Battle baroque - L'Achéron

Battle baroque - L'Achéron ©Bertrand Pichène
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L’art baroque de l’improvisation

Si les œuvres des compositeurs baroques sont désormais familières dans les concerts et les enregistrements, il ne faut pas oublier qu’à l’époque de leur création elles cohabitaient avec une production musicale à la fois riche et éphémère, celle des improvisations. Celles-ci prenaient des formes variées. Les deux principales étaient la diminution et la basse obstinée. La première est attestée dans le Tratado de Glosas (Traité de Glose) du violiste et compositeur tolédan Diego Ortiz (ca. 1510 – ca. 1575), publié dès 1553 : elle consiste pour l’interprète à montrer sa virtuosité en enrobant d’ornements une mélodie, d’où son nom de « glose ». Le traité d’Ortiz expose les différentes manières d’ajouter ces ornements. Cette technique est également appelée diminution, car les notes ajoutées diminuent l’intervalle entre les notes de la mélodie originelle. La succession plus rapide des notes va d’ailleurs susciter à une course à la virtuosité instrumentale tout au long du XVIIème siècle.

L’autre grande technique d’improvisation est celle de la basse obstinée, qui consiste à répéter une même formule mélodique ou harmonique à la partie la plus grave. Elle est probablement issue de la danse, car les premières basses, qui se fixent dès le XVème siècle, puisent leur nom dans la tradition chorégraphique de cour ou populaire : parmi les premières on retiendra évidemment la célèbre chaconne (ciaconna en italien) ou la gaillarde, parmi les secondes la tarentelle (ainsi nommée parce qu’elle était censée constituer un remède au tarentisme, sorte de léthargie observée dans le sud de l’Italie, indûment attribuée à une morsure de l’araignée tarentule). La basse obstinée va de son côté largement inspirer les compositeurs du XVIIème siècle et au-delà, pour leurs œuvres écrites. Les deux techniques pouvaient aussi se combiner au sein d’un même morceau, afin de décrire différents états, comme on aimait à le faire dans le madrigal. Ainsi, dans le célèbre Lamento della Ninfa (1638) de Monteverdi, les variations toujours changeantes évoquent le feu de la passion, face à la basse implacable qui incarne l’amour déçu.

Si ces techniques ont été décrites à partir du milieu du XVIème siècle et se sont largement développées au siècle suivant, il est également certain qu’elle proviennent d’époques bien plus anciennes. Ainsi la tarentelle est attestée dès le Moyen Age dans la région de Tarente, elle est peut-être elle-même l’héritière des Saturnales romaines. On sait aussi que les improvisations ont occupé une grande place dans le quotidien des compositeurs, au moins jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Au XIXème siècle, l’improvisation cède le pas à la partition aux indications précises, dont le métronome permet de retrouver précisément la durée des notes voulue par le compositeur, et qui tendent ainsi à transformer l’interprète en simple exécutant d’une notation réglée dans les moindres détails par son concepteur. Mais cette éclipse sera de courte durée : au début du XXème siècle, l’improvisation revient en force, en particulier avec le jazz. Et la latitude offerte à l’interprète pour déterminer le diapason, voire l’entière orchestration d’un morceau, n’est certainement pas pour rien dans la renaissance du baroque au début des années 1980, face à un répertoire classique quelque peu figé dans sa méticuleuse précision, qui réduit inexorablement le champ de l’inventivité de l’interprète.

On connaît l’intérêt de l’ensemble L’Achéron dirigé par François Joubert-Caillet pour explorer les chemins de traverse du répertoire baroque (lire en particulier la chronique consacrée à L’orgue du Sultan). Le programme de cette soirée dans la collégiale d’Ambronay mêle morceaux classiques du répertoire baroque (notamment le célèbre Lamento della Ninfa, et d’autres œuvres du grand Monteverdi) et pièces populaires ou anonymes, tous revus à l’aune de l’improvisation. Celle-ci sera donc à la fois vocale et instrumentale, ce qui en augmente considérablement la difficulté, et excite notre curiosité, avec il faut bien le dire une légère appréhension concernant le résultat obtenu…

Le Passamezzo Antico d’ouverture se signale d’emblée comme un festival sonore qui voit s’enchaîner et se combiner les interventions des principaux instruments de la formation : des percussions rythmées, des vents (cornet,trombone, doulciane, flûtes) opulents, des cordes au grain rond qui font résonner la basse obstinée… Les pièces orchestrales du concert, qui alternent de manière à peu près régulière avec les parties chantées, témoignent toutes de la qualité de ces improvisations instrumentales : la variété des sonorités, la richesse des solos et ensembles, des reprises et des enchaînements si parfaitement réglés entre les musiciens que de rares signes nonchalants et à peine perceptibles de François Joubert-Caillet suffisent pour en préciser les tempi… La Bergamesque soutenue par le clavecin particulièrement et fluide de Philippe Grisvard, sur lequel viennent se poser trombone et cornet, puis tambourin et flûte, dans un ensemble d’une grande fraîcheur, où François Joubert Caillet gratte sa viole directement de se doigts, à la manière d’une guitare, a particulièrement séduit l’assistance, qui l’a chaleureusement applaudie.

Les Folies d’Espagne se taillent également un beau succès, avec un clavecin toujours particulièrement onctueux, les violes de Sarah van Oudenhove et François Joubert Caillet, et la harpe délicatement rythmée de Marie-Domitille Murez ; les percussions, sous forme de castagnettes, apportent avec conviction l’indispensable couleur locale, et couronnent un éblouissant final, là encore largement applaudi. On retiendra encore la vaillante Gaillarde napolitaine, qui débute également sous les auspices de la harpe, et dont l’ébouriffant numéro de virtuosité de François Joubert Caillet à la viole, appuyé par les percussions, emmène sans peine le reste de la formation sur un rythme décoiffant !

Encore une fois, toutes ces improvisations sont tellement bien préparées, les enchaînements si bien « huilés » qu’elles présentent la même rigueur d’exécution qu’une partition écrite, tout en conservant une spontanéité et une fraîcheur qui en constituent la signature. Mais c’est évidemment dans les parties chantées que cette complicité entre les interprètes est la plus impressionnante, car les instruments doivent on seulement être ajustés entre eux, mais aussi évidemment avec le chant. Celui-ci est confié à Chantal Santon-Jeffery, soprano rompue au répertoire baroque dont elle constitue une incontournable référence (lire notamment nos chroniques Pygmalion et L’art orphique de Charpentier et Purcell). Le timbre est clair et lumineux, les attaques fermes et précises, et la ligne de chant particulièrement expressive.

Le Se dolce il tormento donne lieu à un joli solo du cornet enchanteur de Lambert Colson, et la dernière strophe (Se fiamma d’amore) est précédée d’un émouvant solo de violon de . L’orgue de Yoann Moulin se fait envoûtant dans le Piangono al pianger mio de Sigismondo d’India, tandis que la soprano exprime son désespoir à travers de longs mélismes d’une grande noblesse, avant un vigoureux final tutti mené par les tambourins, et couronné par de chaleureux applaudissements. Les tambourins soulignent également l’allégresse du O che nuovo miracolo d’Emilio de Cavalieri, sur une basse insistante de violon. Une Jeune Fillette de Jehan Chardavoine narre le désespoir d’une jeune fille séparée de son fiancé et envoyée au couvent, que traduit Chantal Santon-Jeffery dans un timbre de fraîcheur juvénile, doté d’une diction exemplaire accentuée à la manière de l’ancien français.

Les plus belles découvertes de ce concert d’improvisations demeurent toutefois deux classiques de Monteverdi, qui se trouvent totalement transfigurées par cette approche novatrice. Le cornet de Lambert Wilson se fait à nouveau éblouissant dans le Lamento della Ninfa ; ses plaintes saccadées entrecoupent avec brio un violon enflammé. Chantal Santon-Jeffery y déploie une belle expressivité, tandis que ses aigus agiles enchantent nos oreilles. Le Zefiro torna est attaqué avec entrain par des instrumentistes particulièrement inspirés, qui se relaient avec bonheur sur un continuo vigoureux. Les éclats cristallins de Chantal Santon-Jeffery emmènent l’ensemble du plateau dans un irrésistible mouvement ascensionnel, qui culmine sur un final pyrotechnique, déchaînant les applaudissements !

Le public ravi multiplie les rappels, et L’Achéron n’offrira pas moins de deux bis en remerciement. Il reste à espérer que le programme de ce concert fasse l’objet d’un enregistrement, tant il offre un regard neuf sur des œuvres connues et fréquemment enregistrées dans leur version scripturale.

Le Festival offrait de poursuivre cette soirée d’improvisations baroques par un autre concert, Le jazz et la Pavane. L’ensemble Les Sacqueboutiers (sacqueboute – qui est le trombone baroque, cornet, orgue électronique et percussions) s’était joint pour la circonstance à celui des Jazzmen (piano, trompette, trombone, contrebasse et batterie). Le programme était constitué de pièces espagnoles et italiennes des XVI et XVIIèmes siècles (Diego Ortiz, Juan Vasquez, Michelangelo Rossi, Tarquinio Merula, Andrea Falconiero et Mateo Flecha), arrangées par Philippe Léogé, pianiste des Jazzmen. Le résultat en est surprenant : le cornet rivalise avec la trompette, l’orgue électronique rythme avec la batterie une étonnante basse continue... L’esprit d’improvisation du jazz y revisite avec talent les thèmes musicaux du premier baroque, dans des rythmes entraînants, comme dans ces improvisations sur La Cetra amorosa de Merula, particulièrement applaudie par le public, ou dans la Passacaille et Chaconne de Falconiero. On y retrouve aussi des rythmes de ballade tout à fait réussis, comme dans le villancico Con qué la lavaré de Vasquez. Le concert s’achève sur l’ensalada El Fuego de Mateo Flecha, le maître du genre, dans une improvisation particulièrement réussie. C’est à nouveau une chaconne qui est proposée dans le bis réclamé par les spectateurs.

Une bien belle soirée, qui illustre la place de l’improvisation dans le répertoire baroque, et ses liens avec le répertoire contemporain.



Publié le 13 oct. 2019 par Bruno Maury