Le Bourgeois Gentilhomme - Molière

Le Bourgeois Gentilhomme - Molière ©Marie Clauzade
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Le rêve éveillé du Bourgeois

Nous connaissons à peu près tous la pièce, souvent découverte sur les bancs de l’école, et parfois même apprise pour des représentations scolaires de fin d’année. Le Bourgeois Gentilhomme est sans doute l’une des pièces de Molière les plus connues dans l’espace francophone, voire dans le monde entier. Ses intermèdes musicaux, dont le fameux ballet qui accompagne l’intronisation du « Grand Mamamouchi », résultent de la collaboration d’un Molière rendu célèbre par ses succès antérieurs (notamment Les Précieuses ridicules, créées en 1659) avec Jean Baptiste Lully. Tous deux ont la faveur du jeune Louis XIV, et la collaboration « des deux Baptiste » donne bien vite naissance à un genre nouveau et quelque peu hybride, la comédie-ballet. Rappelons-en brièvement le contexte.

D’un côté le public français avait découvert avec intérêt et gourmandise l’opéra italien quelques décennies plus tôt. L’Orfeo de Luigi Rossi avait été donné dès 1647 dans cette même salle du Palais-Royal, désormais aux mains de la troupe de Molière. Mais malgré les étonnantes machines de Giacomo Torelli l’obstacle de la langue – qui empêche de saisir toutes les subtilités de l’intrigue - limite bientôt son succès. D’un autre côté le théâtre français, inspiré par les auteurs du Siècle d’Or espagnol mais aussi par le fonds comique des représentations foraines, est en plein développement. Le concept d’associer étroitement théâtre et musique ne pouvait manquer d’apparaître. L’idée n’est à vrai dire pas entièrement nouvelle, car nous savons que les pièces des théâtres ambulants étaient parfois accompagnées d’un ou de quelques musiciens. La nouveauté porte plutôt sur la qualité des pièces associées, et sur la part croissante prise par la musique . Le Mariage forcé (1664) et Monsieur de Pourceaugnac (1664) sont les premières comédies-ballets résultant de cette collaboration. Et celle-ci est d’autant mieux accueillie à la Cour que le jeune Roi ne dédaigne pas de danser dans les ballets : il se produira en public pour la dernière fois en 1670, dans la comédie-ballet Les Amants magnifiques. La comédie-ballet constitue donc un genre à la durée particulièrement éphémère, qui s’effacera rapidement lorsque Lully fondera le genre de l’opéra français. Elle n’en constitue pas moins une étape historiquement nécessaire, qui nous a laissé quelques témoignages de grande qualité, figurant de nos jours parmi les fleurons du patrimoine littéraire et musical français.

Mais revenons au Bourgeois Gentilhomme, qui nous offre une belle démonstration de la façon dont les deux Baptiste concevaient la comédie-ballet. La musique de Lully pour le ballet du Grand Mamamouchi participe éminemment à ce sommet burlesque de la pièce. Elle témoigne aussi du goût de l’exotisme, récemment renouvelé en France par l’ambassade de Soliman Aga, envoyé du sultan ottoman Mehmed IV, qui avait suscité la curiosité de la Cour et des Parisiens. La transposition musicale qu’en donne Lully est célèbre. Surtout elle constitue la première « marche des janissaires » de la musique européenne, premier élément d’une tradition qui se poursuivra jusqu’au XVIIIème siècle - à travers notamment L’Enlèvement au Sérail de Mozart. Moins célèbre mais tout aussi intéressant, le Ballet des Nations qui clôt la représentation comporte des airs en français, mis aussi en italien ou en espagnol, mélange que l’on retrouvera plus tard, par exemple chez Campra (L’Europe galante, 1697) ou chez Grétry (La Caravane du Caire, 1783). Sa chaconne au rythme lancinant annonce déjà la magnifique chaconne qui précède le double chœur final dans Amadis (1684). On le voit, l’inspiration de Lully dans les intermèdes musicaux de la pièce n’a rien à envier au génie théâtral de Molière.

L’Opéra Royal programme assez régulièrement des productions musicales du Bourgeois Gentilhomme. En 2016 avait été ainsi donnée une version mise en scène par Denis Podalydès et dirigée par Christophe Coin (lire le compte-rendu très complet de notre confrère dans ces colonnes, qui rappelle également les circonstances de la création de l’œuvre et en retrace l’argument). Celle-ci devrait d’ailleurs être reprise lors de la prochaine saison 2019/20. La production de cette soirée, dûe au metteur en scène Jérôme Deschamps – qui en assure également le rôle-titre – propose un point de vue légèrement décalé par rapport aux versions habituelles. Monsieur Jourdain n’y est pas « un ridicule sottement ambitieux » (notice de présentation) mais « un bourgeois qui s’ennuie et qui désire s’élever, quitter la vie routinière qui l’ennuie, et devenir « un homme de qualité » par la culture ». Cette approche ne gomme heureusement pas l’aspect comique du personnage, qui nous semble un des ressorts essentiels de la pièce ; elle lui donne au contraire un petit supplément d’âme, en mettant en avant sa naïveté et son empressement à vouloir tout découvrir, explication assez convaincante de son immense crédulité. Elle permet aussi de faire briller tout ceux qui s’empressent autour de lui, à des fins très intéressées, bien entendu, mais qui doivent contribuer à le distraire.

Et aussi bien entendu à distraire le spectateur. De ce point de vue la mise en scène nous gâte, avec notamment la présence régulière de trois danseurs, les costumes (signés Vanessa Sannino) aux couleurs tantôt sobres (qui jouent entre blanc et noir, en particulier pour les différents maîtres qui défilent dans les premières scènes) tantôt extravagantes (le vert criard de l’habit ou de la perruque lors de l’essayage) et le décor simple (création de Félix Deschamps), orné d’un balcon amovible en péristyle, sur lequel s’avance monsieur Jourdain au son… des premières notes du Te Deum de Charpentier ! Excellent concept aussi que ces morceaux de paroi qui se découvrent pour révéler de petites scènes de théâtre, qui matérialisent et prolongent le rêve. Ainsi, quand monsieur Jourdain chante Je croyais Jeanneton, un hilarant intermède de bergers embraie, s’achevant sur une partie de crêpes et un chœur ! Le spectacle est particulièrement vivant, et les actes défilent comme dans un rêve, le rêve voulu par monsieur Jourdain...

Jérôme Deschamps est, il faut le souligner, tout à fait à son aise dans le rôle de ce bourgeois rêveur et crédule. Mine chafouine et gestes démonstratifs à l’appui, il vit pleinement son rêve éveillé jusqu’à son élévation au rang de grand Mamamouchi, ballet dans lequel il s’implique totalement, avec l’inévitable maladresse de celui qui veut bien faire sans rien comprendre. Son triomphe jubilatoire dans la scène de l’habillage, et puis sa parade suivi de ses deux laquais, sont aussi des moments emblématiques de ce rêve devenu réalité. Les moments comiques attendus sont très réussis, en particulier la fameuse scène des voyelles, et sa confuse restitution à madame Jourdain. La pièce s’achève sur une monumentale et délirante réalisation de son rêve, poussé dans un petit char doré par Covielle tout autour de la scène, puis emplissant la salle de la fumée de son narghilé (peut-être garni d’une substance illicite…) depuis le haut de son balcon : ce Jourdain rêveur n’a-t-il pas gardé tout simplement son âme d’enfant ?

Josiane Stoleru s’affirme comme une madame Jourdain solide et rationnelle, dont la fermeté et le réalisme tentent vainement de s’opposer aux folles entreprises de son époux. Son ton ferme et impérieux, son refus répété d’entendre toute explication juste avant le dénouement final, portent haut et fort la voix de la raison. La Nicole de Pauline Tricot émaille son bon sens du mordant populaire, qu’elle manifeste non seulement dans ses attitudes (ah cette partie de fou rire qui la fait se rouler par terre à la vue de monsieur Jourdain en habit !) mais aussi de petits gestes adroitement placés : secouer les draps à l’arrivée des danseurs du maître de danse, envoyer la vapeur d’un fer à repasser lors de l’arrivée de Dorante,...

Amoureux transi gagné un instant par le doute, le Cléonte d’Aurélien Gabrielli s’attire nécessairement la compassion du spectateur, et sa complicité dans la farce qui va suivre pour pouvoir convoler avec la belle Lucile. Ses effets comiques appuyés sont particulièrement réussis, dans l’inénarrable scène où il s’enivre avec Covielle, ou encore dans la scène du mariage, lorsqu’il surgit habillé en Grand Turc, monté sur son cheval factice ! Sans aucune once de vulgarité, il suscite le rire par la gouaille qui épanouit son visage, assortie de quelques gestes bien choisis. Son serviteur et complice Covielle (le truculent Vincent Debost) est impayable de la scène de la beuverie, dont il alimente la fontaine à plusieurs reprises à l’aide d’un petit réservoir ! On le retrouve habillé en turc de pacotille pour jouer un désopilant interprète de son maître. Nous avons aussi beaucoup aimé son maître d’armes bravache au premier acte, lançant ses ordres drus et menaçant avec son fleuret.

Le couple des deux aristocrates dégage beaucoup de noblesse. Guillaume Laloux (Dorante) passe sans peine du cynisme envers monsieur Jourdain aux accents de l’amour sincère et éperdu pour Dorimène, qui le rend touchant. Sa diction est précise, avec la légère pointe d’affectation qui rappelle son rang. Dans son incarnation du maître de danse, le même acteur, affublé d’un habit à tutu rose, en rajoute à souhait dans la préciosité pour camper un personnage maniéré et imbu de lui-même, s’évertuant à enseigner à monsieur Jourdain les grâces du menuet ! La Dorimène de Pauline Deshons demeure altière avec son prétendant, mais elle se gausse sans façon de ce bourgeois qu’elle méprise, sans savoir que c’est lui qui paie les faveurs dont la couvre Dorante… Dans la scène du repas elle s’acoquine toutefois de bonne grâce avec ce Jourdain rustaud, qui assomme sous ses yeux ébahis le cochon posé sur un plat d’un grand coup de masse, puis en retire un saucisson et des tranches de jambon (sous pochette plastique !) qu’il lui offre benoîtement, et à son plus vif plaisir. Cette parodie du banquet de Trimalcion constitue un moment savoureux de la production.

La Lucile de Flore Babled développe sa fougue juvénile pour s’opposer au projet de mariage arrangé par son père. La surprise n’en est que plus grand lors de son consentement à épouser le fils du Grand Turc, qu’elle entoure de comiques minauderies. Citons encore Jean-Claude Bolle-Redat, maître de philosophie d’anthologie à la perruque ébouriffée, qui explique doctement à monsieur Jourdain la différence entre prose et vers, ou la prononciation des voyelles. Sans oublier Sébastien Boudrot, tour à tour maître de musique prétentieux au crâne surmonté d’une improbable tresse noire dressée à la verticale et tailleur plein d’affectation, qui pousse la cupidité jusqu’à récupérer les pourboires distribués par monsieur Jourdain à ses assistants.

Et la musique dans tout cela ? Tantôt dirigeant les Musiciens du Louvre, tantôt appuyé sur le rebord de la fosse pour mieux observer le spectacle, Marc Minkowski semble l’incarner tout au long du spectacle, lançant les accords d’une danse ou les premières notes d’un air pour mieux rehausser l’intrigue. Cette musique renforce naturellement la dimension du rêve, elle crée une mise en abyme de la pièce de théâtre. Notons au passage le choix judicieux des airs populaires qui émaillent la pièce, et nous retracent une atmosphère musicale aux antipodes de la musique savante de Lully. Les quatre chanteurs de la distribution s’y investissent pleinement, et en multiplient les effets comiques grâce à leurs geste et à quelques accessoires. Dans le Ballet des Nations final, ils montreront au contraire leur talent à restituer la partition du Surintendant à travers les différents airs et le chœur final. Enfin n’oublions pas les trois danseurs, qui nous accompagnent régulièrement durant le spectacle, depuis la leçon de danse jusqu’au ballet final précité. Ah que ce rêve de monsieur Jourdain fut doux à nos yeux et à nos oreilles !



Publié le 26 juin 2019 par Bruno Maury