Les Arts Florissants - Vivaldi - Galuppi - Haendel

Les Arts Florissants - Vivaldi - Galuppi - Haendel ©Festival de Saintes 2019 - M. B.
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Fragments du sacré

Valete et plaudite. A l’époque de Terence (190-159 av. J.C), les pièces s’achevaient généralement par cette brève adresse que le dernier acteur en scène destinait au public : « Portez-vous bien et applaudissez ». Mais qui était-on invité à applaudir ? Le compositeur ou les interprètes ?

Pour sûr, ce soir du 15 juillet 2019, les inconditionnels des Arts Florissants rivalisaient dans d’énergiques battements de mains en direction de ces musiciens accomplis qui font, à juste titre, l’inaltérable réputation internationale de cet Ensemble. Tout en partageant ce même enthousiasme, nous nous sommes souvenus de la confidence faite par Ophélie Gaillard aux infatigables blogueurs chargés d’alimenter en continu Le blog du Festival de Saintes (14 juillet 2019): « l’interprète n’est pas la star du concert, c’est la partition qui est sur le devant de la scène ». Et de conclure : « je me mets au service de la partition et donc du compositeur ».

En définitive, le compositeur et l’interprète sont d’indéfectibles alliés objectifs. Selon le sens commun, le premier livre la matière tandis que le second assure sa réalisation artistique. Pourtant, « la partition ne contient pas toute la musique mais n’en est qu’une représentation partielle et partiale » prévient Olivier Class dans un article paru en avril 2018 dans la revue Filigrane (Quand un compositeur interprète l’œuvre d’un autre… par le jeu ou l’écriture). Le rôle de l’interprète est donc d’abord celui d’un passeur. C’est à lui qu’il appartient de transmettre la pensée du compositeur et de révéler le sens qu’il a dissimulé dans son œuvre. C’est précisément à cette aune que nous avons coutume de mesurer la qualité d’un ensemble, bien plus que dans la performance technique de ses interprètes ou leur renommée.

Nous en convenons. Cet exercice est particulièrement ardu lorsque le compositeur n’est plus en mesure de répondre aux interrogations de son truchement. Qu’à cela ne tienne. Interrogé sur ce point par Charles Arden (3 avril 2018) à l’occasion de la soirée consacrée, à la Philharmonie de Paris, aux Motets de Johann Sebastian Bach (1685-1750), Paul Agnew livrait les grandes lignes de sa méthode : « Qui ? Quand ? Pour quoi ? Telles sont les questions que se posent les interprètes et les auditeurs face à un morceau de musique ». Questions que nous nous empressons de poser aux quatre pièces qui ont retentit sous les voûtes de l’abbatiale de l’abbaye aux Dames de Saintes.

Ce concert articule les deux temps forts de la prière publique organisée par l’Eglise catholique : la messe et les vêpres. Pour la première, Paul Agnew choisit deux fragments de l’Ordinaire, cette partie immuable de la liturgie de la messe habituellement constituée par le Kyrie, le Gloria, le Credo, le Sanctus et l’Agnus. Il emprunte à Antonio Vivaldi (1678-1741) son Kyrie RV 587et son Credo RV 591. Pour la seconde, il met en regard deux motets inspirés par le même Psaume 110/109. Ce Dixit Dominus qui, depuis le haut Moyen Age, ouvre l’office solennel des vêpres du dimanche. Baldassare Galuppi (1706-1785) et Georg Friedrich Haendel (1685-1759) nous soumettent leur lecture musicale du texte.

Notez que l’ensemble de ce programme a également séduit l’un de mes confrères qui en a proposé un témoignage élogieux (chronique de Pierre Benvéniste – 19 juillet 2019). Nous souhaiterions le prolonger ici.


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Ensemble Les Arts Florissants, dirigé par Paul Agnew © Festival de Saintes 2019 – Sébastien Laval

Il Prete rosso (Le prêtre roux), sobriquet dont les vénitiens ont affublé Vivaldi, s’apprête à faire chanter sa messe. Il la fait chanter car, depuis son ordination le 23 mars 1703, il a renoncé à la dire lui-même. Pour des raisons de santé, argue-t-il. Un motif qui n’abuse pas sa biographe, Sylvie Mamy (Fayard, 2011) : « Peut-être préfère-t-il simplement se rendre disponible pour la musique, répondre aux invitations que lui valent sa virtuosité exceptionnelle, préparer la publication de recueils de sonates et de concertos. Enfin, se consacrer totalement à son art ».

Car Vivaldi était un prêtre « qui jouait supérieurement du violon, et ce talent le fit admirer dans toute l’Italie », explique un autre abbé, Louis-Abel de Bonafous, dans son Dictionnaire des artistes (1776). C’est d’ailleurs pour ses compétences violonistiques qu’il est engagé et régulièrement renouvelé par l’Ospedale della Pietà de Venise en qualité de maître de violon. Une fonction qui ne lui fermait pourtant pas les portes de l’église de la Pietà car « en tant que maestro d’instromenti, il pourra… fournir au chœur des pièces instrumentales (sonates, concertos, Sinfonie) que les filles joueront, tantôt pour elles-mêmes, tantôt en public, pendant les offices et à l’occasion des fêtes exceptionnelle », précise Sylvie Mamy. Aussi, lorsque le maître de chœur (maestro di coro) de la Pietà, Francesco Gasparini (1661-1727) fera défaut, c’est vers Vivaldi que les autorités de l’orphelinat se tournent pour assurer un premier intérim (1713-1717). Durant les deux remplacements qu’il assurera au sein de cet hospice accueillant des « filles bâtardes ou orphelines, et celles que leurs parents ne sont pas en état d’élever » (lettre du 29 août 1736 de Charles de Brosses (1709-1777) à M. de Blancey), il compose probablement des messes entières. Toutes ont été perdues. Seuls trois fragments autographes (deux Gloria et notre Credo RV 591) ont survécu aux ravages du temps, des hommes et des éléments.

Pas même la matière nécessaire pour reconstituer une messa intiera, comme les appellent les vénitiens du XVIIIème siècle lorsque seuls le Kyrie, le Gloria et le Credo sont chantés et que le prêtre récite à voix basse le Sanctus et l’Agnus pendant que sonnaient des compositions instrumentales. Mais telle n’était sans doute pas l’intention de Paul Agnew. Pour goûter une messa intiera, même imaginaire, pourquoi ne pas installer dans son lecteur le CD enregistré en l’abbaye d’Ambronay par Les Cris de Paris placés sous la direction de Geoffroy Jourdain ?

Les musiciens sont en place. Les instruments sont accordés. Le silence s’installe dans la salle, rompu par une sonnerie de téléphone intempestive qui fige Paul Agnew. Le calme revenu, il ouvre la séquence du Kyrie.

Il semble maintenant établi que ce Kyrie RV 587 n’a pas été composé pour les jeunes filles de la Pietà. Dans les années 1720, il aurait été promis à l’une des basiliques de Rome, celle de San Lorenzo in Damaso. Catherine Michaud-Pradeilles parvient à cette conclusion en observant que « l’atmosphère de cette pièce n’est pas du tout en accord avec la doctrine hédoniste défendue par les Vénitiens au XVIIIème siècle » mais qu’elle correspond davantage « à la pompe austère de Rome » (in Guide de la Musique sacrée et chorale profane, Fayard, 1992).

Une austérité qui s’impose dès les treize mesures ouvrant le premier Kyrie. Son écriture évoque étrangement le chœur introductif du Magnificat RV 610a. Dans les deux partitions, une suite d’accords dissonants gravit les premiers degrés de l’échelle chromatique, comme pour signifier la lente marche du pécheur en quête de miséricorde. En réponse, les violons projettent une délicate lumière céleste sur cette scène de contrition. Les deux chœurs adoptent maintenant le langage doloriste de l’entrée instrumentale. D’abord sur un mode homophone, ils adressent leurs supplications à Dieu le Père. La crainte de sa justice implacable transparait dans les lourds chromatismes qui déchirent leur appel au pardon. Les chœurs se séparent ensuite pour représenter l’assemblée dont les supplications perçantes des soprani se font l’écho. Ils finiront par se rejoindre sur un point d’orgue glissant soudainement du mode mineur au mode majeur, couleur de l’espérance.

Le Christe se caractérise par une suavité obtenue notamment par le retrait des pupitres des ténors et des basses. L’appel à la pitié s’adresse maintenant à Jésus. La ritournelle introductive fixe une tonalité presque cordiale justifiée par la proximité ressentie par le croyant avec cette personne de la Trinité qui a partagé l’humaine condition. Les violons dominent cette partie autant par leur sonorité lumineuse que par leur tempo enjoué. Puis, les voix aigues des deux chœurs se répondent jusque dans des vocalises amplifiant un eleison (prends pitié) tournoyant sur un lit de doubles croches dressé par des cordes soyeuses.

Le second Kyrie se tourne maintenant vers l’Esprit Saint. Les deux chœurs réunis l’interpellent par une progression d’accords aux accents solennels, ceux-là mêmes qui fourniront la pâte mélodique à son Concerto Madrigalesco en ré mineur RV 129. Puis, dans un mouvement chromatique ascendant, une fugue grandiose se propage à tous les pupitres des deux chœurs. Comme pour figurer ces multiples langues de feu qui se sont posées sur la tête des Apôtres lors de la première Pentecôte (Acte des Apôtres, 2, 1-13). Comme dans le premier Kyrie, la note finale se projette dans le mode majeur, dernière suggestion de l’assurance du pardon.

Avec le Credo RV 591, nous pénétrons, cette fois, dans l’univers de l’Ospedale della Pietà. Vivaldi l’aurait composé durant la période 1713-1717 lorsqu’il faisait fonction de maestro di coro. Durant ce mandat transitoire de trois bonnes années, il est chargé de composer et de diriger le répertoire sacré de l’institution. Une institution qui a formé des instrumentistes de tout premier rang, comme en témoigne Charles de Brosses : « Celui des quatre hôpitaux où je vais le plus souvent et où je m’amuse le mieux, c’est l’hôpital de la Pitié ; c’est aussi le premier pour la perfection des symphonies » (Lettres familières écrites d’Italie à quelques amis, Tome 1, 1858).

D’emblée, une question se pose. La partition étant destinée exclusivement à des voix féminines, pourquoi les pupitres de ténors et de basses sont-ils mobilisés ? D’abord pour des raisons commerciales, pense Geoffroy Jourdain. Car, hormis les monastères féminins, seuls ces ospedali autorisent les femmes à chanter lors des offices. Pour vendre la partition, il fallait donc se conformer à la structure standard d’un chœur à quatre parties. D’autant, poursuit-il, que « nos orphelines, elles, auront tout le loisir et les compétences pour transposer dans leurs propres tessitures cette musique qui leur est certes destinée, mais dont la partition a vocation à être lue ailleurs » (Ambronay, 2016).

La partition de notre Credo est conçue pour un chœur mixte sans partie soliste. Il est accompagné par un ensemble à cordes soutenu par l’orgue. Le texte est exposé en quatre mouvements, deux mouvements trépidants enserrant deux mouvements aux rythmes plus mesurés. Remarquons enfin que, malgré la longueur du texte, la durée de la pièce est équivalente à celle du Kyrie que nous venons d’évoquer. Car l’essentiel de la profession de foi (les parties encadrantes) est développé en forme de récitation chantée. En revanche, les parties centrales sont davantage destinées à la communion extatique avec Dieu autour des deux moments-clés de l’existence terrestre du Christ : Et incarnatus est (Il a pris chair) et Crucifixus (A été crucifié).

Quelques battements de doubles croches par les cordes suffisent à mettre le texte sous tension. La répétition rapide de notes par les cordes contraste avec la déclamation syllabique du chœur. Comme une déclaration fermement assumée qui s’avancerait, impavide et militante, dans un climat hostile figuré par l’agitation et le crissement des violons. S’agirait-il, en filigrane, d’une évocation des souffrances endurées durant ces hivers terribles qui se sont abattus, précisément dans ces années 1713-1716, sur une Vénétie dont « la lagune gela. Les ouvriers de l’Arsenal durent ouvrir un chemin avec le pic, aux barques chargées de ravitailler la ville » (Jean Georgelin, Venise au Siècle des Lumières, 1978) ?

Le second mouvement médite sur le thème de la conception virginale dans un stile antico qui contraste fortement avec la forme précédente, celle inspirée par ces concertos qui font déjà la réputation de Vivaldi. Le Et incarnatus est est chargé d’une tendre émotion. Le chœur homophone poursuit sa récitation, mais sur un tempo paisible qui se fixe délicatement sur un attendrissant Et homo factus est (Et s’est fait homme). Une exacte reprise des mesures 6 à 11 du premier verset de son Magnificat RV 610.

Sur un ostinato pesant battu par le continuo, à l’allure d’une marche vers le supplice, le Crucifixus s’ouvre sur un canon douloureux. Il s’agit de l’un des rares moments, dans cette pièce, où Vivaldi déploie une écriture madrigalesque, soulignant ostensiblement certains passages du texte. Notamment par le jeu des répétitions (etiam pro nobis/pour nous), les chromatismes pathétiques dont il entoure sub Pontio Pilatus (sous Ponce Pilate) ou la longue tenue de notes qui s’éteint sur l’image de l’ensevelissement du Christ (Et sepultus est).

La frénésie s’empare à nouveau des cordes puis du chœur sur un Et ressurexit (Il ressuscita) jubilatoire. Vivaldi réutilise la matière musicale du premier mouvement pour conclure sa profession de foi. Les voix hurlent quasiment les mots sans jamais perdre le contrôle de la diction et de la cohérence d’ensemble. La puissance sonore culmine sur la fugue rayonnante qui projette la vision des fidèles de la vie céleste à laquelle ils sont promis (Et vitam venturi saeculi/Et la vie du monde à venir). Avant un bref Amen final qui soulève les applaudissements d’un public bouillonnant.

Voici déjà venue l’heure des Vêpres. Deux compositeurs sont convoqués pour présenter leur lecture musicale du psaume royal 110/109. Un texte gorgé de bruits de batailles et de sonneries de victoires qui fournit au musicien une matière littéraire à haute densité dramatique pour produire des motets aux allures d’oratorios. Au demeurant, un texte se mariant à merveille avec les objectifs de la Contre-Réforme dans sa lutte contre les infidèles et les hérétiques.

Dans son face à face avec le texte, l’art du compositeur consiste d’abord à en saisir le sens général puis à en identifier les principales articulations. Au terme de son analyse, il aura découpé le texte en une succession de tableaux, chacun d’eux étant habité par un affect dominant. Le moment est alors venu de mettre chaque tableau en musique en employant la panoplie des procédés expressifs attachés à chacun des affects. Un processus de maturation qui porte la marque de la personnalité du musicien et sa perception des goûts de son temps.

Un premier maître s’avance. Pour faire mieux connaissance avec Baldassare Galuppi, cédons la parole à Charles Burney (1726-1814) qui l’a rencontré à son domicile de Venise : « Galuppi était écolier du fameux Lotti, et s’est fait connaître de bonne heure comme un habile claveciniste et un génie de la composition… Il est estimé à Venise autant par son propre caractère que pour ses talents publics…. Excepté Sacchini qu’on peut compter après Galuppi, il est lui-même si grand dans la classe des musiciens existants à Venise, qu’il semble un géant parmi des nains…. Sa définition de la bonne musique, que je regarde comme admirable,… consiste, dit-il, dans la beauté, la clarté et la bonne modulation… Ses compositions d’Eglise ne sont presque pas connues en Angleterre : elles me paraissent excellentes. Car, quoique plusieurs airs soient dans le style théâtral, cependant dans l’occasion, il montre qu’il est capable d’écrire dans le véritable style d’Eglise. Le sien est grave, plein de bonne harmonie, de modulation, et qui comporte des fugues travaillées » (De l’état présent de la musique, 1770). Tout est dit ici de l’homme et du musicien dont les ouvrages lyriques lui ont valu le titre de « père de l’opéra bouffe ».

Et c’est bien la tonalité opératique qui domine d’emblée son Dixit Dominus en sol mineur pour chœur, solos, instruments à cordes et basse continue. On ignore tout des circonstances de cette création qu’il est d’usage de situer dans la période 1775-1778. D’autant que la copie qui nous est parvenue n’a été redécouverte qu’en 2009 par le Centro di Musica Antica della Fondazione Ghislieri de Pavie. En revanche, tout au long de sa carrière musicale essentiellement consacrée à l’opéra (seria puis buffa), Galuppi a exercé à Venise, par intermittence, successivement ou simultanément, des responsabilités constantes dans le domaine de la musique vocale sacrée à l’Ospedale dei Mendicanti, à la Cappella Marciana (celle du Doge) de San Marco ou à l’Ospedale degli Incurabili. Un parcours très comparable à celui de Vivaldi. Au point de confondre parfois leur style, plusieurs œuvres attribuées longtemps à Galuppi étant, en réalité, des compositions de Vivaldi. Dont, semble-t-il, un certain Dixit Dominus !

L’entrée instrumentale installe un climat tumultueux traversé par de brefs coups de tonnerres frappés par l’orchestre, des éclairs fugitifs des violons suivis de silences oppressants. Une scène d’opéra rappelant ces épisodes mythologiques dans lesquels explose la colère des dieux. Voici que sont scandés des Dixit en rafale, avertissant d’une prise de parole divine imminente. Puis, sur un ton d’autorité, Dieu commande de s’assoir à sa droite (sede a dextris meis). Les trois premiers versets du Psaume resteront plongés dans cette atmosphère rude et martiale, mêlant l’agitation des violons au martèlement du reste de l’orchestre. Ils partagent un point commun, celui de signifier la supériorité de Sion sur tous ses ennemis. Un message qui est entendu, par les contemporains de Galuppi, comme le triomphe de l’Eglise (= Sion) sur ses dissidents. Chacun des versets mettra en évidence l’un des signes de cette domination. Ici, la répétition amplifiée de scabellum montre les ennemis réduits à l’état de marchepied ; là, l’ascension chromatique de la ligne mélodique fustige inimicorum tuorum (tes ennemis) ; enfin, le martellement de genui te (je t’ai engendré) affirme que la filiation de Dieu avec Sion est la source de sa puissance.

Le quatrième verset se présente sous la forme d’un dyptique. Le premier panneau baigne dans une ambiance paisible. L’annonce de la promesse faite par le Seigneur est structurée autour de plusieurs jeux de miroir. D’abord, l’aria Juravit Domine oppose la voix pénétrante d’Eva Zaïcik à différentes combinaisons du chœur. Lorsqu’elle énonce « le Seigneur l’a juré/Juravit Domine », seules les voix du dessus du chœur lui font d’abord écho. Comme si le chœur des anges entendait la rassurer. Puis, c’est au tutti vocal de lui répondre au nom de la communauté terrestre. Et lorsque la mezzo assure que Dieu ne le regrettera pas, les chœurs célestes et terrestres assènent de fulgurants « non » affirmant la foi inébranlable des chrétiens.

Le second panneau associe la seconde partie du quatrième verset au cinquième verset pour opposer deux personnages : le prêtre et le roi. Pour le premier, personnifié par Melchisédech, une courte fugue exprimant la promesse ancestrale le confirme dans sa fonction sacerdotale (tu es sacerdos in aeternum/tu es prêtre à jamais). L’image de rois brisés sous l’effet de la colère divine interrompt son cours, martelant un confregit (mettre en pièce) violent sous les coups cinglants des cordes. La dimension dramatique de la scène est doublée d’une intention didactique qui sonne comme un avertissement destiné au pouvoir temporel lorsque celui-ci s’écarte des préceptes divins.

Le verset suivant comporte également deux dimensions. Une entrée instrumentale installe d’abord cette sérénité qui préside à toute justice équitable. Un merveilleux jeu d’échos instrumental invite à un dialogue paisible entre le chœur et un duo de voix de dessus. Natasha Schnur, ici encore un peu timide (elle remplaçait depuis peu Sophie Kärthauser, toujours souffrante) et Eva Zaïcik annoncent un Judicabit in nationibus (Il exerce la justice parmi les nations) évanescent. Une fois encore, Galuppi exploite la formule des contrastes en projetant maintenant une lumière crue sur le second panneau. Celui-ci est dominé par la répétition lancinante de deux termes suggestifs : conquassabit pour figurer les têtes fracassées et terra pour souligner le destin promis aux ennemis. Trois accords frappés, comme à l’opéra, marquent le point final de ce tableau.

Natasha Schnur est maintenant parfaitement en voix pour décrire la scène pastorale du dernier verset, celle de ce De torrente (il boit au torrent) qui abreuve et soulage. La ligne mélodique est ornée de mélismes mettant sa tessiture à rude épreuve, dans les graves comme dans les aigus. Galuppi recourt ici au cantabile d’opéra pour renforcer l’allure apaisante de la scène. Un style concertant associant le jeu des violons caracolants à la richesse de l’écriture de la ligne vocale.

La doxologie, formule de conclusion obligée des Psaumes destinée à célébrer la Trinité, s’ouvre dans un climat sombre rappelant l’entrée instrumentale. Une ascension chromatique s’en libère crescendo avant d’exploser dans un Sicut erat (Comme il était au commencement) rayonnant et un Amen martelé en majesté. En somme une merveilleuse image sonore figurant l’élévation de l’âme vers sa destination finale.

Pour beaucoup de spectateurs, cette pièce était une découverte tant la discographie l’a négligée, à de rares exceptions près comme le splendide enregistrement des Sacred music – L’opéra sacra di Baldassare Galuppi par le Ghislieri Choir & Consort sous la direction de Giulio Prandi (Deutsche Harmonia Mundi, 2011). Aussi, les applaudissements nourris d’un public sous le charme saluèrent-ils la performance des chanteurs et des instrumentistes autant qu’ils exprimaient sa gratitude d’avoir suscité l’intense plaisir de la découverte. Ce soir-là, grâce aux artistes des Arts Florissants, Baldassare Galuppi a mérité, une fois encore, l’éloge fugace que l’abbé Louis-Abel de Bonafous glisse dans un article consacré à un autre compositeur, Niccolo Jommelli (1714-1774) : « Les productions de Galuppi se font admirer par l’imagination, le feu et le sentiment » (Dictionnaire des artistes, 1776).

Galuppi se retire sous les acclamations. Son compétiteur d’un soir, Georg Friedrich Haendel salue maintenant la salle comble de l’abbatiale. Ici, l’effet de surprise ne fonctionnera plus, tant son Dixit Dominus est célèbre. En revanche, le sens de l’émerveillement est toujours excité par cette œuvre qui contient l’essence même du génie d’Il Caro Sassone, ce cher Saxon, comme le surnomment ses admirateurs italiens.

Lorsqu’il prend la route de l’Italie, à la fin de l’année 1706, Haendel a déjà triomphé sur la scène hambourgeoise avec son premier opéra, Almira, Königin von Castilien (Almira, reine de Castille). Sa réputation l’y a d’ailleurs précédé si l’on en croit le Diario di Roma (Journal de Rome) dans lequel le chroniqueur Francesco Valesio (1670-1742) note qu’un « Saxon vient d’arriver dans cette ville, qui est un excellent claveciniste et compositeur » (14 janvier 1707). Réputation qui embellira au cours de séjour, au point que notre abbé Bonafous rapporte que « Scarlatti était lui-même si pénétré d’estime pour Handel, que toutes les fois qu’il en parlait il faisait le signe de croix : marque peu décente peut-être, mais très expressive, de la vénération que ce nom lui inspirait ».

Si nous disposons du manuscrit autographe du Dixit Dominus, il ne nous apprend rien sur les circonstances de sa création. Sa signature confirme qu’il date de 1707. Dans le livret accompagnant le CD enregistré par Marc Minkowski (Archiv Produktion, 1998), Ivan A. Alexandre croit distinguer « une marque qui ressemble à 4 d’aprile Roma ». Et de conclure : « terminé début avril, le Dixit pourrait avoir été entendu aux vêpres pascales, le 24 du même mois ». D’autres hypothèses évoquent des événements festifs, comme « la fête du roi Philippe V d’Espagne, célébrée en grande pompe le 1er mai 1707 à Frascati, non loin de la Ville éternelle » (Gerhard Poppe, livret du CD enregistrant les Dixit de Caldara et de Haendel sous la direction de Thomas Hengelbrock, Deutsche Harmonia Mundi) ou, bien que démentie aujourd’hui, la « cérémonie organisée en commémoration de la fin du tremblement de terre », en l’église de Santa Maria di Montesanto en juillet 1707 (Jonathan Keates, Georg Friedrich Haendel, Fayard, 1995).

En tout état de cause, l’événement devait être d’importance car, « de toutes ses œuvres latines, voici en effet la plus longue, la plus élaborée, la plus dense et la plus incandescente » résume Ivan A. Alexandre. Sauf si Haendel entendait subjuguer ses bienfaiteurs et protecteurs italiens et se faire pardonner d’être luthérien en plein centre du monde catholique.

Cette composition destinée à un chœur à cinq voix (SSATB), cordes et basse continue égrène onze mouvements faisant alterner des chœurs et des arias confiés à des solistes ou des duos. Si, soixante-dix ans plus tard, Galuppi fusionnera les trois premiers versets, Haendel leur réserve un traitement personnalisé.

L’ouverture instrumentale est d’emblée spectaculaire. Les cordes projettent leurs traits ; les sons déferlent à une allure à en perdre l’équilibre ; l’ascension chromatique figure l’assaut. C’est dans ce climat militant et combatif que le chœur interpelle le public, claironnant l’annonce d’une expression divine par un tourbillon de Dixit acérés. Dans de longs mélismes cérémonieux, deux solistes aux voix d’anges invitent à s’asseoir à la droite du Seigneur (sede a dextris meis). Invitation reprise par le chœur sur le fondement d’un ostinato fougueux figurant, en quelque sorte, l’approche d’un Dieu nimbé dans sa puissance. Ensuite, dans un élan œcuméniste, Haendel associe un cantus firmus aux accents luthériens à la polyphonie romaine pour annoncer le destin promis aux ennemis. De la masse sonore, certains mots surgissent comme pour frapper l’esprit de l’auditeur, concentrant dans inimicos (les ennemis) et scabellum (marchepied) l’essence même du message : qui s’oppose à Dieu sera humilié et fera office d’escabeau. Ce mouvement monumental s’achève, comme une boucle qui se referme, sur une reprise da capo de l’introduction orchestrale.

Le second verset confirme Sion (entendez « l’Eglise ») comme centre de gravité de la puissance divine. Un message porté par une voix et un instrument, dans un dialogue attendrissant et d’une grande sobriété entre Eva Zaïcik et la viole de gambe. La voix cisèle à merveille les nuances et la diction n’est jamais prise à défaut. L’instrument diffuse une sonorité chaleureuse et son legato soigné le hisse au rang d’admirable partenaire de la voix. Une fois encore, Haendel se veut pédagogue en soulignant, par des mélismes appuyés et virtuoses, deux termes structurants : dominare et inimicum. Deux mots pour résumer le sens de tout un verset.

Deux mots, également, que soulignera ensuite Natascha Schnur dans le troisième verset du Psaume. Les instruments préparent avec une grande délicatesse le tapis sonore sur lequel pourront glisser les vocalises expertes destinées à représenter l’ardeur du peuple armé. Accompagnée cette fois par un violon solo, la voix fait briller le terme splendoribus (l’éclat) de mille feux, avec un soin particulière apporté aux nuances et aux modulations. Une manière de figurer l’ardeur qui anime le peuple armé par Dieu. Et, pour souligner que cette puissance est d’origine divine, l’aria se conclut par une vocalise désignant genui te (je t’ai engendré).

Haendel découpe le début du quatrième verset en deux mouvements enchaînés aux couleurs et aux rythmes singuliers. Un Juravit Dominus (Le Seigneur l’a juré) solennel et homophone fixe le caractère grave et irrévocable d’une promesse divine. Il est aussitôt suivi d’un et non poenitebit eum (et il ne s’en repentira pas) fébrile dans lequel les voix du dessus et du dessous s’interpellent. Comme un appel à témoin lancé aux communautés célestes et terrestres qui se rassurent mutuellement en martelant un non lénifiant. Un appel qui s’éteint curieusement avant la reprise de ces deux mouvements en en amplifiant les effets sonores. La fermeté de l’engagement divin est réaffirmée avec force, dans un cri qui prétend éteindre le doute exprimé par quelques dissonances. Pour s’assurer de la fermeté de l’engagement, les voix du dessus gravissent l’échelle chromatique, atteignant des aigus impressionnants avant de s’éteindre à nouveau dans un decrescendo qui se perd dans un murmure.

Dans une fugue éblouissante, la seconde partie du quatrième verset célèbre le sacerdoce qui unit le prêtre à son Dieu (Tu es sacerdos in aeternam). La succession des entrées symbolise l’idée d’éternité attachée à ce lien. Les voix s’entrecroisent dans une riche écriture contrapunctique mêlant des fragments de cantus firmus à la basse aux formes imitatives qui jaillissent des autres pupitres. Une séquence dans laquelle les aigus et les graves encadrent de leur puissance les voix médianes qui scintillent avec une agilité étourdissante.

Le cinquième verset contraste avec le précédent par sa frénésie, celle qui figure la colère divine brisant les rois orgueilleux. Les cordes à l’unisson agitent un ostinato obsédant signifiant l’effarement qui hante cette scène dramatique. Un duo de soprani, suivi par les voix inférieures, en appelle d’abord à Dieu en répétant le mot Dominus (Seigneur). Effrayés, ils décrivent successivement la scène dont l’impétuosité se manifeste dans ce confregit (détruire) agité par des vocalises enragées. Le chœur relaie les solistes pour que leur témoignage prenne une dimension universelle.

Après les rois, c’est envers l’humanité que s’exerce la justice divine. Pour signifier la multitude qui lui est soumise, Haendel recourt au procédé de l’imitation. Dans un triptyque, il en décrit ensuite les trois dimensions. Un premier mouvement installe un climat de confiance pour que la justice puisse être rendue. Un bref interlude de violons sert de transition pour décrire ensuite les effets de cette justice. Pour y parvenir, sa technique est constante : choisir un mot sur lequel il concentre les procédés expressifs. D’abord, l’image des cadavres qui s’entassent (implevit ruinas) est projetée à force de répétitions. L’atmosphère est fiévreuse, le rythme saccadé. Mais le chœur réitère un Judicabit in nationibus (Il juge les nations) mêlant crainte et respect. Le dernier mouvement prend une allure plus tragique. En staccato sur une même voyelle répétée, le chœur symbolise la scène dans laquelle conquassabit capita (il brise les têtes). Une formule percutante qui fait songer à l’Air du froid du King Arthur de Henry Purcell (1659-1695). La concentration d’éléments tragiques n’est pas l’unique caractéristique de ce passage. Les cordes participent grandement à la représentation de cette scène. D’aucuns y voient l’influence qu’exerce déjà sur Haendel le génie du violon, Arcangelo Corelli (1653-1713). On le sait. Ils entretiendront des relations étroites, Corelli dirigeant même l’exécution de certaines compositions de Haendel.

Par un effet de contraste brutal, façon baroque, les scènes de terreur s’effacent pour laisser place à un pur moment suspendu projetant une image pastorale d’une remarquable douceur. Installé par une entrée instrumentale paisible, un duo de soprani ouvre le De torrente (au torrent) sur des notes tendrement étirées. En arrière-plan, les voix masculines du chœur murmurent, par intermittence, la seconde partie du verset. Une séquence exceptionnelle par la densité d’émotion qu’elle diffuse en douces effluves, jusqu’à ce finale finement ciselé.

Introduite par des accords joués à l’orgue, la doxologie suit d’abord le parcours tracé par une fugue parsemée d’une guirlande de vocalises virtuoses. Un cantus firmus chanté à la basse s’insinue dans ce développement avant de se transmettre aux autres pupitres. Une fugue chorale, fougueuse et monumentale, s’ouvre enfin avec Et in saeculum saeculorum (dans les siècles des siècles) préparant un Amen enveloppé de vocalises.


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Ensemble Les Arts Florissants, dirigé par Paul Agnew © Festival de Saintes 2019

Cette note triomphale pose le point final de ce concert dans lequel, une nouvelle fois, les Arts Florissants ont déployé, avec art, une musique grandiose et pénétrante. Les voix, solistes ou chorales, sont finement affûtées, éblouissantes dans les crescendo, tempérées dans les passages contemplatifs, toujours attentives aux nuances commandées par le texte. La diction est généralement irréprochable, condition nécessaire dans cette musique qui exige une intelligence du texte pour sa bonne traduction musicale. Sans compter cet engagement total qu’ils partagent avec les instrumentistes. Ces derniers se distinguent par la netteté des phrasés, une fluidité élégante et la puissance des effets sonores. Leur sens de la pulsation magnifie l’ostinato et leurs attaques millimétrées forcent l’admiration. Enfin, la direction élégante de Paul Agnew parvient à cette fusion totale des voix et des instruments qui transforme la matière sonore en une peinture raffinée des passions de l’âme. Manifestement, il prend plaisir à diriger et son plaisir est indiscutablement contagieux.



Publié le 09 août 2019 par Michel BOESCH