Beauté Barbare - Les Musiciens de Saint-Julien

Beauté Barbare - Les Musiciens de Saint-Julien © Pierre Benveniste. De gauche à droite : Josef Zak, Amaryllis Billet, Diane Chmela, François Lazarevitch, Iurie Morar (caché), Hélène Richaud, Pierre Rigopoulos
Afficher les détails
Voyage enchanté en Europe centrale et orientale en compagnie de Telemann

« J'ai fait la connaissance ici et à Cracovie de la musique polonaise et morave dans sa beauté authentique et barbare... » témoigne Georg Philipp Telemann (1681-1767) dans son autobiographie. Dans d'autres écrits, Telemann évoque avec enthousiasme les soirées passées dans les tavernes de Pologne à écouter les danses et musiques populaires de ce pays. Telemann avait 24 ans quand il fut nommé Kapellmeister à la cour du comte Erdmann von Promnitz en Silésie à Sorau (aujourd'hui Zary en Pologne). Ces fonctions lui donnèrent l'occasion de visiter Cracovie et Pszczyna, et de faire la connaissance du folklore polonais et morave.

Les danses polonaises étaient jouées par des groupes opérant dans les auberges ou en plein air et comportant un violon, une cornemuse polonaise, un trombone basse et un régale (orgue portatif). C'est ainsi que Telemann les entendit et les nota dans son manuscrit TWV 45. En somme, la démarche de Telemann préfigure les recherches ethnomusicologiques que Bela Bartok (1881-1945) réalisera deux siècles plus tard lors de voyages dans les campagnes hongroises, slovaques et roumaines et dans des contrées plus lointaines (Algérie). Quand Telemann s'appropriera cette musique, il l’insérera dans l'art de cour et incorporera des mouvements entiers d’inspiration polonaise dans ses propres œuvres. On peut d'ailleurs dire la même chose de la plupart des musiques d'Europe Centrale acclimatées par les compositeurs classiques qu'il s'agisse des danses hongroises de Brahms ou bien des danses roumaines de Bartok, écrites pour les instruments de l'orchestre classique. Cela sera aussi l’option de l’ensemble Holland Baroque dans leur enregistrement Telemann Polonaise qui utilise une formation baroque composée de trois violons, un alto, un violoncelle, un théorbe et un clavecin et dont nous avons fait une recension.

La démarche artistique de François Lazarevitch et des Musiciens de Saint Julien est très différente. Ils ont considéré les musiques de Telemann influencées par l’Europe de l’Est, sous un angle plus vaste, étant donné que ces musiques provenaient non seulement de Pologne mais également de Moravie (contrée située dans l’est de la Tchéquie), de Slovaquie, de Hongrie, de Roumanie et de Turquie. Pour refléter ces influences, François Lazarevitch et ses musiciens ont choisi un instrumentarium dans lequel, aux instruments traditionnels que sont la flûte, les cordes et l’archiluth, sont ajoutés le cymbalum, la cornemuse polonaise, le cistre et une généreuse percussion comportant le zarb d’origine perse, le davul roumain ou turc, le baraban caucasien. Selon François Lazarevitch, il n’était pas question ici d’une reconstitution ethnomusicologique mais d’une tentative de transmettre à l’auditeur l’esprit de ces musiques d’Europe centrale et orientale. Il s’agissait aussi de « goûter au plaisir de cette énergie intemporelle et créer un objet artistique nouveau, poétique, réjouissant et coloré ». Ce projet, disons-le maintenant à l’écoute du concert de l’A.M.I.A., a totalement atteint son but.

Il est utile de rappeler ici, grâce à un exemple, le système de classification des œuvres de Telemann. TWV 52:a1 représente un concerto pour flûte à bec, basse de viole et orchestre. Dans cette dénomination, le chiffre 52 signifie qu’il s’agit d’un double concerto, la lettre a indique la tonalité (majuscule = majeur, minuscule = mineur) et donc la mineur, le chiffre 1 stipule que l’on a affaire à la première œuvre composée dans cette tonalité et dans ce genre musical. Dans TWV 55:E1, 55 signifie une suite d’orchestre, E = mi majeur, 1 = œuvre n° 1 dans cette tonalité, etc…Ce système donne ainsi une carte d’identité pour chaque œuvre.

Le concert consistait en vingt cinq pièces parmi lesquelles des œuvres de Telemann inspirées par l’Europe centrale et orientale ainsi que des musiques populaires de Pologne, Moravie, Slovaquie, Roumanie,… Après deux mélodies polonaises introduites par un roulement de tambour et privilégiant la cornemuse et le cymbalum, le concert se poursuivait avec deux mouvements Hanaskÿ et Hanacoise originaires de Moravie, extraits de suites pour orchestre de Telemann, respectivement TWV 55:E1 et TWV 55:E2 dans lesquels la flûte est accompagnée par une musette. On restait en Moravie avec une envoûtante chanson traditionnelle de cette province, Dyz sem sla z kostela, interprétée divinement par Hélène Richaud et accompagnée par le violon langoureux de Josef Zak et le cymbalum magique de Iurie Morar. On n’insistera jamais assez sur l’importance du cymbalum qui confère à ces musiques une grande partie de leur saveur et de leur poésie.

D’inspiration résolument polonaise, le Concerto pour flûte traversière TWV 51:D2 donnait à François Lazarevitch l’occasion de donner la mesure de son immense talent dans les quatre mouvements à la grande flûte traversière et à la petite flûte. L’accompagnement orchestral fourni permettait à Amaryllis Billet (violon) et Diane Chmela (alto) de montrer l’étendue de leur talent. Dans le vivace final, une Polonaise endiablée en forme de rondo, la petite flûte dialoguait dans les couplets avec le violon et le cymbalum.

Les danses de Slovaquie (Manuscrit Uhrovska, 1730) qui suivaient commençaient avec un solo très délicat d’archiluth (Eric Bellocq) accompagné discrètement par les pizzicati du violoncelle. Les superbes danses intitulées Hungaricus, étaient comme leur nom l’indiquait, d’inspiration hongroise avec des accelerandos typiques et un rôle important donné au cymbalum et aux violons. Au milieu s’épanouissait une chanson polonaise, Hajdukugymy, interprétée par Hélène Richaud. On retournait en Moravie avec le Manuscrit de Rostock TWV 45 qui fut pour Telemann une source d’inspiration. Deux danses appelées toutes deux Hanac avec la musette et les cordes, galvanisaient le public. Suivait un mouvement intitulé Vitement dont la partie centrale endiablée était accompagnée par un cistre (Eric Bellocq). Braul Oltenesc, une mélodie traditionnelle de Roumanie au rythme très sauvage, était scandée par Pierre Rigopoulos au baraban (tambour du Caucase).

Telemann a incorporé dans certaines suites d’orchestre des mouvements d’inspiration provenant de contrées plus lointaines, c’est le cas des Moscovites TWV 55:B5, arrangée pour flûte traversière, cistre et cymbalum. A l’instar des Trembleurs dans l’Isis de Jean-Baptiste Lully, les traits instrumentaux et les touches scintillantes du triangle évoquent ici le froid qui paralyse les corps et les âmes. Dans la suite TWV 55:D7, Telemann insère une pièce nommée Les Janissaires. Même chose dans la pièce Mezzetin en Turc, tirée de la suite TWV 55:B8. Cymbales, violons à l’unisson et percussion confèrent à ces deux pièces un caractère ottoman assez évident.

Pierre Rigopoulos faisait ensuite une brillante démonstration de l’usage du zarb en interprétant une pièce, Détour autour, composée par Jean-Pierre Drouet, spécialiste mondialement reconnu de cet instrument. Hélène Richaud interprétait ensuite de sa voix sensuelle et chaleureuse, Nisko slonko, une chanson traditionnelle polonaise simplement accompagnée par le cymbalum et les cordes, parmi lesquelles se détachait l’alto expressif de Diane Chmela.

La Sonate en trio en si mineur TWV 42:h2 pour flûte traversière, violon et continuo possède six mouvements dont plusieurs d’inspiration balkanique. François Lazarevitch a réuni deux mouvements de cette sonate, un Adagio du concerto Polonaise TWV 51:D3 et une mélodie traditionnelle de Roumanie, Hora din canal. Cette mélodie roumaine magnifiquement chantée par Hélène Richaud de sa voix vibrante, était accompagnée par la flûte, les belles improvisations de Josef Zak au violon et le cymbalum de Iurie Morar. Hélène Richaud entonnait ensuite une magnifique chanson traditionnelle de Slovaquie, Veselo Se Dzivce, adaptée par Josef Zak. Cet arrangement donnait au cymbalum et à la percussion un rôle important. Josef Zak subjuguait le public par sa vélocité et son art merveilleux de l’improvisation au violon. Le concert se terminait avec la suite de danses slovaques du Manuscrit Uhrovska (1730). Une danse échevelée jubilatoire, Olas, dans laquelle François Lazarevitch intervenait brillamment avec la petite flûte serbe, frula, concluait le concert.

Le public conquis et enchanté par cette démonstration de dynamisme et d’énergie ne sacrifiant jamais la musicalité, fit une ovation aux artistes et obtint deux bis: une chanson de taverne roumaine et une improvisation de François Lazarevitch à la frula.



Publié le 17 nov. 2023 par Pierre Benveniste