Astarto - Bononcini

Astarto - Bononcini ©Birgit Gufler
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Bononcini, un compositeur européen avant l’heure

Si le nom de Giovanni Bononcini (1670 – 1747) nous est un peu plus familier que celui de Carlo Pallavicino (voir notre récente chronique), la place éminente qu’il occupa dans le monde musical italien et européen de la fin du XVIIème siècle et du début du XVIIIème est trop souvent réduite à l’épisode londonien de sa carrière qui le vit s’affronter à Haendel. Or non seulement sa musique fit le tour de l’Europe mais le compositeur lui-même partagea son existence entre Rome, Vienne et Londres, faisant même un passage en Espagne et au Portugal : un musicien européen avant l’heure, en quelque sorte...

Le compositeur est né à Modène dans une famille de musiciens et d’acteurs ; son père était musicien à la cour du duc d’Este. A l’âge de huit ans, il part étudier la musique à Bologne auprès de Giovanni Paolo Colonna (1637 - 1695), maître de chapelle de la basilique San Petronio et compositeur renommé. Il apprend le contrepoint et l’orgue, et montre rapidement ses talents pour la composition : à l’âge de quinze ans il écrit déjà trois pièces instrumentales ! Entre 1686 et 1687, il devient Cantor et organiste à San Petronio, maître de chapelle à l’église San Giovanni in Monte et entre à l’Accademia Filarmonica, institution qui regroupait des compositeur et musiciens célèbres de l’Europe entière. A l’âge de dix-sept ans, il compose son premier oratorio, La vittoria de Davidde contra Golia. S’ensuit une abondante production de cantates, dont plus de trois cents nous sont parvenues. Ces compositions lui ouvrent les cercles cultivés et aristocratiques où sont données ses cantates, dans le cadre de concerts privés. Les partitions en sont également diffusées dans le reste de l’Italie et dans les autres pays européens, notamment en France et en Angleterre.

En 1691 il se rend à Rome, où il entre au service de la puissante famille Colonna, qui compte déjà parmi ses protégés le librettiste Silvio Stampiglia (1664 - 1725), membre de l’Académie d’Arcadie et à peine plus âgé que lui. Les deux hommes collaborent à la création de plusieurs opéras (dont un Xerse, créé en 1694, dont le livret sera réutilisé par Haendel en 1738), un oratorio (San Nicola di Bari – lire la chronique dans ces colonnes) et d’une demi-douzaine de serenate (les serenate étaient des opéras miniatures, destinés à être donnés lors de représentations privées qu’affectionnaient les grandes familles romaines). En 1696, son opéra Il trionfo di Camilia, regina de’Volsci, donné pour la réouverture du théâtre San Bartolomeo de Naples, rencontre un succès considérable, restant plus d’un mois complet à l’affiche ! L’œuvre sera ensuite reprise entre 1698 et 1710 dans dix-neuf villes italiennes, ainsi qu’à Londres (avec plus de soixante représentations entre 1706 et 1709).

En août 1697, deux événements le chassent de Rome : la mort de sa protectrice Lorenza della Cerda Colonna, et la destruction du théâtre Tordinona (où avaient été créés la plupart de ses opéras), ordonnée par le pape Innocent XII (qui avait interdit les représentations d’opéras dans la Villa Sainte). Il cherche alors un asile plus favorable à la vie musicale : fin 1697 il s’installe à la cour de Vienne, où il est accueilli comme l’un des compositeurs les plus célèbres de son temps par l’empereur Léopold Ier (auquel il avait dédié dès 1691 ses Duetti da camera, op. 8). Il est sollicité pour de nombreuses fêtes publiques et privées, compose un oratorio, de nombreux opéras et une douzaine de serenate. Le succès est tel qu’il fait venir à Vienne Stampiglia et son frère Antonio Maria Bononcini, compositeur et claveciniste. A partir de 1701, la Guerre de Succession d’Espagne (1701 – 1714) porte toutefois un coup rude à la vie musicale viennoise. En 1705, Charles VI monte sur le trône ; il dispose déjà d’autres compositeurs à son service (notamment Antonio Caldara), et renvoie Bononcini. Ce dernier retourne à Rome, au service de Johann Wenzel, comte de Gallas et ambassadeur des Habsbourg auprès du souverain pontife. Il collabore avec le poète Paolo Rolli (1687 – 1765) pour des serenate et des opéras. C’est dans ce cadre qu’est créée, lors du carnaval de 1715, une première version d’Astarto, sur un livret d’Apostolo Zeno (1668 – 1750) et Pietro Pariati (1665 – 1733), adapté par Rolli, au Teatro Capranica de Rome. Richard Boyle, duc d’Erlington, qui assiste aux représentations d’Astarto, en ressort tellement enchanté qu’en 1719 il emmène Bononcini et Rolli à Londres pour alimenter la saison de la Royal Academy of Music, dirigée par Haendel. S’il est un peu passé de mode en Italie, Bononcini et alors au sommet de sa gloire en Angleterre, où ses compositions sont données depuis plus de vingt ans, souvent sous forme de pasticcios ou sur des textes traduits en anglais. Le succès est au rendez-vous les deux premières années, avec notamment la reprise d’Astarto (remanié pour la circonstance) et la création de Griselda. Mais sa proximité avec les Jacobites (partisans du retour du roi Jacques II, chassé d’Angleterre en 1688 par sa fille Mary et Guillaume d’Orange) entraîne sa disgrâce : il est mis à l’écart de la Royal Academy en 1724, année où Haendel triomphe avec Giulio Cesare en Egitto. En 1727 sa tentative de retour avec Astianatte voit les deux prime donne Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni se crêper le chignon en public (comme on le sait, leur rivalité aboutira même à la faillite de cette première Académie)… En 1731, suite à une affaire de plagiat et à une dispute avec sa protectrice la duchesse de Marlborough, Bononcini quitte Londres pour tenter sa chance en Espagne et au Portugal, en vain. Il repart alors à Vienne en 1736, où l’impératrice Marie-Thérèse lui accorde une pension, et où il terminera ses jours en 1747.

Avec Astarto Bononcini atteint un sommet dans sa composition musicale. Il y met en œuvre les concepts exprimés durant sa période viennoise, au service d’une musique nouvelle et brillante. Pour la reprise londonienne, créée au King’s Theatre Haymarket le 19 novembre 1720, il procède à d’importants remaniements. La partition est adaptée aux artistes recrutés par la Royal Academy, à commencer par le couple phare (Elisa/ Clearco), composé de la soprano Margherita Durastanti et du castrat Francesco Bernardi, dit Il Senesino (qui débute à Londres). Un duo (Mai non potrei goder) et de nombreux airs sont ajoutés à leur intention, tandis que les récitatifs sont raccourcis, afin d’éviter l’ennui du public anglais, qui ne les comprenait pas. Certains rôles sont transposés : Fenico, destiné à un alto, est désormais une basse ; Agenore, écrit pour un ténor, est confié à une soprano. Le rôle de Geronzio est purement et simplement supprimé. C’est cette version qui a été choisie par le Festival d’Innsbruck pour sa saison 2022, et qui constitue également une création d’Astarto en Autriche, où l’œuvre n’avait jamais été donnée.

Comme souvent dans les intrigues de cette époque, le livret comprend de nombreux personnages, et un enchaînement de rebondissements plus ou moins plausibles. La reine de Tyr Elisa a décidé de prendre pour époux Clearco, amiral de la flotte, qui doit la protéger d’Astarto. Celui-ci est le fils d’Abdastarto, roi légitime de Tyr, qui a été déposé et assassiné par Sicheo, père d’Elisa. Astarto est en principe mort bébé mais il se murmure à Tyr qu’il serait vivant. En réalité, il a été recueilli par Fenicio, qui l’a élevé comme son fils. Mais seul Fenicio connaît sa véritable identité… A l’acte I Elisa annonce aux princes de son royaume, Agenore, Nino et Fenicio, qu’elle a décidé de prendre pour époux Clearco. Mais Agenore, qui veut épouser Elisa, échafaude un plan pour faire tomber Clearco en disgrâce. Il rallie au complot Nino, amoureux de sa sœur Sidonia. Cette dernière, amoureuse de Clearco, veut également faire échouer le mariage annoncé. De retour victorieux de ses derniers combats, Clearco apprend de son père (supposé) Fenicio le projet de mariage de la reine, tout en le dissuadant de céder à l’imposteuse. Trompée par une fausse nouvelle lancée par Agenore, selon laquelle Clearco a conclu un pacte avec Astarto pour se partager le royaume, Elisa fait arrêter Clearco. Sidonia profite de cette situation pour suggérer à Clearco d’écrire à la reine une lettre d’amour, sans mentionner la destinataire, en indiquant qu’elle va la lui porter. Lors d’une dispute dans la prison, Clearco démontre à Sidonia qu’il s’agissait d’une fausse dénonciation ; elle le libère et renouvelle son vœu de mariage. Sidonia montre alors à Elisa la lettre d’amour écrite par Clearco, en prétendant qu’elle lui était destinée... A l’acte II Fenicio se prépare à assassiner la reine ; Clearco tente de le dissuader. Furieuse suite à la lettre, Elisa ordonne à Clearco de ne plus lui parler. Sidonia apprend à Agenore qu’elle a réussi son plan. Devant Elisa, tous deux indiquent que Clearco vient de dénoncer une conspiration dont il est l’architecte. Nino surgit et annonce à Elisa que son palais a été pris par ses ennemis, conduits par Fenicio. Clearco annonce qu’il va combattre son père mais Elisa indique qu’elle confie le commandement à Agenore, à qui elle donnera également sa main. Sidonia et Nino persuadent Elisa d’emprisonner à nouveau Clearco. Sidonia fait croire à Nino qu’elle est la maîtresse de Clearco, tout en lui demandant de jurer le secret et de continuer à obéir aveuglément à ses ordres. Elisa interroge Fenicio et Clearco ; elle leur promet la mort s’ils ne révèlent pas où se trouve Astarto. Resté seul avec Clearco, Fenicio lui apprend qu’il est en réalité Astarto. Clearco indique alors à la reine qu’il ne lui parlera que seul à seul.

A l’acte III Elisa surprend Sidonia et Nino dans les appartements royaux. Sidonia fait semblant d’avouer qu’elle est amoureuse de Nino ; ce dernier, lié par son serment, confirme son propos. Clearco survient et annonce qu’il sait où se trouve Astarto, mais qu’il ne le révélera qu’à une condition : que la reine renonce à son mariage avec Clearco et épouse Astarto. Elisa furieuse ordonne alors à Nino de tuer quiconque l’approchera en compagnie de Clearco. Pendant ce temps, Fenicio s’est évadé de prison et prépare une nouvelle attaque contre le palais. Clearco apprend à Agenore qu’Astarto va épouser Elisa, et qu’en conséquence il ne sont plus rivaux. Il lui suggère de rejoindre la reine pour voir Astarto de ses yeux. Nino informe la reine que son ordre a été exécuté. Quand Fenicio arrive devant la reine avec ses conspirateurs, Elisa lui apprend qu’Astarto a été tué. Fenicio lui révèle alors qu’Astarto et Clearco sont la même personne ! Il veut tuer Elisa, mais Clearco l’arrête, avant de proclamer un pardon général, à la satisfaction de tous !

Partant de l’opposition entre un régime autoritaire (celui d’Elisa) et le triomphe des aspirations individuelles (l’amour d’Elisa et Clearco/ Astarto), Silvia Paoli choisit de situer cet épisode dans un Etat plus ou moins imaginaire d’Europe orientale, dans les années 1960. Si cette transposition n’apporte pas de plus value particulière à l’intrigue, elle ne la dénature pas non plus. La metteuse en scène exploite de manière intelligente son parti pris initial, en y ajoutant une touche décalée teintée d’ironie, qui apporte une dimension comique appréciable aux multiples rebondissements de ce pseudo-drame. Au début de l’opéra, des unes de la presse internationale (en italien, anglais, français) projetés sur les murs évoquent l’actualité du moment : la mort de Sicheo et le couronnement d’Elisa. Lors de la cérémonie qui se déroule sur scène au milieu des courtisans rassemblés, un ballon au nom d’Astarto sème une panique générale ! De grandes inscriptions, projetées sur les murs ou portées par des panneaux, soulignent d’autres épisodes (par exemple : « Clearco the winner », lorsque la reine fait connaître son choix, au début du premier acte). Après l’annonce épouvantée de Nino, Elisa assiste en direct à l’assaut et à l’incendie de son palais sur un écran de télévision...

Dans la même veine, les costumes créés par Alessio Rosati soulignent de manière caricaturale les états d’esprit des personnages, notamment des deux figurants Filippo Feretti et Daniele Giuliani, sortes de brutes épaisses, à mi-chemin entre gardes du corps et soldats, engoncés dans des tenues boursoufflées qui les font paraître plus gros et plus grands que nature. Le recours à ces deux figurants, qui amplifient les actions, constitue également une trouvaille bienvenue. Lors du finale, ils troquent leurs tenues de cerbères virils contre de voyants accessoires de drag queen : talons hauts, boa… Les décors sobres imaginés par Eleonora De Leo, les lumières contrastées pilotées par Fiametta Baldiserri contribuent également à projeter efficacement le spectateur dans cette intrigue improbable.

Les chanteurs s’impliquent tout à fait dans la vision proposée, tout particulièrement d’eux d’entre eux qui se signalent par leur présence scénique et vocale. Tout d’abord la soprano Theodora Raftis se coule avec délices dans le rôle de la perfide Sidonia, dont les incessants complots alimentent l’intrigue. Blonde platinée moulée dans une tenue de starlette des années 50, cachée derrière de larges lunettes de soleil à la monture pailletée, elle mène avec aplomb son petit monde par sa rouerie et ses mensonges répétés. A ses talents théâtraux s’ajoute un timbre richement coloré : des éclats nacrés charmeurs pour mieux enjôler Nino à l’acte II (Mio caro ben), des attaques incisives qui traduisent sa méchanceté (superbe Non è poco, brillamment souligné par l’orchestre) ou encore des minauderies parfaitement simulées devant Elisa au début de l’acte III, d’une voix faussement voluptueuse envers Nino (Sai pur ch’io vivo amante). De son côté, la basse Luigi De Donato assume avec beaucoup d’implication le personnage de Fenicio, courtisan rebelle et père généreux et protecteur de Clearco. Il se glisse avec naturel et décontraction dans les tenues burlesques que lui assigne la mise en scène : grand peignoir de peluche rouge dans son intérieur au début de l’acte II, en simple caleçon dans sa prison ou encore dans sa chemise ornée d’un portrait de Che Guevarra au finale. Ses graves sont chauds et généreux, le timbre rondement calé dans toute l’étendue du registre. Son numéro de bravoure à l’acte II (Si, perira) lui vaut des applaudissements mérités, de même que la cascade d’ornements du Disciolto dal piede, un peu avant le finale de l’acte III.


Luigi De Donato avec Filippo Feretti et Daniele Giuliani © Birgit Gufler

La soprano Dara Savinova endosse avec sensibilité ce rôle un peu ingrat d’une souveraine tour à tour fanfaronne lors de son couronnement puis comme tétanisée par sa crainte d’Astarto, qui n’a d’égale que son amour pour Clearco... La couleur légèrement mate de son timbre confère à Elisa une réelle noblesse, qui suscite la sympathie du spectateur. Dès le premier air (Figli d’un bel valore) le phrasé est impeccablement maîtrisé ; les ornements jaillissent sans peine dans les airs de fureur En che peccasti ? ou Sdegni tornate in petto (au second acte). Retenons aussi l’émouvant et plaintif Non mi seguire, et les ornements précieusement ourlés du Cogliero la bella rosa, un des airs phares de la partition (acte III), largement applaudi. Il est toutefois dommage que son articulation manque de netteté, nuisant fréquemment à la bonne compréhension de son texte.


Dara Savinova avec Filippo Feretti et Daniele Giuliani © Birgit Gufler

Face à elle, Francesca Ascioti campe de sa voix d’alto un Clearco heureux de clamer son retour dans la maison paternelle (Torno alla patria). Son phrasé à la fois vigoureux et fluide fait merveille dans le grand air de bravoure La costanza, il timore, l’affetto, entourée des deux cerbères sur lesquels elle décharge sa rage, et qui lui vaudra des applaudissements mérités. Elle se montre émouvante dans la supplique Se vuoi che in pace, elle aussi saluée par le public. Mentionnons encore l’époustouflant numéro vocal et scénique du Amante è sposa (acte III), où elle manipule la reine telle un automate à sa volonté.

Les deux rôles plus courts de Nino et Agenore sont eux aussi superbement servis. La soprano Paola Valentina Molinari s’acquitte avec expressivité du rôle de cet amant un peu falot, jouet consentant de la cruelle Sidonia et constamment humilié par elle. Son air le plus émouvant est probablement celui où elle patiente à la porte de Sidonia, un bouquet de fleurs à la main : son Sapete che amor, orné avec soin, emporte l’adhésion du public. Elle brille aussi avec élégance dans l’élégiaque L’esperto nocchiero (acte III), qui lui vaut de chaleureux applaudissements. Autre soprano de la distribution, Ana Maria Labin apparaît rarement sur scène mais chacun de ses airs régale nos oreilles : sa diction est irréprochable, sa projection ample et ferme. Ses aigus aisés rehaussent l’air de bravoure M’insegna amor l’inganno (acte I), le touchant Spero, ma sempre peno (acte II) ou encore le Con disperato sdegno (acte III) où elle témoigne d’un impressionnant abattage.

Sous la conduite inspirée de Stefano Montanari, l’Enea Barock Orchestra fait sonner la partition avec verve et élégance. Les cors brillent dans les passages qui leur sont consacrés, en particulier dans le joli duo entre Elisa et Clearco (Inamorar) qui conclut l’acte II. Mentionnons aussi les interventions bien sonores de la guitare qui rehausse certains airs (comme le No, piu bramo, no de Nino à l’acte I). Relevons enfin la densité de la basse continue, particulièrement saillante lorsqu’elle accompagne seule certains passages d’airs.



Publié le 30 sept. 2022 par Bruno Maury