Bach-Châtiments - Ensemble Pygmalion

Bach-Châtiments - Ensemble Pygmalion ©Arsenal/Cité musicale de Metz
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Bach en « sept paroles » - IV. Châtiments

« Il y a dans le châtiment une vertu purificatrice. » Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray (1891)


Comme un acte dévotionnel, le chef d’orchestre Raphaël Pichon s’est lancé corps et âme dans un audacieux projet intitulé « Bach en sept paroles ». Structurée en sept étapes (Lumières, De passage, L’appel, Châtiments, Des profondeurs, Voici l’homme, Consolation), l’entreprise apparaît, en quelque sorte, comme un fac-similé « allégé » du Chemin de croix, unique voie qui vainc le péché…
Le pèlerinage initiatique a commencé le 24 octobre dernier à la Philharmonie de Paris avec la première station dénommée « Bach – Lumières » (voir la chronique de notre confrère, Michel BOESCH).
Plusieurs d’entre nous peuvent trouver excessif le terme pèlerinage. Or, le mot ne souffre d’aucun mauvais emploi. De l’aveu même de Raphaël Pichon, « le projet ne gomme pas le propos religieux des cantates, mais se penche sur le message d’espoir et de lumière que nous donne à entendre Bach. ». Pour mémoire, bon nombre des manuscrits de Bach se terminent par les initiales S.D.G (pour Soli Deo Gracia : A Dieu seul la gloire) attestant de sa profonde foi chrétienne. Marchant dans ses pas, le chef d’orchestre, tel un guide, nous ouvre le Chemin de l’espérance et de l’avenir…

L’Œuvre de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) est monumentale, plus de mille compositions dont environ deux cents cantates! Nous en saisissons tous, plus ou moins, son étendue.
Le Cantor de Leipzig a excellé tant dans l’art de la composition que dans la parfaite maîtrise du contrepoint (le contrepoint rigoureux, souvent appelé contrepoint, consiste en la superposition organisée de lignes mélodiques distinctes). Il a réussi le parfait équilibre entre le contrepoint et l’harmonie instillant un palpable lyrisme à ses œuvres. Le Cantor a « dominé », de manière virtuose, plusieurs instruments : le violon, l’alto, et plus particulièrement le clavecin et l’orgue. Il a pratiqué tous les genres musicaux, excepté l’opéra. Lorsque les mots cantate, choral, fugue, prélude, suite sont évoqués, un nom vient de suite à notre esprit : celui de Jean-Sébastien Bach.
Arrêtons-nous sur les cantates, pour quelques unes « corps » du concert de ce soir. Du latin cantarechanter »), la cantate est une composition vocale et instrumentale argumentée en plusieurs mouvements. Portant généralement sur un thème, la cantate reçoit deux qualificatifs profane (cantata da camera) ou sacré (cantata da chiesa). A la différence de l’opéra, elle ne comporte aucun aspect théâtral ni dramatique.

Avec humilité et en dehors de tout triomphalisme, Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion (créé en 2006), nous présentent ce soir, à l’Arsenal de Metz (57), la quatrième étape d'un parcours dénommé « Châtiments ». Avec générosité et partage, ils argumentent leurs « châtiments » autour de quatre cantates religieuses du Cantor et un motet de Johann Michael Bach (1648-1694).

La première cantate « Ihr werdet weinen und heulen » – « Vous pleurerez et vous lamenterez », BWV 103 (Leipzig, 1725) est composée de six mouvements sur des textes de la poète Christiana Mariana von Ziegler (1695-1760). Ecrite pour le troisième dimanche après Pâques, la cantate instaure un contraste, entre tristesse (exprimée en mineur) et joie (en majeur), lié au départ de Jésus.
L’ouverture orchestrale, en forme de ritournelle, attire notre attention non pas par le jeu excellent des instrumentistes mais par la battue de Raphaël Pichon. Serait-il gaucher ? De manière assez timide, il impulse le rythme de sa main gauche, main dominante. La main droite, quant à elle, « peine et s’exécute » dans l’expression. Simple détail qui n’a aucun impact ni sur sa direction, ni sur notre appréciation musicale. Souhaitons-lui d’affirmer avec force sa main gauche. Le chœur lance en tutti le vibrant «Ihr werdet weinen und heulen », mouvement fugué et rapide. Les pleurs émanent des pupitres masculins puis féminins dans une succession d’intervalles chromatiques. Les voix sont amples, équilibrées. Une cassure rythmique, entonnée par une basse solo, intervient sur « Ihr aber werdet traurig sein » – « Vous serez tristes » qui sonne comme un récitatif accompagné. Relevons la manière dramatique de scinder, de décomposer vocalement « traurig sein » – « être triste ». Puis le thème musical introductif reprend par « Doch eure Traurigkeit soll in Freude verkehret werden » – « Votre tristesse se transformera en joie ».
Le second mouvement « Wer sollte nicht in Klagen untergehn » – « Qui ne se répandrait pas en plaintes » est un récitatif sec confié au contre-ténor allemand Benno Schachtner. L’accompagnement instrumental est réduit au minimum. L’orgue (Arnaud de Pasquale) et un violoncelle (Julien Léonard) assure le continuo. Le soliste émet des consones structurées venant se placer dans la buttée des dents. Se rapprochant du débit de la parole, les inflexions sont naturelles. Aucune nasalité n’est à constater et ce pour notre plus grand plaisir d’écoute.
Entre le récitatif sec et l’aria (troisième mouvement), imprégnons-nous du discours à la flûte (Julien Martin). Magnifique ! La flûte tient le rôle d’instrument obligé. Le texte de l’aria « Kein Artz ist außer dir zu finden » – « On ne peut trouver de médecin hors de toi » répond au mode chromatique ascendant. Le texte n’en est mieux que servi !
Le quatrième mouvement, le récitatif sec « Du wirst mich nach der Angst auch wiederum erquicken » – « Tu me réconforteras à nouveau après l’angoisse » opère un changement de clé passant du Si mineur eu Ré majeur, exultant la voix de Benno Schachtner à chanter la joie (« Freude »).
L’air « Erholet euch, betrübte Sinnen » – « Rétablissez-vous, mes sens affligés » en Ré majeur signe l’entrée attendue de Reinoud Van Mechelen. Le ténor belge exécute une série de trilles rapides. Conduite par sa voix, la ligne de chant est expressive et laisse entrevoir l’espérance de la résurrection. Brillante et pure, la voix s’impose à côté du clavecin au jeu raffiné (Pierre Gallon) et de la rayonnante trompette d’Emmanuel Mure.
Un choral de forme simple « Ich hab dich einen Augenblick » – « Je t’ai abandonné un instant » conclut la cantate. La mélodie nous rappelle celle utilisée par Bach dans sa Passion selon Saint Matthieu (BWV 244) ou dans la cantate BWV 111 lorsque le chœur interprète « Was mein Gott will, das g’scheh allzeit » – « Que la volonté de mon Dieu s’accomplisse en tout temps ».

La seconde œuvre interprétée n’est autre que la cantate BWV 105 « Herr, gehe nicht ins Gerich mit deinem Knecht » – « Seigneur, n’entre pas en jugement avec ton serviteur », composée à Leipzig en 1723.
La cantate s’ouvre solennellement sous un ciel sombre. Juste ton en vue de l’imploration du Seigneur ! Les instrumentistes s’expriment de manière homogène malgré l’harmonie complexe qui s’en dégage. Le chœur n’ose « briller » face à cette supplication. Le pupitre des sopranes suscite malgré tout notre distinction pour les effets développés (couleurs et nuances). Quelle pureté vocale !
Il s’ensuit le court récitatif « Mein Gott, verwirf mich nicht » – « Mon Dieu, ne me repousse pas ». Accompagné du violoncelle, de la contrebasse, de l’orgue et du théorbe au riche timbre tenu par Thomas Dunford, le contre-ténor Benno Schachtner ne manque pas d’expressivité.
Le troisième mouvement est indéniablement le point culminent de la cantate. L’aria « Wie zittern und wanken der Sünder Gedanken » – « Qu’elles tremblent, qu’elles chancellent les pensées des pêcheurs » commence par un hautbois solo (Lidewei de Sterck). S’appuyant sur les trémolos métronomiques des violons et alto, le hautbois obligé lance quatre notes : Mi bémol, Ré bémol, Do et Ré bémol. Ce Ré bémol, qualifié d’accident à la portée, vient délicieusement « heurter » les notes La, Si et Mi placées en armure comme bémol. La voix aérienne de la soprano française Sabine Devieilhe se pose et rejoint la ligne mélodique instrumentale du hautbois. La soprano nous gratifie de son large spectre sonore. Nous percevons les résonances du conduit vocal. Les deux solistes ornent leur dialogue d’exquises dissonances traduisant l’angoisse. Finesses vocale et instrumentale !
Le récitatif accompagné « Wohl aber dem, der seinen Bürgen weiß » – « Mais bienheureux celui qui connaît son garant » révèle la voix suave et chaude de la basse britannique Peter Harvey. La voix suit le rythme insufflé par les pizzicati de la contrebasse tenue par Thomas de Pierrefeu. Les impulsions fécondent l’espoir de la renaissance, de la résurrection.
L’aria « Kann ich nur Jesum mir zum Freunde machen » – « » résonne sous la voix de Reinoud Van Mechelen. La fraîcheur vocale exhale l’extase. Relevons la présence d’un cornet à bouquin en lieu et place du cor d’harmonie prévu originellement sur la partition.
Le mouvement conclusif est de nouveau un choral dans le pur style du cantor de Leipzig.

A peine la dernière note trouvait écho dans la salle, que les applaudissements saluaient cette belle prestation d’une précision exemplaire. Ainsi s’achève la première partie du concert.

Remis de nos émotions grâce à l’entracte bienfaisant, nous regagnons nos places tout comme les artistes encouragés par les nouvelles salves d’applaudissements.
Une fois le silence fait, la cantate BWV 199 « Mein Herze schwimmt im Blut » – « Mon cœur baigne dans le sang » envahit l’espace. Ecrite pour soprano solo, hautbois, violons, alto et basse continue, elle se décompose en huit mouvements : récitatif accompagné, aria, récitatif accompagné, aria, récitatif sec, choral, récitatif accompagné et aria final. Cette succession de mouvements différents sous-tend un dynamisme varié. Aucune lassitude ne peut donc s’immiscer surtout en compagnie de Sabine Devieilhe… La cantate a fait l’objet de plusieurs révisions de la main de Bach. Deux versions sont en concurrence, celle de Weimar et celle de Leipzig. Ce soir, il s’agirait de la seconde version qui serait interprétée, vu la présence d’un violoncelle jouant la partie d’alto obligée dans le sixième mouvement.
L’aria « Stumme Seufzer, stille Klagen » – « Muets soupirs, plaintes silencieuses » s’articule selon le schéma aria, récitatif et aria da capo. Elle permet paradoxalement au second hautboïste solo Jasu Moisio d’exprimer toute la richesse du timbre de l’instrument. Sa sonorité expressive sert avec émotion les soupirs, les plaintes de la soprane. Le moule vocal de la soliste est soigneusement préparé pour se lancer à l’assaut des trilles et notes aiguës. Seuls certains graves souffrent d’un manque de profondeur. Situation compréhensible pour une soprano colorature ! Ne lui en tenons pas rigueur…
Le quatrième mouvement « Tief gebückt und voller Reue » – « Profondément incliné et plein de repentir » contient son introduction musicale dans un ton humble en quête de la miséricorde divine. L’ensemble des cordes est tout simplement céleste et aspire à octroyer l’indulgence lorsque la soprano reconnaît sa faute « Ich bekenne meine Schuld ».
Le mouvement suivant « Auf diese Schmerzensreu » – « De ce repentir douloureux » est un récitatif sec accompagné du seul continuo assuré par le théorbe, le violoncelle, la contrebasse et l’orgue. La cantate se termine par l’aria « Wie freudig ist mein Herz » – « Que mon cœur est heureux ». Le hautbois, soutenu par les cordes en tutti, du clavecin et de l’orgue, restitue allégrement la joie.

La nouvelle station est marquée par deux originalités. La première étant liée au genre de la pièce, l’œuvre interprétée n’est pas une cantate mais un motet. Quant à la seconde, elle constitue une certaine « infidélité » de l’ensemble Pygmalion. Le motet est composé par Johann Michael Bach (1648-1694), père de la première épouse de Jean-Sébastien, dénommée Maria Barbara Bach. Appartenant à la dynastie « Bach », il était cantor à Arnstadt, puis organiste en 1673 à Gehren. Il a été surnommé « Gehrener Bach » pour ne par le confondre avec Johann Michael Bach (1745-1820), dit « Wuppertaler Bach ».
Diminutif de « mot », le motet est une composition musicale à une ou plusieurs voix, avec ou sans accompagnement musical. Il est souvent de forme courte et écrit à partir d’un texte religieux ou profane. Il est né au XIIIème siècle et sera en constante évolution jusqu’au XVIIIème siècle avec les compositeurs Mondonville (Les grands motets) et Mozart (Exsultate, jubilate). Fondé sur le langage polyphonique, le motet s’articule autour de l’imitation (procédé de composition dans lequel un thème ou un motif se répète successivement plus ou moins littéralement dans les différentes voix) et de passages en homophonie. A ces deux principes de base, la tradition italienne ajoute l’utilisation du double-chœur et des effets expressifs inspirés du madrigal.
Le motet funèbre « Unser Leben währet siebenzig Jahr » – « Notre vie a duré soixante-dix ans » (Traduction livret : Les jours de nos années s’élèvent à soixante-dix ans) superpose deux textes. Les voix dites graves (alto, ténor et basse) entonnent «Unser Leben währet siebenzig Jahr » pendant que Benno Schachtner chante le choral « «Ach herr, lass dein lieb Engelein » – « Ah Seigneur, laisse ton petit Ange ». Remarquons la figure de style avec la répétition de « Unser Leben » et les valeurs longues des notes pour symboliser l’étendue de la vie. Le thème est répété de façon à supporter les deux couplets du choral. Quel art du contrepoint ! Apprécions également les pianissimi des voix graves sur le motif répété et le soin apporté par le contre-ténor sur ses fins de phrase. Il les laisse délicieusement mourir...

La dernière cantate, figurant au programme, n’est autre que la cantate composée en 1723 à Leipzig, « Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe » BWV 25 – « Il n’est rien de sain en ma chair ». Elle est écrite en six mouvements : chœur, récitatif, aria, récitatif, aria et choral.
Le premier mouvement « Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe vor deinem Dräuen » – « Il n’est rien de sain en ma chair devant ta colère » consacre l’excellente prestation du chœur. Chaque pupitre tient sa ligne de chant même dans les entrées décalées. L’articulation est minutieuse Les départs sont très précis. Les sopranos rayonnent, les altos et ténors apportent l’ombre salutaire et renforcent les sublimes graves des basses.
Le premier récitatif voit son texte relevé avec brio par Reinoud Van Mechelen. Le dramatisme du texte est servi par l’excellente diction du chanteur qui appuie sur certains mots « die Geldsucht » – « la cupidité », « das Grab » – « la tombe », « das Gift » – « le poison ».
Appuyé de l’orgue et du second violoncelliste (Antoine Touche) assurant le continuo, Peter Harvey se lamente langoureusement « Ach, wo hol ich Armer rat ? » – « Hélas, pauvre de moi, où prendrai-je conseil ? ». L’aria est maintenue par une belle profondeur vocale. La basse développe le chant sur un lit de consonnes structurées, formées. L’ornementation est en sustentions.
« O Jesu, lieber Meister » – « Jésus, ô maître bien-aimé » et « Öffne meinen schlechten Liedern » – « Ouvre à mes pauvres chants » s’infléchissent sous la voix légère de Sabine Devieilhe. Le Choral final « Ich will alle meine Tage » – « Je veux consacre tous mes jours » s’exprime d’une voix commune pour rendre gloire au Seigneur.

La jeunesse de Raphaël Pichon n’estompe en rien le « pouvoir » qu’il exerce sur les voix et instruments. Il maîtrise pleinement les mouvements de l’ensemble Pygmalion, à géométrie variable. Les solistes vocaux se déplacent en fonction des besoins de la partition. Tantôt, ils s’unissent au chœur. Tantôt, ils occupent le devant de la scène. En seconde partie, les trombones, les flûtes ont été placés en haut de l’estrade juste devant le chœur qui, lui-même entre jardin et cour, entourait les autres instruments.

Saluons la belle prestation des chanteurs et instrumentistes, restés dans l’ombre de la présente chronique. Ils méritent tout autant nos applaudissements.



Publié le 29 janv. 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND