XVIII° Festival « Bach en Combrailles », du 8 au 13 août 2016

XVIII° Festival « Bach en Combrailles », du 8 au 13 août 2016 ©
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Le bel éclectisme de la Thuringe française

Tout commence en 1998 dans les Combrailles, un merveilleux terroir de l'Auvergne situé au nord-ouest du département du Puy-de-Dôme. Un jeune vétérinaire du cru, organiste à ses heures et passionné par Jean-Sébastien Bach, Jean-Marc Thiallier, installé à Pontaumur, a l'ambition un peu folle de faire doter l'église de ce bourg d'un grand orgue baroque de tribune, susceptible d'y faire connaître et aimer la musique du Cantor de Leipzig. Les pouvoirs publics, sollicités, ne ferment pas la porte, mais lui demandent de viabiliser ce projet en leur démontrant l'intérêt des habitants envers ce répertoire. Thiallier, armé en tout et pour tout de ses amis, de sa famille, de son enthousiasme sans limite et de son énergie à l'avenant, entreprend alors de fonder in loco un Festival d'été consacré à ce compositeur.

À la force du jarret, la greffe prend si bien qu'en quelques saisons la manifestation se fait un nom. C'est un blanc-seing pour l'orgue ! Thiallier a son idée : il veut faire édifier un sosie, si ce n'est un clone, du superbe Wender d'Arnstadt en Thuringe, reconstitué en 1999 mais étrenné en 1703 par un Bach de tout juste dix-huit ans. Les financements publics et privés se voient réunis, et la mise en chantier dévolue en 2002 au facteur creusois (donc voisin) François Delhumeau. Le 1er février 2004 enfin, en présence de tout un gotha politique, religieux et musical d'Auvergne et de Thuringe, l'Orgue de Pontaumur est inauguré par Marie-Claire Alain et Gottfried Preller (le titulaire d'Arnstadt).

Leur ont succédé depuis des virtuoses parmi lesquels Gustav Leonhardt, Michael Radulescu ou Helga Schauerte, cette dernière y ayant fondé l'Académie en 2006. Fort de cet apanage exceptionnel, placé sous le parrainage de la Neue Bachgesellschaft de Leipzig, s'offrant les services internationalement appréciés de Gilles Cantagrel, le Festival consolide encore au fil des ans son ancrage. Sa formule sur six jours avec une large place dévolue à l' « instrument roi » n'est pas sans évoquer son aîné Bach en Drôme des Collines, à Saint-Donat ; il évoque aussi, forcément, l'Académie Bach d'Arques-la-Bataille, voire celle du Bouscat. Il est cependant le seul en France à offrir autant de Bach en un temps si court. L'édition 2016 a de la sorte proposé en maints lieux – pour l'essentiel de belles églises de Combrailles – pas moins de onze concerts (dont la Messe en Si), six auditions d'orgue et une conférence. Nous avons pu assister à cinq de ces événements.

Soucieux de placer le corpus Bach dans son contexte historique et européen, beaucoup de programmes cherchent à éclairer autant son tribut, que sa postérité. Les tout jeunes ensembles Radio Antiqua et l'Escadron Volant de la Reine s'intéressent à ses contemporains, chacun proposant des partitions inédites en perspective de celles du Cantor. Le premier, fort de cinq artistes (violon, violoncelle, théorbe et clavecin ; basson et flûte à bec tenus par la même Isabel Favilla), s'en tient ainsi à des pages aimables et décoratives de Telemann, Heinichen et Vivaldi, adossées à une épatante Sonate pour violon et basse continue BWV 1023, et à la Sonate en trio BWV 527. Leurs individualités sont attachantes et leurs talents certains, surtout du côté de Petr Hamouz au cello, et du rayonnant Giulio Quirici, sur le théorbe de qui semble reposer tout l'édifice. Toutefois, un si mince survol – à peine une heure – d'œuvres plutôt anecdotiques ne peut guère prêter à davantage d'exégèse.

Dans le cas de l'Escadron, le menu est autrement consistant, même si le plat principal n'est, après tout, pas de Bach : il s'agit d'une appropriation par ce dernier du célébrissime Stabat Mater de Pergolesi, retoqué en motet Tilge, Höchster, meine Sünden (« Efface, Très-Haut, mes péchés », BWV 1083). Des Concerti et Sinfonie de Durante, Porpora et Scarlatti sont autant d'épices saupoudrées dans ce festin à l'italienne. Seulement italien ? Bien sûr que non. Bach a toujours manifesté le plus vif intérêt à l'égard des musiques de son temps, lorsqu'il est arrivé à se les procurer, et les Transalpins n'étaient pas les derniers à nourrir ses transcriptions (Vivaldi en est le meilleur exemple). Les treize tercets du Stabat deviennent autant de versets du Psaume LI de David, les mélodies de soprano, d'alto et de cordes sont conservées : voilà pour le copié-collé. Mais Tilge introduit un élément nouveau et important, en confiant à l'alto un rôle autonome, au lieu de le faire jouer platement à l'unisson : Bach était d'ailleurs un altiste consommé. Ce riche pupitre de viola se fait d'autant plus remarquer que l'Escadron Volant, inopinément privé de sa contrebassiste, joue à cinq au lieu de six.

En effet, curieuse vertu de ce handicap, les parties gagnent en lisibilité, en translucidité. En outre, dans les graves, la forte stature du violoncelliste Antoine Touche compense largement. Les autres membres de l'Escadron, dont la haute qualité de son et d'entente laisse augurer une carrière fructueuse, ne sont pas en reste. Clément Geoffroy se montre très inventif aussi bien à l'orgue qu'au clavecin ; sauf dans l'intériorisée Sinfonia a quattro de Scarlatti où la basse continue prend congé. Les deux violonistes brillent au sein du Concerto de Durante qui ouvre ce long théâtre de la contrition de la plus recueillie des manières. Avec Tilge, Eugénie Lefebvre et Mélodie Ruvio régalent, le soprano lumineux et cristallin de l'une complétant les graves poignants et chauds de l'autre. Légers regrets : leur prononciation de l'allemand n'a rien de très « luthérien » – et il est étrange que les versets n'aient pas été également répartis entre les pièces instrumentales, ce qui leur aurait évité d'en assurer neuf d'une traite, avant une pause bien longue. Quoi qu'il en soit, la comparaison de cet éloquent motet avec ce qu'en tireront Damien Guillon et son Banquet Céleste, dans quelques semaines à Ambronay, sera instructive !

Revenons à nos grandes orgues. Le facteur est parvenu à créer un jumeau quasi exact de celui d'Arnstadt, mettant pour cela à profit sa connaissance approfondie du patrimoine organistisque de la Thuringe. Le choix d'un instrument baroque de ce type ne semble pas avoir fait immédiatement consensus : il a fallu rappeler toute la spécificité d'une programmation centrée sur Bach pour que les tenants d'un orgue romantique entendent raison. Le Delhumeau de Pontaumur va même plus loin puisqu'il est réglé, spécificité germanique, au diapason dit Chorton, à savoir 465 Hz, un demi-ton au-dessus du nôtre... en conséquence un ton au-dessus des 415 Hz (Kammerton) retenus pour l'orchestre et la voix historiquement informés. (Dans ses Cantates par exemple, Bach note la partie d’orgue un ton plus bas que la partie du chœur et de l’orchestre.) Cerise – ou étoile – sur le gâteau, Delhumeau est allé jusqu'à conserver un autre germanisme, le Zimbelstern, jeu-carillon d'agrément qui déclenche la rotation d'une étoile sur le buffet !

Afin que les festivaliers puissent profiter au mieux d'un tel joyau, une courte audition est organisée chaque midi, dans le cadre de l'Académie. Nous avons eu le plaisir d'y entendre Emmanuel Arakélian, dont le curriculum vitæ bien garni trahit éclectisme et saine ambition. Son habile transcription du célèbre « Vergnügte Ruh » de la Cantate BWV 170 révèle un toucher très mature pour un garçon si jeune ; mais c'est surtout par le Prélude et Fugue BWV 547 qu'il donne toute la mesure des moyens de cet orgue aux sons nets, généreux et déliés. Transition parfaite avec le « grand » concert de l'après-midi, au cours duquel Éric Lebrun, titulaire de Saint-Antoine des Quinze-Vingts à Paris, régale de diptyques parmi les plus illustres de Bach. Tant pour la Toccata et fugue BWV 565, que pour la Toccata, adagio et fugue BWV 564 ou la Fantaisie et Fugue BWV 542 moins rebattues, ce compositeur et professeur renommé signe une anthologie nerveuse digne des plus fortes lectures (le regretté Isoir, abondamment cité par Cantagrel, est dans tous les cœurs). Maître de l'horizontalité la plus abstraite comme du lyrisme le plus fougueux, il offre la meilleure démonstration des possibilités de l'instrument, dont d'autres facettes non moins séduisantes étincellent dans l'introspectif Choral « Am Wasserflüssen Babylon », ou les jubilatoires Sonates en trio.

Nous l'avons écrit, le Festival souhaite installer aussi Jean-Sébastien Bach dans sa postérité. En trouver une qui soit définie, repérable, n'est pas chose aisée, s'agissant d'un esprit universel ; cependant, le concert dévolu à un très beau Steinway est l'exemple d'un chemin de traverse intelligent à cet égard. Il est étrange que certains puristes vilipendent le jeu des chefs d'œuvres baroques sur un piano moderne. Non seulement celui-ci n'empêche nullement d'apprécier sans modération clavicorde, clavecin ou autre piano-forte, mais encore un pianiste doué prolonge-t-il cette authenticité en conférant quelque chose d'immanent à ces pages, sans les dénaturer. Monument de la littérature pour clavier, la Partita n°2 BWV 826 ne pose pas à l'Anglais Cameron Richardson-Eames de problème technique particulier, le son est rond et (peut-être trop) opulent, mais son approche heurtée, si peu aérée, reste en-deçà des cimes atteintes par les aînés les plus huppés – Nikolayeva, Gould, Arrau, Tureck, Argerich... Le doux Choral du Veilleur (Wachet auf, ruft uns die Stimme), transcrit par Busoni, pèche quant à lui par une une raideur guère cantabile.

Le répertoire romantique et ultérieur, en revanche, sied déjà à cet artiste d'à peine vingt-quatre ans. De Liszt, admirateur revendiqué de Bach, il livre une vision haletante du colossal Après une lecture du Dante, pièce la plus tourmentée des Années de Pèlerinage, dont elle clôt le deuxième cahier « Italie ». D'un demi-siècle postérieure, la rarissime Sonate « 1.X.1905 » de Janaček, thrène désolé à la mémoire d'un ouvrier abattu où s'entend la désespérance de Jenůfa, est de la même âpreté. Un demi-siècle de plus, et ce sont les vingt-quatre Préludes et fugues de Chostakovitch, hommage explicite au Wohltempierte Klavier, écrits pour Nikolayeva dans la foulée du bicentenaire Bach en 1950 : l'hypnotique fugue du septième permet à Richardson-Eames de faire preuve d'une fluidité de mage. Gageons que nous entendrons parler de lui, d'autant qu'il a d'autres cordes à son arc, des cordes vocales ! Issu du Trinity College de Cambridge, il chante d'une fort jolie voix de ténor, comme en atteste son exquis bis « Bring him home », prière de Jean Valjean extraite des Misérables, la comédie musicale de Claude-Michel Schönberg.

Le sésame Jean-Sébastien Bach mène, en somme, à tout. Pragmatique et rigoureux, varié et cohérent, convivial et professionnel, le Festival que des Auvergnats audacieux et persévérants lui ont dédié vient d'atteindre, avec cette dix-huitième édition, le cap de sa majorité. Juvénile à l'instar de presque tous les musiciens qu'il invite, comme eux riche de toutes les promesses, il justifie pleinement que nos vertes Combrailles aient gagné le surnom de « Thuringe française ».


Quelques caractéristiques de l'Orgue François Delhumeau (2004) en l'Église Saint-Pierre de Pontaumur :
2 claviers manuels et pédalier - 22 jeux, 30 rangs -Traction mécanique des claviers et des jeux.
Étendue des claviers : 48 notes (C-c3 - sans premier DO#) - Étendue du pédalier : 26 notes (C-d1 - sans premier DO#)
Accouplements : POS/GO (à tiroir), GO/PED - Tremblant – Zimbelstern (carillon) : 2 (C,G)
Diapason : A=465 Hz -Tempérament : légèrement inégal (Neidhart 1700).

Publié le 06 sept. 2016 par Jacques Duffourg-Müller