Cadmus et Hermione - Lully

Cadmus et Hermione - Lully ©Pierre Benveniste
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Ah ! Que n'est-il aussi facile de trouver un asile pour éviter l'amour !

Cadmus et Hermione, tragédie mise en musique, de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) sur un livret de Philippe Quinault (1635-1688), d'après les Métamorphoses d'Ovide, en un prologue et cinq actes (LWV 49), est la première tragédie lyrique de Lully et sans doute la première tragédie lyrique de l'histoire de la musique. Elle fut représentée en avril 1673 au théâtre du Jeu de Paume de Bel-Air, près du Luxembourg, en présence du roi. Les décors très riches et les nombreuses machines furent conçues par Carlo Vigarani. Le succès fut grand et Lully fut autorisé de s'installer au Palais Royal ce qui conduisit à déloger la troupe de Molière. Par la suite il y eut huit reprises dont la dernière eut lieu en 1737. L’œuvre fut aussi représentée à Londres en 1686, Amsterdam en 1687 et Bruxelles en 1734.

Follement amoureux d'Hermione, fille de Mars et de Vénus, promise au géant Draco, Cadmus va passer une série d'épreuves de plus en plus périlleuses pour mériter aux yeux de Mars la main de sa fille. Il affrontera Draco, tuera le dragon et combattra de terribles soldats nés des dents du monstre, actions qui de nos jours ne dépareraient pas un roman d'Heroic fantasy. Les dieux intriguent de leur côté, Pallas et Amour volent au secours de Cadmus tandis que Junon le menace. Les hauts faits de Cadmus finiront par adoucir Mars et l'union des deux amants pourra être fêtée avec la bénédiction des dieux réconciliés.

Avec Cadmus et Hermione, on peut vraiment dire que Lully est l'inventeur de la tragédie lyrique et plus généralement de l'opéra français. L'ouverture avec ses rythmes surpointés et le dynamique fugato qui suit deviendront un modèle adopté par Lully dans ses opéras futurs et ses successeurs français et étrangers, notamment Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Le recitar cantando, devenu déclamation chantée à la française, forme la base de l’œuvre. Cette déclamation, d'une grande précision au plan de la prosodie, est d'une clarté limpide pour l'auditeur. En dépit de la splendeur de ce récitatif, une certaine uniformité pourrait être ressentie si des chœurs galvanisants et de beaux interludes orchestraux ne venaient pas corser le discours musical. Le chœur est la marque de l'opéra français. A l'instar du chœur du théâtre grec antique, il participe à l'action et donne à l'opéra de Lully et à celle de ses suivants immédiats cette grandeur typique d'un règne qui fascine toujours. Les airs à une ou deux voix s’enchaînent de façon organique au récitatif. Ils sont encore assez rares dans Cadmus et Hermione et le plus souvent, le récitatif glisse souplement vers un arioso très bref. Ces traits qu'on retrouvera encore à la fin du 18ème siècle dans Tarare d'Antonio Salieri (1750-1825), constituent pour moi un avantage de la tragédie lyrique sur l'opéra seria italien dans lequel récitatifs et airs sont des entités séparées. Dans les opéras suivants de Lully et cela dès Atys (1676), les airs prendront plus d'importance et deviendront le cœur expressif de l'ouvrage.

Quelle musique ! On en a les larmes aux yeux tant cette alternance de récitatifs, d'ariettes, de chœurs est harmonieuse, excitante et semble couler de source à tel point qu'on en oublie la science sous-jacente.Tout serait à citer dans Cadmus et Hermione. L'étincelant prologue débute par un bucolique ballet où retentit une pittoresque cornemuse, il se continue avec l'intervention fracassante du serpent Python et s'achève avec un hymne au Soleil.

Une pièce maîtresse de l'acte I est la Chaconne des Africains et ses dix neuf variations sur un ostinato de huit mesures, prototype de ces danses qui parcourront chaque opéra du maître florentin jusqu'à la grandiose passacaille d'Armide.

L'acte II débute avec le ravissant et subtil duo d'Arbas et de Charité et se continue avec un récitatif expressif de Cadmus et Hermione précédé par un prélude orchestral mystérieux. Le récitatif débouche sur le poignant duo des adieux des deux amoureux affligés (Croyez en mon amour).

L'inénarrable combat de Cadmus et du dragon sous les yeux du couard Arbas est un des clous de l'acte III, mais ce dernier comporte d'autres attraits comme la descente triomphale de Mars sur terre et la célébration de cet événement (O, Mars, O Mars, reçois nos vœux !), toutes forces déployées, par le Grand Sacrificateur, les chœurs, les roulements de timbales et les sonneries de trompette (Mars redoutable, Mars indomptable !).

L'émouvant duo amoureux de Cadmus et Hermione à l'acte IV est encore un sommet émotionnel de l'opéra. Enfin le chœur final en la mineur célébrant les noces des deux amants (Amants fidèles, vivez heureux) sous les yeux des dieux réconciliés surprend pas son caractère mélancolique. Il est entrecoupé d'interventions des protagonistes. L'une d'entre elles, l'air des Basques, est une lancinante mélopée accompagnée par une basse de musette et une viole de gambe soliste qui se grave instantanément dans la tête et ne la quitte plus.

Plus de dix ans après une mémorable version de Cadmus et Hermione, dirigée par Vincent Dumestre, mise en scène par Benjamin Lazar avec une chorégraphie de Gudrun Skamletz, Vincent Dumestre récidive cette fois avec une version de concert et un effectif entièrement renouvelé. Une pléiade d'artistes figurait sur le programme. L'un des deux rôles titre était tenu par Thomas Dolié, baryton qui apporta à ce rôle sa connaissance approfondie du répertoire baroque et sa voix d'une grande noblesse. Grâce à sa diction exemplaire, il donna au récitatif parlé ce caractère et cette expressivité dont raffolent les amoureux de ce répertoire.

Adèle Charvet (Hermione), mezzo-soprano, donnait la réplique à Thomas Dolié avec sa voix à la merveilleuse projection, son sens aigu de l'expression des affects et un style admirable (On ne se lassait point de l'entendre dire : Ah! Que n'est-il aussi facile de trouver un asile pour éviter l'amour). Sa voix s'accordait merveilleusement avec celle de Thomas Dolié dans les duos. A son propos, je ne peux résister de mentionner l'anecdote suivante: spectatrice d'une représentation du Messie de Haendel à l'Auditorium de Radio-France, elle fut contactée à l'entracte pour remplacer le contre ténor, victime d'une extinction de voix, défi qu'elle releva avec panache après un travail de dix minutes sur une partition qu'elle n'avait jamais chantée.

Eva Zaïcik, mezzo-soprano, étoile montante du chant français, a fait briller son sens aigu de la ligne mélodique, son timbre chaud et la pureté de son chant dans les passages solistes chantés par Mélisse et Charité, les deux personnages qu'elle incarnait. Elle ravit l'assistance dans l'air des Basques, une fascinante mélodie, intercalée dans le chœur final.

Marine Lafdal-Franc (Pallas, Aglante, l'Hymen, Palès) se faisait remarquer par la projection étonnante de sa voix, son engagement intense et son jeu très expressif. Cette artiste au grand potentiel formait avec Eva Zaïcik un duo particulièrement séduisant.

Brenda Poupard (mezzo-soprano) qui a été récemment applaudie dans Il mondo della luna de Joseph Haydn, chanta avec beaucoup de charme et d'une voix bien assurée les rôles d'Amour et de Junon, ami et ennemie, respectivement, du héros.

Lisandro Abadie (Pan, Arbas) fit briller sa belle voix de basse bien timbrée, notamment dans le prologue où il se montra très tonique dans le costume de Pan. Au premier acte en tant qu'Arbas, serviteur de Cadmus, il régala l'assistance de plusieurs mélodies dont une particulièrement bouffonne, Non, non! Nous n'aurons point de bruit ni d'embarras, accompagnée des pizzicati des cordes. Autre rôle comique, celui de la Nourrice, chanté avec verve et conviction par Nicholas Scott (ténor).

Virgile Ancely incarna avec talent le dieu Mars et Draco, personnage grotesque, avatar du dieu des combats. Ces deux rôles lui permirent de mettre en valeur sa belle voix de basse. Les deux rôles de Jupiter et du Grand Sacrificateur étaient tenus par Guilhem Worms qui dans ces rôles solennels fit résonner son beau timbre de basse profonde.

Enguerrand de Hys (ténor) et Olivier Fichet (ténor) interprétèrent les rôles des deux Princes Tyriens avec beaucoup d'engagement et des voix à la fois incisives et suaves. Le premier nommé, auteur d'une prestation superbe dans le Tarare de Salieri (lire notre chronique), fit une apparition lumineuse dans le rôle du Soleil.

Benoit-Joseph Meier (Premier Africain) et Kaëlig Boché (Second Africain), deux jeunes ténors donnèrent un échantillon très convaincant de leurs possibilités vocales et dramatiques dans le délicieux trio Ah, Ah, Ah! Qu'il est doux d'aimer ! Agathe Boudet (soprano), Sorin Dumitrascu (basse) et Amandine Trenc (soprano), Vénus, un pasteur, une nymphe, respectivement, tous trois titulaires du chœur, intervenaient également en solistes avec toute l'autorité requise.

L'orchestre du Poème Harmonique a paré la musique de Lully des plus chatoyantes couleurs. Dès l'ouverture, le ton était donné et l'intellect se réjouissait à l'écoute des entrées de fugue d'une précision millimétrée. Dans la chaconne et ses multiples variations, on assistait à un festival de sonorités diverses, agencées avec art du fait de l'alternance des cordes et des bois dans le déroulement du morceau. Certaines variations étaient confiées à un quatuor de flûtes à bec comportant une rare flûte basse, instrument échangé avec élégance avec un basson pour accompagner les deux hautbois. Dans ces épisodes plus confidentiels, le continuo était réduit aux seuls théorbes qui pouvaient ainsi faire entendre leur voix inimitables. Les cordes étaient à l'honneur dans les préludes et interludes d'une subtilité harmonique merveilleuse. Avec une percussion bien nourrie et une éclatante trompette naturelle, le bonheur était à son comble. Bravo Monsieur de Lully mais bravo aussi Vincent Dumestre de nous restituer de façon si brillante cette musique à partir de partitions d'époque, émouvantes certes, mais parfois elliptiques.

L'Ensemble Aedes (chef de chœur, Mathieu Romano ; chef de chant, Camille Delaforge) a donné la pleine mesure de son talent dans les nombreux chœurs qui parcourent la partition. Tour à tour bucoliques, éclatants ou martiaux, les chœurs emplissaient de leurs ondes généreuses la sublime salle de l'Opéra Royal dont les boiseries semblaient avoir été façonnées pour les accueillir.

A l'écoute de la présente version de Cadmus et Hermione donnée ce 26 novembre 2019, il ressort avec clarté que la nouvelle équipe artistique a gardé intact l'esprit de la première version de 2008 mais en même temps a proposé une vision différente tout aussi exaltante de ce chef-d’œuvre. Le public enthousiaste salua bruyamment ce concert exceptionnel, donné dans un cadre de rêve.



Publié le 04 déc. 2019 par Pierre Benveniste