Carlo il Calvo - Porpora

Carlo il Calvo - Porpora ©Falk von Traubenberg - Julia Lezhneva et Franco Fagioli
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Un drame loufoque et cruel

Carlo il Calvo, drama per musica dont le livret est de Francesco Silvani (1660 ?- 1718 ?) et la musique de Nicola Porpora (1686-1764), a été représenté au Teatro delle Dame de Rome au printemps 1738, soit deux ans après le départ de Londres du compositeur napolitain. Cet opéra a été créé la même année que Serse de Georg Friedrich Haendel (1685 - 1759), dernier opéra italien important du compositeur saxon. Près de trois siècles plus tard, cet opéra a été monté au Markgräfliches Opernhaus Bayreuth, dans le cadre du Bayreuth Baroque Opera Festival, le 3 septembre 2020. N'ayant pu me rendre à Bayreuth, j'ai visionné cette représentation en direct et en différé sur le site web du festival.

Le livret de Carlo il Calvo relate, sans souci de vérité historique, un épisode de la vie du petit fils de Charles Ier le Grand (Charlemagne) (742 ? - 814). Carlo il Calvo (Charles II le Chauve, 823-877) est issu du deuxième mariage de Giuditta (Judith de Bavière, 797- 840) avec Lodovico (Louis le Pieux, 778 - 840). Lors d'un précédent mariage, Giuditta avait eu deux filles Gildippe et Eduige. A la mort de Louis le Pieux, Lottario (Lothaire I, 795-855), son fils aîné, né d'un précédent mariage, revendique l'Empire mais Giuditta estime que le trône doit revenir à son fils Carlo qui au moment des faits relatés dans le livret, avait sept ans. Deux clans se forment à la cour; l'un, dirigé par Lottario, compte parmi ses rangs le chevalier Asprando, âme damnée de Lottario; l'autre clan, celui de Giuditta, peut compter sur le fidèle Berardo (Bernard de Septimanie, 795-844). Adalgiso, fils de Lottario, souhaite rester neutre car il désire ardemment convoler en justes noces avec Gildippe. Asprando fait courir le bruit que Carlo, le fils de Giuditta, est un bâtard né des amours illégitimes de cette dernière avec Berardo. Il fait enlever le petit Carlo et Lottario menace de le tuer. Carlo sera rendu à sa mère si elle reconnaît par écrit que Carlo n'est pas le fils de Louis le Pieux. Adalgiso prend le parti de Giuditta contre son père et intervient avec des gardes pour démasquer Asprando, le félon. La question sera réglée par un duel entre Berardo qui veut laver l'honneur de l'impératrice et Asprando, combat que remporte Berardo. Son honneur rétabli, l'impératrice autorise Adalgiso d'épouser Gildippe et donne sa bénédiction au mariage de Berardo avec Eduige. Carlo pourra être sacré Empereur d'Occident en temps voulu.


Enluminure représentant Charles le Chauve avant 869, Psautier de Charles le Chauve - BnF, Département des Manuscrits

Cet opéra comportait lors de sa création, sept personnages chantants dont six castrats et un ténor car les femmes n'étaient pas autorisées à chanter à Rome. Au plan structurel, cet opéra est l'archétype de l'opéra seria napolitain issu de la première réforme (1700). Il ne comporte pratiquement que des airs, mis à part un duo au troisième acte et un bref chœur final. Au plan strictement musical, force est de constater l'originalité de la musique de Porpora. Cette dernière sonne différemment de celle de ses contemporains. Contrairement à Haendel, Antonio Vivaldi (1678 - 1741) ou Leonardo Vinci (1690-1730) qui appréciaient beaucoup le mode mineur, Porpora procède différemment puisque la plupart des airs (26 sur 27) de Carlo il Calvo, y compris les plus dramatiques, sont écrits dans le mode majeur. D'autre part, Porpora use de façon plus constante que ses collègues du bel canto. C'est le triomphe du cantabile et de la messa di voce (son filé, ornement de la musique vocale italienne consistant à attaquer une note pianissimo, à augmenter progressivement le son pour revenir au pianissimo, le tout dans un même souffle).

Tous les airs revêtent la structure avec da capo dans sa forme la plus stricte: A A1 B A' A'1 (les sections A' étant des versions plus ou moins ornées de A et A1). Contrairement à Haendel qui dans Serse fait preuve d'une grande liberté formelle, Porpora reste donc fidèle à une structure issue de la première réforme de l'opéra seria. La musique, peu modulante, offre une assise harmonique solide permettant au chanteur de procéder à une ornementation spontanée et improvisée lors de la reprise da capo. Les arie di paragone (comparaison, métaphore) sont au nombre de cinq avec trois airs de tempête et deux airs bucoliques. Selon Isabelle Moindrot, les airs de tempête produisent « des images permettant d'associer la violence des passions à celle de la nature ».

On a vu que le librettiste prenait beaucoup de liberté avec la vérité historique sans que nul ne s'en offusquât. Dans ces conditions, Max Emanuel Cencic (metteur en scène) et Boris Kehrmann (dramaturge), avaient carte blanche pour concocter une mise en scène imaginative et déjantée. L'action est transposée dans les années 1920. L'Empire d'Occident devient une contrée exotique dirigée par une maffia où sévit une guerre entre deux clans dont l'enjeu est le pouvoir. Lottario est le parrain de l'Organisation et Giuditta sa rivale. Autour des chefs naviguent leurs affidés (famille, clients) et aussi pléthore de petites frappes qui rivalisent de brutalité.

Plusieurs points de la mise en scène divergent avec le livret. Giuditta est très portée sur la séduction et le flirt, jeux dangereux pour elle car ils valident les accusation d'adultère d'Asprando. Le petit Carlo est très handicapé avec de multiples prothèses aux jambes, aux bras, à la mâchoire qu'il balancera à la fin de l'opéra, à la grande joie de tous. Lottario a un point faible, il est passionnément amoureux d'Asprando. Ce dernier sera abattu d'un coup de feu par l'épouse de Lottario, horrifiée et humiliée par l'infidélité de son époux. L'action est menée tambour battant jusqu'au dénouement final de cette farce loufoque et cruelle.

Les décors de Giorgina Germanou (appartements cossus de style néo-baroque ou Art Nouveau) sont très beaux mais assurément les somptueuses scènes de plein air qui se déroulent dans une jungle touffue de bananiers et de strélitzias, sont les plus réussies. Les costumes (Maria Zorba) sont typiques des Années folles, les hommes sont patibulaires et les femmes très élégantes. La chorégraphie (Mimi Antonaki) basée en partie sur des figures de self-défense ou de combat rapproché, est originale et plaisante. Enfin la direction d'acteurs est superlative et éclaire avec une gestuelle et des mimiques appropriées, les obscurités du livret.

Julia Lezhneva incarnait le personnage de Gildippe, fille de Giuditta. Je croyais que l'art de cette soprano colorature se résumait à la pyrotechnie vocale et j'ai découvert ici une cantatrice dont la voix s'est notablement étoffée et a gagné en profondeur expressive sans rien perdre de sa prestigieuse technique et de son agilité. Elle a brillé dans les cinq airs qui lui étaient attribués et notamment à l'acte I dans Se nell' amico nido non trova il caro bene, air en mi bémol majeur de battue 12/8, aria di paragone de caractère pastoral où Gildippe se compare à une tourterelle qui, ne trouvant pas sa compagne dans le nid, volette ici et là en soupirant et se désespère. Dans cet air Julia Lezhneva nous bouleverse d'un magnifique cantabile, relativement peu orné mis à part les nombreux trilles qui miment les soupirs de l'oiseau, quelques portamenti et de ravissants pianissimos. Elle chante à l'acte III un merveilleux duo avec Franco Fagioli (Adalgiso), un sommet absolu de splendeur vocale. Les deux protagonistes nous ravissent par leur chant pur et sobre tandis qu'ils se livrent sur scène à des ébats torrides. La chanteuse russe eut le privilège de mettre un terme à l'opéra avec une étincelante aria di paragone : Come nave in mezzo all'onde, entraînant toute la maisonnée dans un Charleston débridé.

Franco Fagioli chantait le rôle d'Adalgiso, fils de Lottario et amant de Gildippe, personnage déchiré par un choix cornélien entre devoir filial et amour pour sa promise. On ne présente plus ce célèbre contre-ténor dont toutes les prises de rôle sont des évènements. Une fois de plus, il est l'homme de tous les superlatifs: le souffle le plus puissant, la tessiture la plus large, les aigus les plus percutants. Il est difficile de départager les cinq airs qui lui étaient attribués mais j'ai une préférence pour le superbe air de tempête qui clôt le premier acte : Saggio nocchier che vede turbine in aria accolto. Dans cet aria di paragone, Adalgiso s'identifie à un marin qui remarque des nuées tourbillonnantes dans le ciel et qui, gagné par la peur, voit ses espoirs de gagner le rivage s'évanouir. Le contre-ténor est particulièrement inspiré par cette scène. Des notes répétées obsessionnelles, de multiples retards orchestraux donnent à ce finale d'acte une formidable portée dramatique.

Max Emanuel Cencic a composé le remarquable personnage de Lottario. Ce dernier joue avec élégance son rôle d'impitoyable mafieux. Sa passion pour Asprando le rend plus humain. Cet amour s'exprime dans un air exceptionnel : Quando s'oscura il cielo, aria di paragone de battue 12/8, gracieuse barcarolle dont la poésie repose sur une métaphore hardie: un bouton floral caché par les feuilles quand le ciel s'obscurcit mais qui s'épanouit quand l'aurore le baigne de rosée. Cet air magnifique possède une ressemblance étonnante avec l'air de Paolino, Pria che spunti in ciel l'aurora, à l'acte II d'Il Matrimonio segreto de Cimarosa, créé en 1792. Dans cet air au tempo assez large, Max Emanuel Cencic peut mettre en valeur sa vaillance, son superbe timbre de voix et de très beaux pianissimos.


Max Emanuel Cencic et Franco Fagioli © Falk von Traubenberg

Ne connaissant pas Suzanne Jérosme, je fus très heureux de découvrir cette chanteuse et actrice très engagée dramatiquement qui emplissait la scène de sa présence. Son incarnation de Giuditta (impératrice dans le livret mais mafiosa sur scène) fut très riche. Elle fit à la fois preuve de coquetterie pour arriver à ses fins et elle défendit ses enfants comme une lionne. Son tempérament de feu s'est exprimé magnifiquement dans les deux arie di furore de la partition et notamment dans Tu m'ingannasti, oh Dio, barbaro traditor (Tu m'as trompée, traître, barbare...). Cette tonalité de ré majeur, généralement « joyeuse et guerrière » selon Marc Antoine Charpentier (1643 - 1704), révèle ici un potentiel dramatique inattendu, renforcé par les doubles croches furieuses de l'orchestre.

Dans le rôle de Berardo, allié fidèle de Giuditta, Bruno de Sa est pour moi la révélation de cette production. La voix de ce sopraniste est étonnante par sa pureté, son agilité et son aptitude à lancer des suraigus affolants d'une intonation parfaite. Son timbre est si naturel qu'on a l'impression qu'il ne chante pas en falsetto. Ses vocalises sont d'une précision millimétrée. Avec trois airs son rôle est bien pourvu et lui a permis de faire admirer mille facettes de son art. En plus de ses qualités vocales et musicales, son aisance et son élégance lui donnaient une présence indiscutable.

C'est Petr Nekoranec, ténor, qui incarnait le traître Asprando, personnage prêt à tout pour conforter sa position auprès de Lottario, y compris assassiner le petit prince Carlo. Il est cependant saisi par le remords dans un récitatif accompagné dramatique et dans l'air plein de bruit et de fureur qui suit, Pieno di sdegno in fronte. Sa très belle voix au timbre agréable, son legato harmonieux, des vocalises parfaitement en place, la maîtrise du souffle et un jeu expressif devraient permettre à ce jeune ténor d'aborder les grands rôles romantiques.

Nian Wang assurait le rôle d'Eduige. Autre artiste que je ne connaissais pas, cette mezzo-soprano au grand potentiel a interprété superbement les trois airs charmants qui lui étaient attribués et notamment Pender da' cenni tuoi, costante mi vedrai, seul air dans le mode mineur de la partition, avec une voix très pure, une belle ligne de chant et une excellente intonation.

On ne présente plus Georges Petrou qui défend ce répertoire depuis de nombreuses années contre vents et marées. A la tête de l'orchestre Armonia Atenea, il imprimait à cette musique sa culture, sa personnalité et sa marque. Les bois (flûtes, hautbois, bassons) n'avaient pas un rôle important à jouer mais se fondaient agréablement dans la masse orchestrale. Les cuivres (trompettes et cors) coloraient avec vigueur les airs de bravoure. Les cordes très précises donnaient une bonne lisibilité à l'écriture parfois compacte de Porpora, notamment dans les ritournelles orchestrales étoffées des airs. Le continuo (clavecin, basse d'archet et deux théorbes) était ici plus discret qu'ailleurs mais très efficace. Enfin le très long récitatif de l'acte III, acmé dramatique de l'opéra, était scandé par une percussion chaotique. Grâce à cette initiative, la tension et l'angoisse atteignaient un point de rupture, précipitant l'issue du drame.

Avec une mise en scène inspirée de Max Emanuel Cencic, la superbe musique de Porpora et un plateau vocal exceptionnel, on reste pantois devant tant de beautés diverses.



Publié le 17 nov. 2020 par Pierre Benveniste