Bach masqué en Combrailles

Bach masqué en Combrailles ©A. Thiallier - L’ensemble Les Timbres au Festival Bach en Combrailles, le 15/08/2020
Afficher les détails
Un format réduit mais un plaisir maximal

Le XXIème festival Bach en Combrailles, comme la majorité des Festivals de l’été 2020, a été contraint de réduire drastiquement son offre de concerts. D’habitude le festivalier se voyait proposer, pour une dizaine de jours mi-août, entre dix et quinze concerts en différents lieux autour et dans Pontaumur. Les Combrailles désignent une petite région située aux confins des départements du Puy-de-Dôme, de l’Allier et de la Creuse, regorgeant de vertes collines et de rivières charmantes (telles que les gorges de la Sioule), d’une population d’un peu moins de 50 000 âmes, pour 99 communes. Au milieu de ce décor plutôt bucolique, l’église de Pontaumur a étonnamment bénéficié de la construction d’une copie de l’orgue d’Arnstatd (où Jean-Sébastien Bach a séjourné de 1703 à 1707 en tant qu'organiste). Cette copie, construite en 18 mois par François Delhumeau, facteur d'orgues à Baboneix (Creuse), et inaugurée en 2004 par Marie-Claire Alain, est depuis touchée entre autres par les plus grands organistes « baroqueux », lors de multiples concerts. Le nom de ce festival « Bach en Combrailles », découle logiquement de cette alchimie pour le moins originale.

Vincent Morel (organiste), actuel directeur du festival, après avoir concocté un « festival habituel » dévoilé début mars 2020, a été contraint, pour des raisons évidentes de santé publique, de réduire le nombre de concerts, après avoir, un bref moment, envisagé l’annulation pure et simple. Il a finalement cédé à la pression, toute amicale, des bénévoles de l’association pour organiser quatre concerts et deux présentations de l’orgue de Pontaumur (par Jean-Luc Ho), dans cette église singulière, les 15 et 16 août derniers.

On peut noter que le fait d’avoir adapté la « cérémonie du concert » aux contraintes imposées par les normes sanitaires en vigueur (pas d’entracte, distance minimale entre spectateurs, y compris d’une même famille, en nombre limité et surtout port obligatoire du masque) ; implique une vision très étrange des spectateurs par l’interprète. C’est ma position de spectateur dans la nef, avec une place très latérale, qui a inféré cette question… une vision un peu « post-nucléaire », légèrement angoissante (à mon sens), dont il faudrait certainement étudier l’impact sur l’interprétation des musiciens, ainsi que l’éventuelle modification du degré d’écoute des auditeurs… questions, pour le moment, sans réponses.

Sur les quatre concerts proposés cette année, nous allons rendre compte uniquement des deuxième et quatrième : l’Ensemble Les Timbres dans un programme de Sonates en Trio allemandes avec violon, viole de gambe et clavecin (samedi 15 août à 16h) et le début de l’intégrale des Suites pour violoncelle seul de Bach par Elena Andreyev (dimanche 16 août à 21h).

L’excellence du jeune Ensemble les Timbres

La Sonate en Trio est une forme très utilisée par les compositeurs baroques, largement répandue en Europe, mais sous des formats (notamment pour l’instrumentarium et le nombre de mouvements) assez différents. Comme son nom l’indique, elle repose sur trois voix, généralement structurées en deux dessus (deux violons, deux flûtes,…) et une basse (clavecin ou orgue ...), bien que J.S. Bach ait composé des sonates en trio pour orgue seul ! En général les musicologues considèrent que Claudio Monteverdi a écrit la première sonate en trio, même si, très rapidement, dans certaines villes italiennes, (Rome, Naples à la suite de Mantoue et Venise), nombre de compositeurs s’y sont essayés, en rendant la paternité incertaine. Mais cette forme instrumentale dont le violon, instrument italien par excellence, devient le vecteur essentiel, a rapidement essaimé hors d’Italie. En Angleterre, Henry Purcell en est l’exemple frappant (voir la chronique The London Album). En l’Allemagne, on notera les compositeurs Dietrich Buxtehude, Johann Heinrich Schmelzer (c. 1623 - 1680), August Kühnel (1645 - c. 1700), pour ne citer que les plus importants. En France, Marin Marais et François Couperin (qui utilise le terme de Sonade au lieu de l’italien Sonata) en ont réalisé une abondante production. Le concert proposé par les Timbres, était ainsi entièrement organisé autour des sonates en trio allemandes avec violon, gambe et clavecin.

Créé il y a une dizaine d’années, le trio Les Timbres avec Yoko Kawakubo au violon, la violiste Myriam Rignol et le claveciniste Julien Wolfs, a très rapidement reçu des prix internationaux comme le Premier prix au Concours de Musique de chambre de Bruges en 2009. Depuis, au concert, comme au disque (le premier en 2014, le quatrième annoncé pour 2020), ils emportent critique et public dans un même bonheur musical. Virtuosité, qualité de l’écoute entre les trois musiciens, beauté du son et joie évidente de se retrouver, nous avons à notre tour été transportés. Le programme n’était pourtant pas des plus aisés avec les Sonates en Trio de compositeurs allemands des XVIIème et XVIIIème : D. Buxtehude (1637-1707), Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714), Johann Philipp Krieger (1649-1725), Jean-Sébastien Bach (1685-1750, pour une adaptation des sonates BWV 1027 et 1039) et Georg Philipp Telemann (1681-1767).

Pour la première sonate de Buxtehude (Sonata III, Opera prima, 1694) on notera pour les mouvements deux et trois (Lento, Vivace), une façon de soutenir les sons d’une rare finesse, apanage des grands interprètes, qui remplit de joie à l’écoute, tant l’implication des trois interprètes et leur complicité fait mouche. On attend ainsi avec impatience le prochain CD de l’ensemble, justement consacré aux deux cahiers des Sonates en Trio de Buxtehude. La sonate d’Erlebach (compositeur assez méconnu, suite à la destruction, lors d’un incendie en 1734, d’une grande partie de ses œuvres) a été une vraie découverte. Cette Sonata Terza des VI (les six seules qui nous soient parvenues) utilise la scordatura au violon. Cet accord inhabituel n’est pas sans rappeler ceux de Heinrich Biber (1644 – 1704) à la même époque (même si Biber a composé peu de sonates en trio) et nous a emmenés fort loin dans l’art du violon, difficile mais véritable joyau, intense, qu’il faudrait entendre à nouveau.

Bien que J.S. Bach n’ait pas composé de sonate en trio pour l’ensemble violon/ gambe/ clavecin, les interprètes ont réalisé un mélange de la BWV 1027 pour clavecin et viole de gambe et de la BWV 1039, initialement pour deux traversos et basse continue (que Bach lui-même avait déjà remaniée à partir de la BWV 1027). Alternant mouvements rapides et lents, de forme hiératique ou populaire, pour finir avec une belle fugue (que Bach réutilisera plus tard), ce fut un moment rare, mettant une nouvelle fois en évidence que les adaptations/arrangements pour d’autres instruments que les initiaux, sont tout à fait licites et adéquats quand ils sont réalisées dans une optique musicologique proche des instruments utilisés, par des interprètes, qui en connaissent parfaitement le maniement. En contraste, les sonates de J.P. Krieger ou G.P. Telemann, sont finalement « assez banales », dans le style « usuel » des compositeurs de l’époque. Celle de Telemann, compositeur très (trop ?) prolifique, montre une évolution vers le style galant, que Mozart, l’un des derniers à écrire une sonate en trio « classique », saura mener à son plus haut niveau (Trio en si bémol pour deux violons et violoncelle, K. 266, en deux mouvements, souvent qualifié d’ « étrange »…).

Seuls bémols, dans certains passages un léger déséquilibre sonore a momentanément éclipsé le clavecin. De même, l’équilibre entre les trois musiciens a été assez rapidement trouvé, après seulement quelques minutes de flottement (dommage pour la première sonate de Buxtehude). Somme toute, les aléas d’un concert, que l’on avait certainement un peu oubliés et que l’on est si heureux de retrouver !

Le voyage initiatique d’Elena dans les Suites pour violoncelle seul de Bach

Les six Suites pour violoncelle seul de Bach, sont une montagne escarpée que tout interprète rêve de gravir avec succès. Certes moins abruptes (à la fois techniquement, et en termes de complexité de composition) que celles pour violon, elles n’en constituent pas moins l’un des sommets de l’œuvre pour cet instrument. Pourtant, que de discussions autour de ces compositions ! On n’en connaît avec précision, ni la date de composition (probablement entre 1717 et 1723), ni le lieu (certainement à Köthen), ni le dédicataire (il y a, bien sûr, beaucoup de propositions sur le type d’instrument à utiliser), ni les circonstances, ni le manuscrit original (seules trois copies différentes existent, aucune de la main de Bach) ! Elles sont toutes écrites sous la forme d’une « suite de danses avec Prélude » toujours dans le même ordre : Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Menuet, Gigue (dans certaines suites, les Menuets sont remplacés par des Bourrées ou des Gavottes). En fait, elles n’ont été publiées qu’en 1825 à Vienne, mais sans grand succès semble-t-il. En fait, c’est Pablo Casals qui les révéla au public à partir de 1901. Depuis c’est une avalanche d’enregistrements… plusieurs fois même pour certains interprètes.

Pour le concert du 16 août au soir, la violoncelliste russe Elena Andreyev, que l’on connaît pour son approche méticuleuse et profonde des compositions qu’elle aborde, aussi bien pour le baroque que pour la musique contemporaine, nous a proposé un extraordinaire concert avec les Suites numéros 4, 2 et 3 (pourquoi celles-là et dans cet ordre ?). Certes, il était initialement prévu une soirée avec deux entractes et les six Suites, mais cela aurait été trop complexe pour satisfaire les contraintes sanitaires. Donc finalement, un seul concert, sans entracte, seulement une pause sans que le « public masqué » ne bouge. On notera que l’instrumentiste a également enregistré (entièrement bien sûr !) ces Suites pour violoncelle seul en deux parutions datées de 2016 et 2019 pour le label Son an ero (label breton indépendant, installé dans le pays de Morlaix) ; le lecteur intéressé pourra en lire le compte-rendu de mon confrère Jean-Stéphane Sourd Durand dans ces colonnes.

Le violoncelle équipé de cordes en boyaux et accordé au diapason 415, nous a illuminés toute la soirée avec un son magnifique, moiré, velouté, constamment contrôlé par l’interprète, le tout avec une économie de moyens assez admirable. Difficile de parler de tous les moments intenses de cette prestation. On retiendra la Sarabande de la Suite n°4, tant l’intimité d’Elena avec son instrument nous a touchés, ce mouvement nimbé d’une atmosphère inquiétante et étrange… la vision des masques ? Assurément, la Gigue finale de cette même suite, fut le plus beau moment de cette soirée avec ce mouvement perpétuel, d’une redoutable difficulté. Autre moment majeur le Prélude de la Suite n°2, un mouvement continu de gammes, avec utilisation de doubles cordes (rarement utilisées dans ces Six Suites). Un seul espoir : que l’on puisse entendre à nouveau Elena Andreyev pour l’édition 2021 avec l’intégrale de ces compositions. Cela serait trop dommage pour les absents de 2020 et une grande joie d’écouter l’ensemble des Six suites (pour tous les spectateurs) … d’une traite !



Publié le 09 sept. 2020 par Robert Sabatier