully et Quinault en caractères persans. Mentionnons aussi quelques trouvailles efficaces, comme le recours à l'effet stroboscopique pour évoquer la dissipation du charme au quatrième acte. Les costumes de Dora Rust D'Eye se rattachent sans ambiguïté mais avec discrétion à l'époque baroque, avec des coloris plus soutenus pour les danseurs. Disons-le sans nuances : il est rare d'assister à des productions d'une telle beauté visuelle.

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Au plan musical David Fallis dirige avec inspiration un Tafelmusik Baroque Orchestra aux sonorités moëlleuses, ponctuées par d'énergiques percussions (qui rythment avec un effet saisissant le retour d'Armide à la fin de l'acte II). On peut aussi souligner la dynamique du continuo, appuyé sur les sonorités bien rondes des deux clavecins mis à disposition par Château de Versailles Spectacles. Cette pâte orchestrale brille de tous ses feux lors des ballets : la gestuelle gracieuse et animée des danseurs de l'Atelier Ballet, imaginée par Jeannette Lajeunesse Zingg, relaie fort à propos la verve musicale et s'intègre parfaitement à l'action.
Côté distribution l'Armide de Peggy Kryha Dye ne nous a pas entièrement convaincus. Si la voix est jolie, la soprano semble moyennement à l'aise dans le difficile art de la déclamation française : si son léger accent n'est pas rédhibitoire, la diction manque de fluidité, les articulations sont parfois défaillantes. Son duo du cinquième acte avec Renaud est cependant tout à fait réussi (il suscita de nombreux applaudissements bien mérités), et son expressivité est indéniable. Pour le reste du plateau notre appréciation est sans réserve. Colin Ainsworth campe un Renaud de haute volée, à la diction veloutée par une légère pointe d'affectation qui en souligne la noblesse chevaleresque. Retenons en particulier ses développements élégiaques lors de la scène du sommeil («Plus j'observe ces lieux»).
Soulignons aussi les belles interventions de Aaron Ferguson, truculent Chevalier Danois... à l'accent canadien ! au quatrième acte, et Plaisir enchanteur au cinquième («Les plaisirs ont choisi pour asile»). Son compère Olivier Laquerre (Chevalier Ubalde, Artémidore) appuie pour sa part son énergique projection sur un timbre bien rond. Daniel Belcher nous offre une Haine repoussante à souhait à l'acte III («Je réponds à tes voeux»), après que son incarnation d'Aronte (au premier acte) nous ait permis d'apprécier pleinement la qualité de son timbre naturel. L'Hidraot de Stephen Hegedus affiche une belle présence scénique, doublée d'une projection bien assise, à la diction française irréprochable. Enfin on ne saurait passer sous silence les excellents seconds rôles féminins  : une Sidonie qui emprunte le son cristallin de la voix de Meghan Linsay («Que la douceur d'un triomphe» au premier acte), Nymphe des Eaux enchanteresse au troisième acte («Aux temps heureux où l'on sait plaire») ; et Carla Huhtanen, gracieuse Phénice/ Lucinde.


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Terminons en rappelant encore une fois la belle performance visuelle des danseurs de l'Atelier Ballet, et la prestation inouïe de Tyler Gledhill, véritable héros de cette mise en scène. Cette très belle production mériterait assurément un enregistrement vidéo, afin de la rendre accessible à un plus large public.

Publié le 03 déc. 2015 par Bruno MAURY