Boris Goudenow - Mattheson

Boris Goudenow - Mattheson ©Birgit Gufler
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Le Boris de Mattheson, ou l’invraisemblable épopée d’un opéra oublié

Johann Mattheson (1681- 1764) est un compositeur quelque peu oublié aujourd’hui. Il joua pourtant un rôle de premier plan dans la musique allemande durant la première moitié du XVIIIème siècle. Fils d’un percepteur des impôts, il reçut une éducation générale et musicale très complète, apprenant à jouer de différents instruments de musique et à chanter. Il est formé à la musique italienne par Conradi, et bénéficie également de la protection de Reinhard Keiser, qui lui apprend la composition lyrique. Enfant il chante comme sopraniste dans les chœurs de l’opéra de Hambourg Am Gänsemarkt, puis à partir de 1697 comme ténor soliste. En 1699, à l’âge de dix-huit ans il crée dans ce même opéra son premier ouvrage lyrique, Die Plejades (Les Pléiades). Il se lie aussi d’amitié avec le jeune Haendel, de quatre ans son cadet, et pour lequel il chantera le rôle masculin principal lors de la création de l’opéra Almira en 1705. Ensemble ils rendront visite à Buxtehude à Lübeck.

Dans ses nombreux traités musicaux il milite résolument pour l’affirmation d’un style allemand autonome, contre l’imitation du style italien qui prévalait alors en Allemagne, ce qui l’entraîne dans des controverses animées. En 1722, il fonde le Critica Musica, premier périodique musical du Saint Empire, dont il publie vingt-quatre numéros jusqu’en 1725. Il y relate des événements musicaux et y publie également des extraits de sa correspondance avec des compositeurs allemands contemporains, dont Haendel, parti entre-temps en Italie puis en Angleterre. A partir de 1728 une surdité croissante l’oblige à abandonner ses fonctions musicales ; il composera néanmoins jusqu’en 1760.

Parallèlement à cette vie musicale féconde il devient en 1706 le secrétaire de sir John Wilch, ambassadeur d’Angleterre. En raison de sa position privilégiée à l’embouchure de l’Elbe, Hambourg joue un rôle important dans le commerce avec les pays qui bordent la mer du Nord et la Baltique. Sa richesse excite toutefois la convoitise de ses voisins, notamment le Danemark qui la jouxte et la puissante Suède qui contrôle la Baltique. Vieille ville hanséatique à l’organisation politique plus ou moins autonome, elle dépend nominalement des princes de Hanovre, qui peinent à assurer sa défense. L’Angleterre essaie de jouer un rôle tampon dans les conflits, afin de préserver l’indépendance de ce port, stratégique pour son propre commerce. Mattheson, qui a épousée une Anglaise en 1709, se voit confier des missions diplomatiques importantes dans ce jeu complexe. C’est dans ce contexte qu’il compose en 1710 son opéra Boris Goudenow.

L’intrigue principale est très simple, et peut se résumer en quelques mots. Le tsar Théodore, physiquement affaibli, nomme son beau-frère Boris gouverneur de Moscovie. Celui-ci a cependant de plus hautes ambitions. Le tsar mourant propose son sceptre à plusieurs notables de son entourage, qui tous le refusent. Boris feint à son tour de refuser le pouvoir, et s’exile dans un couvent avec sa sœur Irina, veuve du défunt tsar. Répondant à une manifestation populaire qui réclame son retour aux affaires, appuyée par une demande formelle du prince Gavust, il accepte finalement le trône à la joie générale. A cette intrigue principale se superposent d’autres intrigues politico-amoureuses. Le prince russe Fedro est amoureux d’Irina. Gavust et Josennah, deux princes étrangers, courtisent tour à tour Olga, princesse russe, et Axinia, fille de Boris. Cette dernière a un faible pour Gavust. Josennah tente de se servir des deux princesses pour servir ses ambitions politiques. Mais ses manœuvres sont dénoncées au tsar par Gavust et Fedro ; le nouveau tsar dans sa magnanimité pardonne à Josennah, qui se réconcilie avec Olga. Boris peut alors bénir trois unions, qui vont couronner le lieto finale : Axinia et Gavust, Olga et Josennah, Irina et Fedro.

A lire cette intrigue apparemment neutre (et très éloignée du drame de Pouchkine que mettra en musique Modeste Moussorgski deux siècles et demi plus tard) on pourrait être surpris du sort réservé à l’opéra de Mattheson : celui-ci ne fut en effet jamais représenté ! A y regarder de près cette intrigue était en effet étroitement intriquée dans le contexte diplomatique et politique où se mouvait alors Hambourg. Les princes « étrangers » Gavust et Josennah constituent deux allusions, assez transparentes pour les contemporains, au duc de Suède Gustav (1568 – 1607)) et au duc du Danemark Johann (1580 – 1602). Le titre complet de l’opéra se révèle peu élogieux pour l’empire russe : Boris Goudenow oder Der durch Verschlagenheit erlangt Thron oder Die mit der Neigung glücklich verknüpfte Ehre, que l’on pourrait traduire par : Boris Godounov ou la Conquête sournoise du trône ou Quand les honneurs sont liés à l’inclination amoureuse. C’est en effet par la ruse, le refus feint de Boris d’accepter le trône, qu’il va l’obtenir plus sûrement à la suite d’un mouvement populaire, et sur l’injonction formelle du boyard Fedro, amoureux de sa sœur… Hambourg ne pouvait évidemment risquer de menacer ses intérêts commerciaux avec la Russie de Pierre le Grand, qui s’affirmait alors comme une nouvelle puissance militaire et diplomatique de la Baltique, en déplaçant sa capitale à Saint-Pétersbourg. Des raisons musicales ont également été avancées pour expliquer cette non-création : l’ouvrage comportait trop de difficultés techniques pour les chanteurs, davantage rompu au style et aux exigences vocales plus mesurées des opéras de Keiser. Quoiqu’il en soit, l’opéra de Mattheson semble bien n’avoir jamais été représenté de son vivant au prestigieux théâtre Am Gänsemarkt, fondé en 1678, et qui demeura longtemps le seul théâtre lyrique permanent du Saint-Empire.

Et l’œuvre faillit disparaître à tout jamais, suite aux bombardements de la seconde guerre mondiale, qui provoquèrent l’incendie de la bibliothèque de Hambourg où se trouvait le manuscrit original du livret, écrit par le compositeur. La partition fut finalement retrouvée par le juriste et organiste Johannes Pausch dans des caisses de documents saisis par l’Armée Rouge, envoyées en Arménie et restituées par Erevan à l’Allemagne en 1998. L’œuvre fut créée le 29 janvier 2005 à Hambourg, où elle fut reprise en 2007, et à Boston en 2005. Il semble que Mattheson ait tiré la matière de son livret dans un ouvrage d’Erasmus Francisci, publié en 1672 à Francfort, et qui reprenait une chronique de l’histoire russe (la Regni Muscowiti Sciographia) publiée en 1615 par le voyageur suédois Peter Petraeus à Stockholm et traduite en allemand à Leipzig en 1620. Au plan musical on retrouve l’alternance (aujourd’hui surprenante mais tout à fait commune dans la production lyrique allemande de cette époque – voir nos chroniques Octavia et La Pastorelle) entre airs et récitatifs en allemand et airs en italien.

La production du Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck nous permet d’accéder à cette œuvre, rarement donnée depuis son exhumation au début des années 2000. La mise en scène foisonnante de Jean Renshaw, qui émaille régulièrement les scènes d’allusions à l’actualité contemporaine (des effigies de Poutine en arrière-plan, ou un écriteau Stop the steal emprunté aux dénégations de Donald Trump et de ses partisans lors des dernières élections aux Etats-Unis, pour n’en citer que quelques-unes), n’en facilite toutefois pas vraiment la lecture. Ces « clins d’œil » ne semblent pas relever d’un fil conducteur commun qui leur donne un sens ; de plus ils s’empilent avec trop de fréquence, ce qui a tendance à brouiller le déroulé de l’intrigue (heureusement assez simple, comme on l’a dit plus haut). Cette mise en scène brouillonne recèle cependant quelques choix assez convaincants, comme le serviteur Bogdan du livret confié à un comédien grimé en ours, témoin actif et comique de l’intrigue (mais qui du coup nous prive des airs composés pour un protagoniste chanteur). Les décors de Lisa Moro, plutôt dépouillés eux, sont simples et efficaces, à l’image de la grande table avec sa maquette du Kremlin qui réunit les protagonistes sous un lustre monumental et évoque la localisation de l’intrigue. Les éclairages de Leo Göbl laissent l’ensemble de la scène dans une semi-pénombre, tandis que les séduisants costumes d’Anna Ignatieva scintillent au premier plan, le tout formant un ensemble agréable à regarder.

La distribution est confiée à des jeunes interprètes de différentes nationalités possédant un bon niveau musical mais dont la notoriété n’est pas encore établie, pour la plupart finalistes du prestigieux Concours de chant Cesti l’année précédente. Elle rassemble pas moins de trois basses. Le français Olivier Gourdy, également ancien de l’Atelier lyrique d’Opera Fuoco entre 2017 et 2020, incarne le rôle-titre. Ses airs sont toutefois en nombre assez réduit (nous en avons noté quatre, dont deux en italien). Nous avons particulièrement aimé le Io felice e fortunato qui conclut le second acte, chanté avec beaucoup d’aisance, et dont les séduisants ornements graves, augmentés lors de la reprise, témoignent d’une belle longueur de souffle. Il se montre également à l’aise dans les airs allemands (Empor ! soll mein steter et Wer vergnüget hersschen will), dans lesquels il affiche un phrasé fluide et une franche assurance Mentionnons également une expressivité tant vocale que corporelle tout à fait convaincante.

Le tsar Theodorus correspond également à un rôle assez court. La jeune basse ukrainienne Yevhen Rakhmanin, autre finaliste du concours Cesti 2020, parvient cependant à lui donner une intensité scénique exceptionnelle, en mobilisant avec énergie les ressources de la mise en scène. On le voit ainsi tout à tour apparaître au début du premier acte poussé sur son fauteuil roulant par sa fille, puis s’avançant en titubant sur sa canne jusque sur la table où il prend place sur son trône, enfin subclaquant dans son fauteuil mais cramponné à son immense croix d’or : le chanteur brûle les planches par sa présence et son sens théâtral. Cette dimension vient brillamment compléter ses qualités vocales : des graves sonores jusque dans des profondeurs caverneuses, une diction soignée tant en allemand (Steine, die die Krone zieren) qu’en italien (dans le bouleversant Nella man).


Le tsar Theodorus, sa fille Axinia et le prince Gavust © Birgit Gufler

La basse serbe Sreten Manojlovic, lauréat du concours Cesti 2020 et ancien élève de la Universität für Musik und darstellende Kunst (Ecole de Musique et des Arts Scéniques) de Vienne incarne le boyard Fedro. Chacun de ses airs est un régal pour nos oreilles, qu’il s’agisse d’airs allemands (Birge dich, ou le magnifiquement orné Ein heimlisches Hoffen qui conclut avec brio le second acte) ou italiens (le Sei crudele, qui révèle des aigus insoupçonnés lors de la reprise). Le registre étendu est plutôt celui d’un baryton-basse, la technique parfaitement maîtrisée et le phrasé fluide dans les deux langues. Gageons que ce jeune chanteur est promis à une belle carrière internationale. Il a du reste récemment participé au Jardin des Voix de William Christie.

Deux ténors viennent compléter ce trio de basses, avec chacun un style très différent. Le ténor Eric Price incarne un prince Josennah plus séducteur que véritablement comploteur. Il s’avère brillant dans l’air de séduction Sei vaga cara e bella, et dans les duos avec ses partenaires féminines (Ist war Schöner’s avec Axinia et surtout le joli Wieder uns avec Olga qui ouvre le troisième acte). Le ténor catalan espagnol Joan Folqué passe avec un réel enjouement de la colère à la séduction, du sérieux au comique, et nous avons beaucoup apprécié son jeu scénique particulièrement expressif, y compris lorsqu’il épie depuis le fond de la scène et derrière de larges lunettes de soleil les agissements de son rival ou la fidélité de sa bien-aimée. A l’acte II son Will sich die Liebe rächen, debout sur la table et armé d’une pelle, constitue un numéro de bravoure aussi irrésistible qu’impeccablement chanté, tandis que quelques scènes plus tard l’air parodique de séduction Se il cor, chanté à Irina à travers un téléphone, nous fait rire de bon cœur. A l’acte III son Was wiederseh’n joyeusement enlevé entraîne le spectateur dans la réjouissance. Son duo de l’acte I avec Axinia (Trennet euch nimmer) est également très réussi.

Du côté des femmes la distribution réunit deux sopranos et une mezzo. La française Julie Goussot, soprano (Axinia) a également été récompensée au concours Cesti 2020 (Prix du Public). Son premier air, E quella, quella, accompagné par le seul clavecin, met en valeur son timbre aérien aux agréables aigus nacrés. On la retrouve avec plaisir à l’acte III pour un Son più dolci, qui illumine une beuverie généralisée des femmes. Rappelons aussi ses duos équilibrés avec Josennah et Gavust. La soprano belge Flore Van Meersche incarne Irina, épouse de Theodorus et sœur de Boris, avec une expressivité soignée. Les attaques sont nettes et tranchantes dans le Die Neigung wiederspricht. Dans le Liebt jemand seine Qual elle fait preuve d’un phrasé délicat, mis en valeur par l’accompagnement discret des cordes grattées. La mezzo allemande Alice Lackner (Olga) offre à Josennah et aux spectateurs un joli numéro de charme italien (Alma mia), son phrasé allemand est particulièrement agréable à l’oreille (Wer liebe).

Outre les duos, mentionnons également les nombreux ensembles, à trois ou à quatre, à la présence originale dans un opéra seria, et tout à fait savoureux à l’écoute, comme le trio Wer die geliebten Augen (premier acte), ou encore le surprenant canon à 4 Birgst du, Sonne qui ouvre le second acte. L’orchestre Theresia, sous la direction inspirée d’Andrea Marchiol, nous restitue la riche et originale partition de Mattheson, qui révèle au passage quelques influences françaises, comme le rythme pointé de l’ouverture ou la chaconne qui précède le chœur final. Le continuo est dense, le théorbe de Rui Staehelin affirme nettement sa présence sonore (en particulier dans le canon Birgst du, Sonne). Les parties purement orchestrales sont jouées avec conviction, tandis que dans les airs la densité de l’orchestre respecte un soigneux équilibre sonore avec le volume des voix.



Publié le 21 sept. 2021 par Bruno Maury