Atys - Lully

Atys - Lully © Studio Delestrade- Avignon
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Une nouvelle lecture séduisante, éclairée par de récentes recherches musicologiques

Après « l’invention » de la tragédie lyrique en 1673 avec Cadmus et Hermione (voir le compte-rendu), le succès de ce nouveau genre incite Lully et son librettiste Philippe Quinault à en poursuivre les productions. Louis XIV les y encourage, à la fois en raison de son indiscutable intérêt pour la musique et la danse, et aussi probablement parce qu’il a compris à quel point le triomphe de ce nouveau genre artistique pouvait contribuer à son prestige politique. Rappelons aussi que le ballet de cour, qui avait fortement inspiré la naissance de la tragédie lyrique, s’était particulièrement développé à la cour de France durant les règnes précédents d’Henri IV et de Louis XIII, suscitant l’intérêt des courtisans comme du peuple admiratif pour ces festivités à grand spectacle. Après les succès d’Alceste (1674) et de Thésée (1675), Louis XIV commande une nouvelle tragédie lyrique pour la période du carnaval de 1676. Quinault s’inspire d’un épisode des Fastes d’Ovide, qu’il étoffe assez considérablement, pour bâtir la trame d’Atys.

Le roi avait approuvé le choix du thème ; on sait également qu’il suit de près les répétitions du spectacle. Celui-ci mobilise un effectif très nombreux : une cinquantaine de chanteurs, une vingtaine de danseurs et plus de soixante-quinze musiciens ! Les « machines » destinées à surprendre les spectateurs ont été conçues par Carlo Vigarani (également auteur des décors) et les somptueux costumes ont été imaginés par Jean I Bérain, tandis que les ballets ont été réglés par Pierre Beauchamps. Si le lieu de la création (le château de Saint-Germain-en-Laye) pourrait laisser penser que le spectacle est réservé à la cour, de nombreux particuliers y sont invités, ce qui confirme sa fonction politique au service du prestige royal et ce alors que le souvenir de la Fronde – durant laquelle le jeune Louis XIV avait dû fuir nuitamment Paris pour se réfugier dans ce même château de Saint-Germain-en-Laye vingt-sept ans plus tôt – n’est pas totalement éteint… Le succès est à nouveau au rendez-vous et la renommée de l’œuvre dépasse vite les frontières du royaume : dès le mois de juillet 1676 la scène du Sommeil est donnée à Londres devant le roi Charles II par des chanteurs et des musiciens ayant participé aux représentations de Saint-Germain. Dans les années suivantes, l’œuvre fut largement reprise en province (Marseille, Lyon, Rouen,…) et à l’étranger (Amsterdam en 1687 et Bruxelles en 1695), et ce jusqu’au milieu du XVIIIème siècle. Autre indice de sa popularité, elle donna lieu à de nombreuses parodies (notamment dans les foires parisiennes).

Lors de son dernier séjour à Saint-Germain-en-Laye, en 1682, Louis XIV souhaita à nouveau voir Atys ; l’ouvrage fut dès lors gratifié du titre d’« opéra du roi ». Alors que l ‘œuvre n’était plus représentée à l’Académie royale de Musique depuis les années 1740, en 1783 Piccinni procédera à une nouvelle mise en musique du livret de Quinault, remanié pour la circonstance par Jean-François Marmontel. Dans le contexte de redécouverte du baroque au XXème siècle, Atys prend à nouveau un caractère emblématique. A l’occasion du tricentenaire de la mort du Florentin, le Théâtre municipal de Florence et l’Opéra de Paris en commandent une nouvelle production, mise en scène par le regretté Jean-Marie Villégier (décédé il y a quelques semaines) et dirigée par William Christie. Donnée à Florence (fin 1986) puis à Paris (en janvier 1987 à la salle Favart – alors unie à l’Opéra de Paris) et dans plusieurs grandes villes de province, cette recréation suscite l’enthousiasme du public et de la critique, en France et à l’étranger. En témoigne un enregistrement, devenu « historique », réalisé dans la foulée chez Harmonia Mundi. Atys devient ainsi une production iconique de la « renaissance baroque » des années 1980, d’autant que la distribution réunit autour de William Christie la fine fleur des chanteurs et musiciens qui vont explorer dans ce répertoire au cours des années suivantes. Fort de ce succès initial, William Christie en a proposé une reprise en 2011, toujours à l’Opéra Comique mais dans une nouvelle distribution. Plus près de nous, Leonardo Garcia Alarcón a proposé un Atys mis en scène par Angelin Preljocaj, donné en 2022 au Grand Théâtre de Genève (voir le compte-rendu) et à l’Opéra Royal de Versailles.

Se confronter à une œuvre aussi emblématique constitue donc un défi de taille. L’important travail musicologique réalisé en amont par le Centre de Musique Baroque de Versailles permet de mieux cerner le contexte et les pratiques des représentations de 1676. Ces travaux soigneusement documentés remettent en question certains partis adoptés jusqu’ici pour leur en substituer de nouveaux et proposer ainsi une nouvelle lecture de la partition du Surintendant (revue pour la circonstance par Nicolas Sceaux). Les modifications portent en particulier sur le choix d’un Petit chœur nourri, et des passages dans lesquels il est mobilisé (qui excluent l’ouverture et les danses). Concernant le reste de l’orchestre (Grand chœur), les recherches ont notamment montré l’emploi singulier des vents, toujours présents sur scène lorsqu’ils jouent. Le choix du diapason à 392 Hertz a également des répercussions sur le registre des interprètes choisis. Ainsi le rôle d’Atys correspond-il à celui d’une taille (= « ténor ») et non d’une haute-contre, contrairement aux distributions habituelles. Il ne s’agit là que de quelques exemples, qui nous ont paru particulièrement significatifs, des apports des travaux du CMBV sur l’interprétation d’Atys ; le lecteur intéressé par ce sujet pourra consulter sur le site de l’institution le dossier pédagogique qui synthétise ces recherches.

Alexis Kossenko retranscrit scrupuleusement ces indications dans la composition et l’emploi des différentes parties de son orchestre Les Ambassadeurs ~ La Grande Ecurie. La basse continue du Petit chœur comporte, outre le clavecin, deux violes et deux basses de violon. Les théorbes sont doublés, ce qui rend l’instrument bien audible dans le continuo. Les vents sont représentés par huit musiciens, qui alternent selon les actes avec flûtes et hautbois ; ils bénéficient d’instruments spécialement recréés par le CMBV pour le répertoire français de cette époque. Notons aux côtés des hautbois la présence de l’imposante basse de cromorne, le basson baroque (qui lui succéda) n’adoptant sa forme définitive qu’à la fin du XVIIème siècle. Leur positionnement sur scène confère à leurs interventions un caractère particulièrement spectaculaire, qui souligne le brio de leurs sonorités, tout particulièrement pour les hautbois dans le ballet du prologue et au final de l’acte II, ou pour les flûtes dans l’enchanteresse Scène du Sommeil (acte III). Avec les chœurs, placés en fond de scène, et les pantomines exécutées par les danseurs du Ballet de l’Opéra Grand Avignon, les interventions des vents sur scène concourent efficacement à la mise en espace de cette représentation, dénuée d’une mise en scène traditionnelle. Au sein du Grand chœur, les vingt-quatre violons divisés en cinq registres (dessus, haute-contre, taille, quinte et basse) reflètent fidèlement la composition à cinq parties voulue par Lully, qui demeurera une caractéristique de l’orchestre français jusqu’au XVIIIème siècle). Notons les couleurs naturelles et dépouillées de leurs cordes, qui ravissent nos oreilles dès le mouvement au rythme pointé de l’ouverture.


Les flûtistes sur scène © Studio Delestrade- Avignon

La distribution réunit des interprètes chevronnés du répertoire baroque français, que l’on retrouve ici avec plaisir. A commencer par Mathias Vidal dans le rôle-titre, que nous avons entendu dans de nombreuses œuvres de ce répertoire ces dernières années, toujours il est vrai dans un registre de haute-contre. Il se révèle tout aussi parfaitement à l’aise dans ce registre de haute-taille, qui met en valeur l’expressivité de sa diction, dont il témoigne dès sa première apparition (le joyeux Allons, allons accourez tous). Mais c’est dans les passages dramatiques qu’il déploie la plus large palette des sentiments : son douloureux dilemme face à l’amour de Cybèle et à sa fidélité à Célénus (au début du troisième acte), son engagement valeureux pour ordonner aux Zéphyrs l’enlèvement de Sangaride (au final de l’acte IV), ou encore sa froide détermination dans les drames successifs qui émaillent le cinquième acte (l’exécution de Sangaride, sous l’enchantement de Cybèle, puis sa propre mort quand il réalise l’horreur de son geste, après la rupture de l’enchantement).

Face à lui, Véronique Gens incarne avec beaucoup de conviction une Cybèle tout à la fois amoureuse et jalouse, implacable dans sa vengeance de « femme à baguette » dont elle se repent lorsqu’elle en découvre les conséquences dévastatrices. Sa technique vocale impeccable témoigne de sa familiarité avec ce répertoire (rappelons qu’elle figurait déjà dans la distribution de la production « historique » de 1987, ainsi que dans l’enregistrement, intervenant dans les trios de divinités de l’acte IV, tandis que le rôle de Cybèle était tenu par Guillemette Laurens). La révélation à sa confidente Mélisse de son amour pour Atys (Je sens un plaisir extrême) est empreint d’une sensualité retenue, où la déesse révérée révèle une faiblesse tout humaine. Mentionnons aussi sa bouleversante déception au final de l’acte III (Espoir si cher et si doux), éclatant témoignage de ses talents dramatiques.

Sandrine Piau campe une Sangaride toute en nuances, ballottée entre son amour pour Atys, son union annoncée avec Célénus et les tourments et les pièges imaginés par Cybèle. Retenons tout particulièrement ses intimes confidences avec une Doris (Hasnaa Bennani) prévenante et attentionné et ses échanges amoureux avec Atys, qui animent vigoureusement le premier acte. Son phrasé délicat, son sens des nuances, ravissent nos oreilles. D’Hasnaa Bennani, aux aigus d’une lumineuse clarté, mentionnons également les duos enlevés avec Adrien Fournaison (persuasif Idas), qui confirment à Atys l’amour exclusif de Sangaride (avant la Scène du sommeil) ou qui incitent cette dernière à la réflexion devant la crainte d’être trahie (au début de l’acte IV).

Tassis Christoyannis est un Célénus dont la majesté digne emplit le phrasé, empreint de respect pour la déesse et confiant dans son amitié avec Atys, avant de découvrir, horrifié, la trahison de ce dernier, brutalement révélée par Cybèle au début de l’acte V. Autre personnage du registre grave, le fleuve Sangar de David Witczak annonce avec une tranquille assurance l’union prochaine de sa fille avec Célénus (sonore et joyeux Que l’on chante, que l’on danse à l’acte IV).

Les rôles courts sont également distribués avec soin. Eléonore Pancrazi est une Melpomène éclatante et sonore lors du prologue, où rayonnent également Virginie Thomas (Flore) et Marine Lafdal-Franc (Iris). Chez les hommes, mentionnons les brillantes interventions d’Antonin Rondepierre (Le printemps, quelquefois, au prologue, et surtout les enchanteurs Régnez, divin Sommeil et Ecoute, écoute Atys à l’acte III, dans le rôle de Morphée) ainsi que le sensuel Que l’amour a d’attraits de François-Olivier Jean (Phantase). Nous avons en revanche regretté l’émission un peu tendue de Carlos Porto dans le rôle du Sommeil (Dormons, dormons tous).

Louons encore les qualités superlatives des Pages et Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, à la diction d’une clarté exemplaire et aux attaques minutieusement coordonnées. Ils nous offrent plusieurs des passages inoubliables de cette production, comme le chœur d’invocation à Cybèle Venez, reine des Dieux (acte I), Célébrons la gloire immortelle (qui ouvre la scène finale de l‘acte II), ainsi bien entendu que le sobre et poignant final Que le malheur d’Atys/ Afflige tout le monde. A ce personnage collectif font efficacement écho les pantomines des danseurs du Ballet Grand Avignon, toujours très en phase avec le déroulé du livret.

Précisons enfin qu’un enregistrement est prévu, dont nous attendons la sortie avec impatience : plus de trente-cinq ans après la version « historique » de William Christie (qui demeure un inestimable témoignage de la renaissance du baroque), il devrait constituer une nouvelle version de référence de l’« opéra du roi ».



Publié le 18 mars 2024 par Bruno Maury