Besonders raffieniert - Tasto Solo

Besonders raffieniert - Tasto Solo © WDR/ Thomas Kost
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Une combinatoire complexe

La musique vocale et instrumentale du XVème siècle est souvent qualifiée de nos jours d’« ars subtilator ». Car les compositeurs de cette période ont laissé des œuvres d’un raffinement inouï, comportant des changements de rythmes, d’harmonies et de tonalités. Ce raffinement a pu laisser supposer que ces morceaux étaient destinés à un cercle restreint d’aristocrates et d’amateurs. Certains musicologues ont aussi qualifié ce style de « maniériste », voire « décadent ». L’historien de la musique Willi Appel a même émis l’hypothèse que ces pièces avaient été composées non pour être exécutées mais uniquement pour démontrer l’habileté de leurs auteurs en matière de composition...

Pour tenter de mieux les approcher il importe de les replacer dans leur contexte historique et musical. Au plan historique, l‘Europe occidentale connaît au XVème siècle une période agitée. Les épidémies de peste qui sévissent depuis le XIVème siècle ont réduit considérablement les populations (entre un tiers et 40 %, selon les historiens). Des températures anormalement froides obèrent les récoltes, frappant les survivants de famines. Les seigneurs et les abbayes accablent ces survivants d’impôts, pour tenter de préserver leurs revenus face à la baisse des contribuables et à la hausse du prix des denrées. La situation politique est également troublée. En France, la guerre de Cent Ans ravage le territoire. La papauté elle-même est divisée entre Avignon et Rome, dont les papes s’excommunient mutuellement… L’autorité déclinante de l’Église permet toutefois à une aristocratie fortunée d’afficher et de développer son goût pour les arts, et tout particulièrement la musique. Aussi cette période fut parfois qualifiée de « printemps du Moyen-Age pour les arts et d’automne pour l’humanité ».

L’évolution du contexte musical explique aussi l’avènement d’une musique plus savante. Dès le Haut Moyen-Age, les moines qui pratiquaient le chant grégorien avaient mis en place une première notation sommaire des notes : les neumes, ancêtres de nos notes modernes. La hauteur des notes était indiquée de manière rudimentaire, en plaçant les neumes au-dessus ou en-dessous des précédents, en fonction de leur caractère ascendant ou descendant. Au XIème siècle, le bénédictin Guido d’Arezzo imagina les portées. Mais ces notations ne permettaient pas d’indiquer le rythme. Ce n’est qu’au début du XIIIème siècle que l’on mit au point les proportions actuelles des notes, en les divisant en moitié, quart et huitième. Cette notation plus précise ouvrait le champ à des nouveautés en matière de composition : les musiciens pouvaient désormais exécuter le morceau au plus proche de ce que souhaitait le compositeur.

Suivant de près la construction des grandes cathédrales gothiques (au XIIIème siècle), l’« Ars nova » se répand au XIVème siècle depuis Paris dans la France entière et le nord de la péninsule italienne. Grâce aux progrès de la notation musicale, Guillaume de Machaut peut diffuser efficacement ses compositions. Mais cette musique nouvelle provoque aussi des réactions d’hostilité. Dans un décret datant de 1324/1325, le pape Jean XXII bannit l’Ars nova de la liturgie catholique. Toutefois, à partir de 1370, une variante plus complexe de l’Ars nova se développe dans le sud de la France et en Italie du nord. Les compositeurs reprennent alors des œuvres antérieures, dont ils modifient le rythme ; ils prennent aussi des libertés avec la mélodie et n’hésitent pas à introduire des dissonances, qui créent un effet de surprise. Les textes chantés sont parsemés de devinettes et de jeux de mots, qui en confirment le caractère ludique destiné à un auditoire éduqué. Cette musique raffinée séduit aussi dans les châteaux de Castille et d’Aragon, grâce au soutien du roi d’Aragon Jean Ier, dit Jean le Chasseur. Barcelone devient à cette époque un point de ralliement des chanteurs, instrumentistes et compositeurs. Les archives de la couronne d’Aragon témoignent d’ailleurs de l’intensité de la vie musicale à la cour, à travers des lettres, des comptes-rendus, des factures d’achat ou de réparation d’instruments...

Pour explorer ce répertoire, l’ensemble Tasto Solo mobilise un instrumentarium original : une harpe gothique (de proportions modestes), deux vièles à archet, un organetto (sorte de modèle réduit d’orgue, porté sur le bras et muni d’un soufflet à main) et un clavicymbalum (ancêtre médiéval du clavecin, également constitué de cordes pincées). L’ensemble accueille trois chanteurs : Anne-Kathryn Olsen (soprano), Marine Fribourg (mezzo) et Victor Sordo (ténor). Ceux-ci sont confrontés à une écriture vocale très particulière, dans laquelle le texte (le plus souvent en ancien français ou en latin) disparaît quasiment dans l’enlacement des ornements, de sorte que même avec les paroles sous les yeux il est parfois difficile de suivre certains morceaux… On mesure par là à quel point cette écriture est savante et ornée, et destinée à magnifier la voix et ses techniques.

Je me merveil/ J’ay pluseurs fois ouvre le concert. Il s’agit d’une ballade à trois voix de Jacob de Senleches (XIV-XVème siècle), dont la structure nous surprend : la première partie (Je me merveil) est chanté par les deux interprètes féminines, la seconde partie (J’ay pluseurs fois) étant attribuée au ténor. Comme de nombreux morceaux de ce concert, elle est extraite du Codex Chantilly (Manuscrit de Chantilly, Bibliothèque du musée Condé).

Passerose de beauté, ballade à trois voix (extraite du Codex Chantilly) de Trebor (XIV-XVème siècle), s’ouvre sur un joli prélude instrumental au clavicymbalum. Là encore les deux femmes interviennent dans la première partie, le ténor chantant seul dans la seconde. Cette disposition est inversée dans le Fuions de ci (ballade à trois voix, extraite du Codex Chantilly) de Jacob de Senleches, ouverte par le ténor, rejoint ensuite par la soprano puis la mezzo, et que nous avons particulièrement appréciée.

Quant joyne cuer (ballade à trois voix, extraite du Codex Chantilly) de Trebor est sans doute l’une des plus belles pièces de ce concert, avec son long prélude à la harpe, son rythme nerveux animé par les attaques des vièles et ses ornements tournoyants. Chantée par Anne-Kathryn Olsen, la ballade se signale par sa fraîcheur et sa délicatesse. Suit un Alleluya en chant grégorien, qui rappelle les origines latines et religieuses de ces transcriptions raffinées.

Le motet à 4 voix Impudenter/ Virtutibus laudabilis/ Alma redemptoris mater de Philippe de Vitry (1291-1361) est extrait du Manuscrit d’Apt (cathédrale Sainte-Anne, Bibliothèque du Chapitre).Le triplum introductif mobilise soprano, mezzo puis ténor ; le Virtutibus laudabilis mobilise les accords tourbillonnants et virtuoses du clavicymbalum, avant l’Alma redemptoris mater final, chanté par le ténor : le public a beaucoup apprécié ce morceau, chaleureusement applaudi.

La harpe de mélodie (virelai à trois voix, extrait du Manuscrit de Chicago, Newberry Library) de Jacob de Senleches nous offre un intermède instrumental. Elle débute sur un solo de harpe, rejointe ensuite par le clavicymbalum. Les notes résonnent clairement dans l’église de la Kreuzkirche.

La ballade à quatre voix Armes, amours/ O flour des flours (extraite du Codex Chantilly) de Franciscus Andrieu (XIVème siècle) est un hommage à la mémoire de Guillaume de Machaut, dans des échanges empreints de tristesse entre Marine Fribourg et Victor Sordo.

Le motet à cinq voix Pantheon abluitur/ Apollonis eclipsatur/ Zodiacum signis de Bernard de Cluny (XIVème siècle) nous donne à nouveau l’occasion d’entendre le surprenant orgue miniature, qui restitue un son aussi envoûtant que ses grands frères… Le triplum introductif, qui réunit les trois chanteurs, est brillamment enlevé. S’enchaîne une nouvelle ballade de Jacob de Senleches, En attendant, espérance conforte (ballade à 3 voix du Codex Modena, extraite du Manuscrit de Modène, Biblioteca Estense). Puis Anne-Kathryn Olsen entame de son timbre perlé la ballade En seumeillant (extraite du Codex Chantilly) de Trebor, avant un finale à trois. Et c’est un virelai (vive danse médiévale) à 3 voix de Jacob de Senleches, En ce gracieux temps (extrait du Codex Chantilly), qui conclut ce concert dans un joyeux entrain, et sur des ornements particulièrement raffinés.

Le public salue longuement les musiciens de Tasto Solo d’applaudissements bien mérités. Rappelé, l’ensemble offre en bis une brève et joyeuse polyphonie à trois voix, à nouveau très applaudie.

Soulignons encore une fois la qualité de la programmation de ces 49. Tage Alter Musik in Herne, qui couvrent un large répertoire, allant de la musique médiévale aux classiques de la fin du XVIIIème siècle (le festival de cette année s’est achevé sur Idoménée de Mozart – voir notre chronique) en faisant appel à des ensembles musicaux d’une grande qualité, venus de l’Europe entière. Ce festival, organisé chaque année vers la mi-novembre par la radio publique allemande WDR (West Deutsche Rundfunk), mérite assurément d’être connu des amateurs de musique ancienne.



Publié le 08 déc. 2024 par Bruno Maury