Le Bourgeois Gentilhomme - Molière - Lully

Le Bourgeois Gentilhomme - Molière - Lully ©Château de Versailles Spectacles
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Le rire au carrefour des trois arts

Emportés par les applaudissements enthousiastes saluant la représentation du Bourgeois Gentilhomme en cet après-midi du 5 juin 2016, nous peinons à imaginer l’accueil glacial réservé à la création de l’œuvre, le 14 octobre 1670, au château de Chambord. Si l’on en croit Etienne Le Font de Saint-Yenne (L’ombre du grand Colbert - 1752), les courtisans et les marquis conviés aux chasses royales demandèrent au Roi d’annuler sa programmation au motif que cette comédie était « faite uniquement pour amuser le vil peuple ». Le Roi s’y refuse. Pendant la représentation, il reste silencieux. Molière tremble, les courtisans jubilent. Contre toute attente, le Roi demande à la revoir. A la fin de la pièce, il convoque l’auteur et lui aurait dit : « Molière, je suis tout à fait content de votre comédie, voilà le vrai comique et la bonne et utile plaisanterie ; continuez à travailler dans ce même genre, vous me ferez plaisir ». Et Saint-Yenne d’ajouter : « Molière fut comblé de joie et les courtisans de désespoir ».

Cette pièce était une commande du Roi. Il voulait se venger à froid de l’affront qu’il a subi, le 30 mai 1670, lors de l’audience de congé accordé à Soliman Aga, envoyé du Grand Turc afin de renouer les relations diplomatiques. Comme devant tout invité de marque, il étale à grands frais sa puissance. Or, le Turc reste de marbre. Le Roi comprendra plus tard qu’il n’était pas le grand ambassadeur attendu, mais un simple émissaire. Le rire ayant des vertus cathartiques, il commande une pièce pour tourner l’épisode en dérision. C’est pourquoi « la cérémonie turque pour ennoblir le bourgeois » (partition) constitue la pièce maîtresse de la comédie. Au demeurant, Lully se montra sans doute plus empressé que Molière pour répondre à la commande royale car cette longue cérémonie turque est en grande partie de sa composition. Il y tiendra d’ailleurs lui-même le rôle du Mufti quand Molière interprétera celui de Monsieur Jourdain.

Dans l’œuvre de Molière, le Bourgeois Gentilhomme se classe dans la catégorie des « comédies-ballet ». Il en a inventé la texture qu’il applique pour la première fois à une pièce produite au château de Vaux-le-Vicomte, le 17 août 1661 : Les Fâcheux. Dans l’Avertissement qui accompagne la publication de cette comédie, il indique le mode opératoire choisi avec ses complices : « pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie ». Pourtant, seul le Bourgeois Gentilhomme sera qualifié de « comédie-ballet » du vivant de Molière. La raison en est simple : la comédie proprement dite est suivie d’un ballet d’une quarantaine de minutes, le Ballet des nations. Cette pièce, conçue avec Lully, sera le « point culminant de leur collaboration » (Charles Mazouer - Molière et ses comédies-ballets – 1993).

L’argument du Bourgeois Gentilhomme est bien connu. Résumons-le à grands traits. Monsieur Jourdain, héritier de marchands enrichis dans le commerce du drap (comme Colbert et Molière, d’ailleurs), est saisi par la fièvre de l’ascension sociale (comme Lully, fils de meunier, qui se verra attribuer une charge conférant un titre de noblesse « au sortir d’une reprise particulièrement bouffonne du Bourgeois Gentilhomme » - Vincent Borel). Monsieur Jourdain veut devenir « gentilhomme », quel que soit le prix à payer. Le titre de la pièce, en forme d’oxymore, souligne l’impossibilité du projet : personne ne peut être à la fois « bourgeois » et « gentilhomme », c’est-à-dire appartenant à la noblesse de race. Mais cela ne peut pas l’arrêter. Pour parvenir à ses fins, il convoque deux maîtres pour travailler le maintien (par la danse et l’escrime), deux autres pour se doter d’une culture (par la musique et la philosophie) et un dernier pour se vêtir en homme de qualité (le tailleur). Pourtant, il n’assimile pas ces apprentissages et sombre peu à peu dans le ridicule. Ni les moqueries de Nicole, sa servante, ni les remontrances de son épouse n’éveilleront sa conscience. De surcroît, il est secrètement amoureux d’une marquise, Dorimène. Il lui fait une cour par procuration, employant un comte, Dorante, pour lui servir d’intermédiaire. Or celui-ci, également épris de Dorimène, est un escroc : non content d’emprunter son argent sans intention manifeste de le rembourser, il détourne à son profit les cadeaux que Monsieur Jourdain lui confie à l’intention de la marquise. Et lorsqu’enfin il réussit à l’inviter à son domicile pour un festin, voilà qu’un nouveau problème surgit : le mariage de sa fille, Lucile. Il veut absolument lui faire épouser un marquis alors qu’elle est amoureuse de Cléonte. Celui-ci n’étant pas gentilhomme, Monsieur Jourdain s’oppose à cette union. Le serviteur de Cléonte, Covielle, imagine alors un stratagème pour franchir l’obstacle. Il déclare à Monsieur Jourdain que le fils du Grand Turc va demander la main de sa fille. Le père est ravi. Sans plus attendre, il se soumet au cérémonial de l’anoblissement. Devenu Mamamouchi, il peut enfin présider aux réjouissances qui accompagnent le mariage de Lucile avec le fils du Grand Turc, qui n’est autre que Cléonte. Et tout finit en danses et en chansons. Pourtant, la morale de cette histoire est moins plaisante : si Lucile finit par épouser celui qu’elle aime, l’autorité paternelle est sapée ; si le comte escroc gagne la main de la marquise, le naïf Monsieur Jourdain, après avoir donné sa femme « à qui la voudra », se retrouve seul, sa fortune dilapidée … et toujours pas gentilhomme !

Selon la volonté de ses auteurs, la comédie combine trois langages : le verbe, le son et le mouvement. Et c’est à Molière qu’il appartient de penser l’unité du spectacle et de trouver l’équilibre d’ensemble en faisant entrer le ballet dans la comédie, par le truchement de la musique.

Le texte est porté par des comédiens de grand talent. C’est avec beaucoup d’entrain que Pascal Rénéric incarne un Monsieur Jourdain déchaîné. Il diffuse un humour irrésistible, dans ses postures (sa position insensée lors de la leçon d’escrime), ses enthousiasmes (lorsqu’il découvre les mouvements de la bouche pour prononcer les consonnes et les voyelles) et ses déclamations (énonçant des proverbes turcs mal assimilés). On ne voit que lui, y compris lorsqu’il ne joue plus (sa complicité espiègle avec le public lors du ballet final). Isabelle Candelier représente la voix de la raison dans le jeu de dupes opposant un amitieux naïf à des profiteurs cupides. Rôle ingrat dans une comédie débridée, mais qu’elle assume avec fermeté. Elodie Hubert exprime le bon sens populaire avec beaucoup d’engagement, quand elle peine à réfréner ses moqueries devant l’habit extravagant porté par son maître ou lorsqu’elle subit la bastonnade pour son impertinence. Manuel Le Lièvre endosse trois rôles successifs. Apparaissant d’abord en maître tailleur, il joue sur le registre de la flatterie et de l’indignation pour convaincre Monsieur Jourdain de la qualité de ses créations. En serviteur dévoué de Cléonte, il se montre fidèle et roué, comme bien des valets du théâtre de Molière. Enfin, en interprète du fils du grand Turc, il frôle l’exploit physique en jouant accroupi pendant une grande partie de l’acte IV de la pièce. Julien Campani suscite des sourires crispés lorsqu’il campe un maître de musique cupide dont les « louanges sont monnayées » ou qu’il incarne un comte sans morale, hypocrite et dépensier de l’argent des autres. Thibault Vinçon représente l’homme équilibré dans cette comédie aux caractères vifs, maître de danse sachant occuper l’espace pour enseigner la révérence ou Cléonte amoureux sincère de Lucile. Tous les acteurs, y compris ceux que, faute de place, nous ne pouvons citer, ont apporté une part active dans la performance globale, celle d’avoir fait passer au public un moment mémorable.

Pierre Beauchamp avait été chargé par les « deux Baptistes » de régler les danses qui occupent la scène lors des intermèdes et qui assurent le plaisir des yeux durant le ballet final. Nous avons probablement perdu la trace de la chorégraphie qu’il avait conçue à l’origine de la pièce. C’est à Kaori Ito qu’il revient de la recréer afin de divertir les yeux des spectateurs. Trois danseuses vont animer la scène. Sous la direction du maître de danse et en parfaite complicité avec les musiciens, elles déploient tout l’éventail des caractères de danse, ses rythmes (« gravement, plus vite, gravement ») et ses styles (« sarabande, bourrée gaillarde, canarie »). Monsieur Jourdain lui-même amorcera quelques figures, avec lourdeur et application. A l’occasion de la danse des garçons tailleurs (2ème intermède) ou des cuisiniers (3ème intermède rehaussé par l’accompagnement sifflé et dansé de Monsieur Jourdain), pendant la cérémonie turque et tout au long du ballet final, les danseuses apportent de la grâce là où règnent la maladresse, la balourdise et l’agitation.

Finissons par la musique. Christophe Coin et son ensemble La Révérence sont parfaitement intégrés à la pièce, au point d’en être quelquefois les acteurs. Les musiciens servent une partition en partie remaniée. Ainsi, l’ouverture n’ouvre pas la représentation mais annonce l’arrivée de Monsieur Jourdain à la fin de la première scène de l’acte 1. De même, le Ballet des nations élude plusieurs scènes de danse. Outre quelques coupures dans les entrées conservées, la seconde et la cinquième entrée n’ont pas été interprétées. Enfin, la sixième entrée, annoncée par un air de musette, répond au rappel enthousiaste du public, à la fin de la représentation. Ces coupures sont probablement justifiées par la longueur de la pièce (près de trois heures, hors entracte et coupures assumées). Il est vrai que, à sa création, elle ne comportait que trois actes, au lieu de cinq dans la version retenue.

L’orchestre apparaît en configuration réduite, celle d’un orchestre de salon : deux violons, un violoncelle, une viole de gambe, un clavecin et une flûte. Il ne correspond probablement pas au format prévu par Lully. Prenons deux exemples. Pour l’ouverture, le compositeur indique qu’elle « se fait par un grand assemblage d’instruments » ; six seulement l’interprètent ici. Par ailleurs, les percussions sont pratiquement absentes alors qu’elles devraient rythmer la cérémonie turque avec force « instruments à la turquesques » (partition) comme la grosse caisse (remplacée efficacement par des seaux métalliques), les cymbales et les triangles. Si le format de l’orchestre est parfaitement ajusté aux scènes de salon, il nous paraît un peu juste pour exprimer l’hommage au Roi (Ouverture) ou la solennité de la cérémonie d’anoblissement du candidat Mamamouchi. Sur ce point, nous confessons une nette préférence pour les interprétations (de concert), plus amples et plus profondes, de Gustav Leonhardt, Jordi Saval ou Hugo Reyne.

Malgré ces réserves, les musiciens ont remarquablement interprété leur partition. Ils assurent les entrées et les transitions avec élégance, portent les danseurs jusque dans leurs acrobaties et accompagnent les chanteurs dans un esprit de complémentarité voulu par les auteurs du divertissement. Le petit effectif les conduit parfois à une certaine polyvalence. Ainsi, Francisco Manalich est tour à tour gambiste et chanteur de talent (dans la ritournelle des Espagnols du ballet final). Christophe Coin ne résiste pas au plaisir de faire vibrer la trompette marine chère à Monsieur Jourdain. Cette heureuse initiative a permis au public non averti de découvrir que cet instrument n’entre pas dans la catégorie des cuivres, mais dans celle des cordes (deux en l’occurrence, si nos yeux ne nous ont pas trahis). De plus, il ajoute à la partition d’origine des clins d’œil contemporains (lors de la leçon d’escrime) ainsi que des bruitages destinés à créer une atmosphère de chaos lorsque le maître de danse énonce que « tous les malheurs des hommes…(ne viennent) que faute de savoir danser » ou d’harmonie céleste, magnifiée par Cécile Granger, lorsque le maître de musique estime que son art est « le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ».

Les quatre chanteurs sont aussi des acteurs accomplis, parfaitement complémentaires comme lorsqu’ils se disputent les livrets dans la première entrée du Ballet des nations. Cécile Granger interprète une sérénade mélancolique (Je languis nuit et jour) à laquelle Monsieur Jourdain préfère cependant un air populaire : « Je croyais Janneton aussi douce que belle ». Dans les intermèdes, les airs à boire ou la ritournelle italienne, sa diction classique et son timbre clair, à l’aise dans les aigus, s’imposent aux voix masculines. Marc Labonnette confirme sa maîtrise vocale et scénique. On le voit gravir de façon expressive les différents degrés vers l’ivresse dans l’exécution des airs à boire et agir en maître de cérémonie inspiré lorsqu’il incarne le mufti. Romain Champion démontre par l’exemple le pouvoir émotif de la musique en expliquant qu’ « il n’est rien de si doux que les tendres ardeurs qui font vivre deux cœurs dans une même envie ». De même, il touche au cœur dans la complainte de la troisième entrée du Ballet des nations : Sé que me muero, me muero de amor.

Comment l’histoire dramatique de la déchéance d’un homme qui perd à vue d’œil le sens des réalités peut-elle devenir un sommet du rire ? Grâce aux auteurs, bien entendu. Mais, près de trois cents cinquante ans après la première, ils seraient muets s’ils n’étaient servis pas des interprètes aussi talentueux que ceux que Denis Podalydès a réunis pour leur rendre hommage, ceci pour notre plus grand plaisir.

Publié le 15 juin 2016 par Michel BOESCH