Carmina latina - Cappella Mediterranea

Carmina latina - Cappella Mediterranea © Eric Lambert
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Une musique métissée haute en couleurs

Né à la fin des années 70, le Festival de Musique Baroque de Sablé sur Sarthe entame en cette année 2024 sa quarante sixième édition ! Et depuis ses débuts, il continue d’accueillir sans relâche les ensembles et les musiciens les plus prestigieux du moment et de jeunes talents promis à un bel avenir. Le thème retenu pour l’édition 2024, est celui de la spiritualité, « un sujet souvent controversé », explique la directrice artistique Laure Baert (voir ici sa biographie) qui voit dans la musique une « inspiration divine capable d’offrir des moments d’élévation et de grâce, spiritualité ne signifiant pas austérité… » Difficile de la contredire sur ce sujet !

C’est à Leonardo García Alarcón, avec l’orchestre Cappella Mediterranea accompagné du Chœur de Chambre de Namur, que revenait cette année l’honneur d’ouvrir le festival ce mercredi 21 août, avec un concert consacré à la musique baroque latino-américaine. Près de six cents cinquante spectateurs étaient au rendez-vous pour cette occasion unique d’entendre un florilège d’une musique trop rarement entendue en concert. La musique baroque d'Amérique latine résulte d’un savant mélange de contrepoint européen agrémenté de musique et de rythmes typiquement amérindiens, voire africains lorsque les premiers esclaves noirs arriveront sur le continent américain. Cette fusion qui va donner naissance à une musique à la fois colorée et originale débute au XVIe siècle avec la colonisation espagnole et portugaise. Et le programme proposé colle parfaitement au thème de la spiritualité, car cette musique la plupart du temps d’inspiration religieuse a servi aussi, ne l’oublions pas, à évangéliser les populations autochtones. Ce sujet a d’ailleurs été merveilleusement traité par le cinéaste Roland Joffé dans son film Mission qui relate un siècle et demi d’histoire des réductions guaranies, sortes de petites républiques autonomes créées par les jésuites, approuvées par le pouvoir colonial espagnol dans un premier temps avant d’être remises en question de manière brutale. Ce film, qu’il semble important d’avoir vu pour saisir le non-dit contenu dans cette musique, retrace l’aventure d’un jésuite espagnol dans la forêt tropicale venu pour évangéliser les tribus amérindiennes. Une mission difficile qui sera cependant couronnée de succès… par la création d'une école de musique de haut niveau destinée accompagner les offices religieux !!! Imaginée sur le modèle des écoles musicales du continent européen, elle deviendra un peu à peu un élément d'autonomie, puis pour finir un acte de résistance.


Couverture de l’enregistrement Carmina latina

L’essentiel du programme proposé par Leonardo García Alarcón était extrait de l’excellent enregistrement Carmina Latina paru en mai 2013 chez Outhere Music, consacré à la musique baroque d’Amérique latine, mais également à des pièces de la péninsule ibérique qui sont à la source de cette musique. D’entrée, la magie s’installe dans l’auditorium du Centre Culturel Joël Le Theule avec Hanacpachap cussicuinin (à écouter ici), un chant de procession incantatoire tiré du rituel catholique péruvien du XVIIe siècle et publié en 1631 par le père franciscain Juan Pérez Bocanegra. Ce chant qui est devenu un classique a probablement écrit et composé par un étudiant amérindien membre du chœur de la cathédrale de Lima. Il constitue la toute première polyphonie publiée en langue quechua. Il s’agit d’une ode à la Vierge, émaillée d’allégories propres à la culture andine :

Hanacpachap cussicuinin,
Huaran cacta muchas caiqui.
Yupairuru pucocmallqui,
Runa cunap suyacuinin.
Callpannacpa quemicuinin,
Huaciascaita.

Uyarihuai muchascaita
Diospa rampan Diospamaman
Yurac tocto hamancaiman
Yupascalla, collpascaita
Huahuaiquiman suyuscaita
Ricuchillai.

(Joie du ciel,
Je T’adore mille et mille fois,
Fruit précieux entre tous de l’arbre fructifère qui nous comble,
Espérance qui anime
Et réconforte les hommes,
Entends ma prière.

Oh, colonne de marbre fin, mère de Dieu
À l’iris splendide, doré et blanc,
Daigne recevoir cet hymne que nous t’offrons,
Viens à notre aide,
Montre-toi à nous
Manifeste le fruit de ton ventre)

Du fond de la salle, mené par le son sourd et grave du bombo, un tambour traditionnel précolombien tendu de deux peaux de chèvres, le chœur avance solennellement dans l’obscurité vers la scène. Un moment d’une grande intensité émotionnelle qui séduit immédiatement le public. Après un petit joyau musical qu’est le Salve Regina de Tomas Luis de Victoria, un maître de la polyphonie espagnol qui succéda à Palestrina à Rome en tant que maître de chapelle, vient A Belen le llego Tio de Gaspar Fernandes (à écouter ici). D’origine portugaise, il est vraisemblablement le tout premier compositeur né dans le nouveau monde qui aura fait l’intégralité de sa carrière musicale au Mexique, son pays natal. Les accords plaqués de la guitare de Quito Gato et la flûte de Rodrigo Calveyra valorisent à merveille la singularité de cette musique résultant de la rencontre de deux mondes. Les voix quant à elles sont irréprochables, mais il faut toutefois garder à l’esprit que ces compositions étaient la plupart du temps interprétées à l’époque par des amateurs et n’atteignaient certainement pas le niveau des interprétations restituées de nos jours.

En 1676, Tomás de Torrejón y Velasco fut nommé maître de chapelle de la cathédrale de Lima, prenant la succession de Juan de Auraujo. Né en Castille, il entre à l’âge de vingt deux ans au service de Pedro Antonio Fernández de Castro Andrade y Portugal, nommé vice roi du Pérou. Il ne reviendra jamais en Espagne et mourra à Lima à l’âge de quatre vingt-trois ans. Desvelado Dueño Mio est une cancion profane écrite pour sept voix, continuo et chœur. Le dialogue entre les voix solistes et le chœur, dispersé dans le public est absolument saisissant. Cette pièce d’une beauté sombre, évoquant un lamento, témoigne d’un talent d’écriture hors du commun. Nous retrouverons Tomás de Torrejón y Velasco un peu plus tard dans le programme avec A este sol peregrino, un chant d’aspect très festif, fortement teinté de musiques andines populaires.

Esta Vez Cupidillo est une œuvre vocale de Francisco Valls, considéré comme le principal représentant de la musique baroque en Catalogne. Maître de chœur à la cathédrale de Barcelone au début du XVIIe siècle, il composa dix messes dont la fameuse Missa Scala Aretina que nombre de musicologues considèrent comme l'une des partitions les plus importantes de l'histoire de la musique espagnole. Bien qu’il ne se soit jamais rendu en Amérique, il y a tout lieu de penser que ses partitions ont traversé l’Atlantique. Écrite dans style qui n’est pas sans rappeler la zarzuela, le genre lyrique espagnol par excellence dont l’origine remonte au XVIIe siècle (voir la chronique), cette pièce profane dévoile une musique haute en couleurs, dans laquelle on retrouve nombre d’éléments tirés de la musique populaire d’Espagne.

Né 1641 à Villafranca de los Barros (Estrémadure), Juan de Araujo arrive très jeune à Lima avec son père qui est fonctionnaire au service du vice-roi du Pérou. Il étudie la musique très probablement auprès de Tomás de Torrejón y Velasco. Nommé maître de chapelle de la cathédrale de Lima, il officiera ensuite à Cuzco… et à Sucre, dans l’actuelle Bolivie. Il ne retournera jamais dans son Espagne natale. Nombre de ses manuscrits sont actuellement conservées à Sucre, La Paz, Montevideo et Cuzco… Souhaitons que ces trésors musicaux encore inexplorés continuent à passionner des ensembles tels, entre autres, que Capella Mediterranea ou Elyma et puissent être un jour enregistrés et donnés en concert. De ce compositeur qui a donc vécu presque toute son existence dans le nouveau monde, le public a pu entendre ce soir Vaya de gira, une pièce profane pleine d’exubérance et de dynamisme (à écouter ici), dans laquelle on relèvera une belle complicité entre les musiciens, les chanteurs et le chef, et un Salve Regina de Juan de Araujo plein de ferveur, dévoilant un contrepoint de haute volée s’inscrivant d’évidence dans la tradition espagnole de l’époque.


© Eric Lambert

Francisco Correa de Arauxo de Acebedo est avant tout connu comme organiste du tout début de la période baroque qui a fait toute sa carrière en Espagne durant toute la première moitié du XVIIe siècle. La plupart de ses œuvres ont été perdues, mais deux de ses œuvres religieuses étaient présentées durant le concert : le Canto Llano de la Inmaculada Conception, une polyphonie sublime accompagnée à l’origine par l’orgue, suivi d’un Magnificat majestueux, presque martial.

Né à Liège sous le nom de Mathieu Rosmarin, Mateo Romero est un compositeur espagnol originaire de Flandre. À la mort de son père en 1858, alors qu’il est âgé de dix ans, il est emmené à Madrid à la demande du roi d’Espagne Philippe II par Nicaise Houssart qui avait pour mission de faire venir douze enfants âgés de sept à douze ans des Pays-Bas espagnols afin les faire entrer au service de la Chapelle Royale Flamande (Capilla flamenca) en qualité de chantres. Mateo Romero sera le tout dernier maître de Chapelle issu des anciens Pays-Bas espagnols. Ordonné prêtre en 1609, il occupe une place d’importance dans l’évolution et le rayonnement de la musique espagnole. Il puise son inspiration à la fois dans le madrigal italien et dans la musique populaire espagnole qu’il introduit dans les milieux aristocratiques. Dans Romerico Florido, on retrouve aisément quelques traits caractéristiques de la musique populaire andalouse, et plus précisément quelques accents de flamenco que Leonardo García Alarcón a probablement accentués pour mettre en exergue cette filiation.

Mateo Flecha est un compositeur originaire de l’Aragon, connu surtout pour ses ensaladas, un genre musical polyphonique qui réunit dans une même pièce différents styles musicaux, différentes langues parfois, ainsi que des onomatopées. Professeur de Maria et Joanna, les filles du roi d’Espagne Philippe II, il devient moine de l'Ordre Cistercien au monastère de Poblet en Catalogne, où il meurt en 1553. La Bomba est une ensalada, profane bien sûr, dont le style se situe entre Renaissance et Baroque. D’une étonnante modernité pour son temps, cette pièce vive et colorée se distingue par la qualité de son écriture. Elle renferme des passages ironiques et des éléments comiques qui lui confèrent son originalité. Bien qu’écrite avant la colonisation de l’Amérique du sud, son style est assez proche des autres pièces présentées durant ce concert. Enfin, d’aucuns auront sans doute remarqué quelques similitudes évidentes avec une célèbre chanson de Clément Jannequin...

Le concert prend fin avec Salga el torillo hosquillo de Diego José de Salazar (à écouter ici), un compositeur espagnol, né vers 1659 et mort à Séville en 1709 dont on sait assez peu de choses sur son existence. En 1685, il est nommé maître de chapelle de la cathédrale de Séville, il laisse à la postérité de nombreuses œuvres religieuses, messes, lamentations, motets, psaumes et de nombreux villancicos. (chanson aux racines populaire très en vogue en Espagne à la Renaissance et au début de l’ère baroque, le mot villanos désignant les vilains, donc le peuple). Il est aussi l’auteur d’une messe de Requiem composée à l'occasion de la mort de Maria Luisa d'Orléans, première épouse du roi Charles II, en 1689. Si la carrière de ce musicien demeure exclusivement espagnole, il convient toutefois de noter que ses œuvres ont été à maintes reprises interprétées en Amérique latine où elles y ont rencontré un franc succès. Et si Salga el torillo hosquillo a été écrit en Espagne, il n’en demeure pas moins qu’elle renferme des éléments musicaux qui renvoient d’évidence à la musique sud-américaine ! Mais rien de très étonnant au fond, car les manuscrits étaient souvent recopiés et voyageaient dans les deux sens, donc il est loin d’être exclu que certains compositeurs espagnols se soient de leur côté inspirés d’éléments mélodiques et rythmiques des musiques d’outre-Atlantique. Et cette pièce offre au public un final en beauté, jubilatoire et tout en énergie, dans lequel les percussions jouent un rôle primordial. Mais final, pas tout à fait car face aux applaudissements d’un public enthousiaste, l’ensemble offrira à nouveau un Vaya de gira de Juan de Araujo ébouriffant !

Durant ce concert, Leonardo García Alarcón a fait preuve d’un sens aigu du spectacle et de la mise en scène, jouant sur la disposition des musiciens et des choristes pour adapter le rendu sonore à chacune des œuvres présentées. Continuo et chœur se sont montrés irréprochables, les musiciens et et les choristes vivent intensément et ostensiblement leur musique, et ce de façon on ne peut plus communicative, l’ensemble étant littéralement porté par le charisme d’un Leonardo García Alarcón à la fois inspiré et passionné. La Capella Mediterranea a rendu ce soir un bel hommage à ces musiciens espagnols et portugais partis à l’aventure sur le nouveau continent, lesquels vont donner naissance à un style de musique unique conjuguant contrepoint de l’ancien monde et musiques amérindiennes, agrémenté de rythmes nouveaux soulignés par une utilisation accrue de percussions. Et cette musique n’a pas terminé de livrer toutes ses richesses, loin de là. Les bibliothèques des églises d’Amérique Latine conservent précieusement de très nombreux manuscrits contenant parfois des pièces totalement perdues sur le continent européen, notamment suite à l’incendie de la bibliothèque du palais de l’Escurial en 1671. De quoi alimenter de futurs concerts, de nouveaux enregistrements, ainsi que le travail des musicologues! Quoiqu’il en soit, une chose est certaine, ce concert restera gravé dans les mémoires du Festival de Sablé… Du grand art !



Publié le 30 août 2024 par Eric Lambert