Bach - Sarbacanes

Bach - Sarbacanes ©
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À la recherche du Paradis perdu

À l’heure où nous écrivons, ce concert date de quelques mois. Celui-ci prend au regard des événements récents que nous venons de traverser et qui continuent de peser sur notre quotidien et notre avenir une résonance toute particulière. Certes, les musiciens de l’excellent ensemble Sarbacanes dont j’avais déjà eu l’occasion de dire grand bien (lire mon compte-rendu d’un concert consacré à la musique allemande au XVIIIème siècle dans l’église de Champtoceaux) ne sont pas des prophètes. Mais ayant choisi de servir Bach, ils ne pouvaient que soulever des questions essentielles. Qui sommes-nous ? Vers quoi allons-nous ? Pourquoi traverser tant de tribulations ? Pouvons-nous espérer une fin (dans tous les sens du terme) heureuse à l’issue de notre périple terrestre ? C’est dire l’ambition d’un programme conçu avec une rare intelligence pour nous plonger dans une « cantate imaginaire », qui ne se borne point ici à enchaîner les extraits célèbres mais convie l’auditeur à une mise en abyme. En effet, Johann Sebastian Bach, parmi son vaste corpus de cantates, a adopté, pour certaines d’entre-elles, la forme particulière du dialogue sacré (Dialogus ou Concerto in Dialogo). Très différentes des pages mobilisant le chœur et un ensemble instrumental parfois conséquent, ces pages arborent un caractère plus intime. Pétries de symbolisme, celles-ci exposent un drame où se cherchent mutuellement l’âme chrétienne (figurée par la voix de soprano) et la Vox Christi. Parfois, la mélodie du choral chanté au soprano incarne l’assemblée des croyants quand le pécheur, sur le chemin de la conversion, trouve son reflet vocal dans la basse. Piochant dans ces « dialogues » où prélevant des mouvements de cantates qui s’y apparentent, les deux parties, s’organisant de part et d’autre d’un sermon imaginaire, offrent un drame amplifié dans ses dimensions, conduisant de la chute originelle génératrice de souffrances aux retrouvailles mystiques, source d’une félicité éternelle.

Saluons ce projet de « recréer une dramaturgie interne » et l’intense dimension spirituelle qui se dégage de ce concert, auquel le sur-titrage réalisé par Louis Alix apporte un éclairage déterminant, permettant à l’auditeur, germanophone ou non, de mieux saisir encore les enjeux textuels, ici essentiels. Une mise en espace très sobre sait également illustrer, au travers des éloignements ou rapprochements entre protagonistes, les différentes pérégrinations des personae, qu’il s’agisse des voix mais aussi des instruments qui en constituent souvent le miroir ou le prolongement. Soulignons également les qualités architecturales de cette cantate de cantates, évitant tout manichéisme qui juxtaposerait deux parties que tout opposerait. Au contraire, l’organisation subtile permet d’alterner des pièces aux tonalités sombres avec d’autres qu’éclaire le mode majeur. L’absence d’instrument à cordes conduit parfois aussi à quelques aménagements qui apportent de bien belles surprises. En témoigne par exemple cette sinfonia introductive de la cantate Bwv 21. Au lieu de l’habituel dialogue violon et hautbois, ce sont ici les deux merveilleux instruments à anche qui leurs lignes ornées, nous plongeant presque dans une sonate de Zelenka. Les excellents Neven Lesage et Gabriel Pidoux font preuve du début à la fin d’un jeu remarquable, aux sonorités rondes et chaleureuses et d’une justesse jamais prise en défaut malgré l’extrême difficulté de ces instruments. Ils savent colorer arias et duos d’accents tantôt douloureux, tantôt réconfortants voire jubilatoires. La page introductive de la Bwv 58 sonne très française, les rythmes pointés étant bien marqués (ce que bien des chefs oublient…) et donne au trio auquel s’ajoute le délicieux et si parlant basson d’Alejandro Pérez une allure idoine. Touchant un très joli orgue positif, Loris Barrucand offre un soutien très efficace, tant pour le continuo que dans des pages qui le mobilisent comme obligato. Ainsi, dans la Bwv 49, il s’octroie la partie virtuose que devait tenir le cantor dans l’aria de basse en ut dièse mineur, aux insistantes formules de triolets de doubles croches, pleines de pièges. A contrario, un choral orné sert de méditation afin d’offrir une transition, permettant aux voix comme aux instruments à vents, très sollicités, de reprendre souffle.

De prime abord, Caroline Arnaud semble quelque peu en retrait par rapport à Renaud Bres. Il faut dire que l’entrée en matière déclamatoire de la cantate Bwv 199 (Mein Herze schwimmt im Blut) n’a vraiment rien de facile. Mais cette première impression ne tient pas, au contraire, plus on avance dans le concert, plus sa voix nous ravit, planant complètement dans les chorals ou faisant preuve d’une réelle sensualité comme dans l’aria introductif de la Bwv 32 (Liebster Jesu mein Verlangen). Dans l’aria de la Bwv 97 (Ich hab mich ihm ergeben), l’ambiance est encore tout autre et c’est un sourire d’une grâce infinie que nous offre son soprano, dans une page tardive (1734) où pointe le style galant, souligné d’allègres festons des hautbois. Renaud Bres est impressionnant de présence, tant sur le plan spatial que vocalement. Il joint à une voix magnifiquement timbrée, des qualités de projection et des talents d’acteur qui rendent chacune de ses interventions des plus vivantes. Lui aussi sait parfaitement illustrer les affects propres aux différentes pages, témoignant de l’inquiétude dans la Bwv 131, de l’attente du fiancé dans la Bwv 49 ou de la confiance dans Bwv 197, sur un pas dansé (Ich lasse dich nicht).

Plus encore, les duos attestent d’une connivence certaine entre ces deux voix, ce qui nous vaut de très beaux moments. Le duo de la cantate du veilleur (Bwv 140, Mein Freund ist mein) attribue au hautbois solo des traits virtuoses de doubles croches figurant la joie de la rencontre mystique entre l’âme et le Christ. Après la ritournelle introductive, les voix s’emparent du matériau initial pour le développer dans un joyeux dialogue : Mein Freund ist mein, Und ich bin dein. Après avoir été séparés spatialement, les chanteurs se retrouvent en communion. Mais c’est sans doute celui de la Bwv 194 qui émeut le plus. Issu d’une cantate composée pour l’inauguration de l’orgue de Störmthal (dans les environs de Leipzig), ce duo aux couleurs pastorales repose sur un texte de toute beauté, dont les paroles :  O wie wohl ist uns geschehn, Dass sich Gott ein Haus ersehn ! (Ô comme c’est merveilleux pour nous, Que Dieu ait choisi une maison) résonnent comme l’illustration tangible du bonheur conjugal du couple Johann Sebastian/ Anna Magdalena, qui aurait bien pu chanter cette page dans la sphère domestique. Amoureusement, les hautbois tissent une trame qui enrobe de délicates arabesques un chant rempli de tendresse. Le choral final, où les instruments suppléent aux voix qui manquent, vient refermer ce moment d’élévation.

Souhaitons à Sarbacanes de pouvoir vivre de telles retrouvailles avec son public. Ce programme ambitieux et si beau le mérite, que ce soit en concert ou pour un enregistrement.



Publié le 23 juin 2020 par Stefan Wandriesse