Le Carnaval de Venise - Campra

Le Carnaval de Venise - Campra © Martin Argyroglo
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Entre italianismes et aimable parodie, un « ballet » habilement troussé

C’est au compositeur aixois André Campra (1660-1744) que nous devons la partition du Carnaval de Venise. Après avoir tenu différents postes de maître de chapelle (à Aix-en-Provence, Arles puis Toulouse), Campra arrive à Paris au printemps 1694. Il obtient dès le mois de juin le poste prestigieux de maître de musique à Notre-Dame et publie l’année suivante son premier livre de motets, qui connaît un succès considérable. Parallèlement il se lance dans la composition d’ouvrages profanes. Comme son statut ecclésiastique (qu’il a embrassé en 1672) le lui interdit, il doit user de subterfuges : la partition de L’Europe galante, son premier ouvrage destiné à l’Académie royale de musique (1697), est publiée de manière anonyme chez Ballard. Son second ballet, Le Carnaval de Venise, est créé en 1699 sous le nom de son frère cadet Joseph, joueur de basse de violon à l’ARM. Devant le succès de ces deux pièces, il lui était toutefois difficile de maintenir son anonymat : dès 1697, Campra est menacé d’exclusion par le chapitre de Notre-Dame ; en 1700 il finit par démissionner de son poste, pour se consacrer à la musique théâtrale, en reconnaissant officiellement la paternité de ces deux ballets.

Campra est d’ailleurs fréquemment considéré comme le « père » du ballet, dont il aurait inauguré le genre avec son Europe galante. Ce n’est pas tout à fait exact, puisque le premier ouvrage connu du genre est le Ballet des Saisons de Pascal Collasse (1649-1709), créé à l’ARM en 1695. Précisons aussi que le terme de « ballet » ne correspond pas à notre définition moderne, qui désigne un spectacle uniquement dansé : le « ballet » baroque français désigne un spectacle lyrique mêlant chant, danses et pièces instrumentales, structuré en « entrées » autonomes, qui peuvent se rattacher à une intrigue unique autour des mêmes personnages principaux (ballet à action continue) ou constituer une succession d’actions mettant en scène des personnages différents, dont le fil conducteur est présenté au cours du prologue (comme dans Les Indes galantes : c’est le ballet à action discontinue). Il est à noter aussi que les danses n’y occupent pas nécessairement une place plus importante que dans la tragédie lyrique : le ballet entièrement dansé n’apparaîtra que dans le dernier quart du XVIIIème siècle, sous le nom de ballet pantomime. Plus tard, et pour l’en distinguer, le ballet baroque a été dénommé « opéra-ballet », et c’est sous ce nom qu’il est généralement désigné de nos jours.

Le Carnaval de Venise est un ballet à action continue, dont l’intrigue principale, assez légère, est surtout le prétexte à d’éblouissants divertissements, qui ont largement contribué à son succès. Son action se situe à Venise, durant le carnaval (qui était déjà une manifestation qui attirait des voyageurs de l’Europe entière à l’époque. Le librettiste Jean-François Regnard y avait très probablement assisté). La principale originalité de l’intrigue tient à une incessante mise en abîme des spectacles : l’action principale est-elle même présentée dès le prologue comme un spectacle.

L’Ordonnateur, constatant l’impréparation de la salle où il doit donner un spectacle en l’honneur du « fils du plus grand roi du monde » (hommage au Dauphin, protecteur de l’ARM) presse les ouvriers chargés de l’aménager. Minerve descend alors des cieux ; elle convoque la troupe des Arts qu’elle charge d’achever ces préparatifs. L’intrigue est bâtie autour d’un double couple, selon un modèle cher à l’opéra vénitien du XVIIème siècle. A l’acte I, deux vénitiennes, Léonore et Isabelle se vantent chacune les mérites de leur amant, pour s’apercevoir qu’il s’agit du même homme, le cavalier français Léandre ! Sommé de choisir entre les deux, Léandre part avec Isabelle. Léonore jure alors de se venger, tandis qu’une troupe de bohémiens et d’esclavons envahit la place Saint-Marc pour y donner un spectacle (chanté en italien). Au début de l’acte II, Rodolphe, noble vénitien, se désole d’avoir été abandonné par Isabelle. Léonore survient et lui propose d’unir leurs vengeances. Après un intermède donné par la Fortune et la troupe de ses Suivants, Léandre, accompagné de musiciens italiens, chante une sérénade sous les balcons d’Isabelle. Rodolphe y assiste, caché, et tente de tuer son rival, qui a fuit entre-temps. Sortie de sa maison pour rejoindre Léandre, Isabelle proclame sa haine de Rodolphe à l’intéressé (scène de quiproquo), qui tente en vain de regagner son amour. A l’acte III, Rodolphe apprend à Léonore qu’il l’a vengée, en tuant Léandre. A sa surprise celle-ci lui reproche son geste. Un divertissement de castellans et de barquerolles les interrompt. Isabelle, à qui Rodolphe a appris la mort de Léandre, veut mettre fin à ses jours. Survient Léandre, qui lui révèle que Rodolphe s’est trompé dans l’obscurité ; il a tué un autre homme ! Les deux amants décident de mettre à profit l’agitation créée par une représentation d’opéra pour fuir. Suivent deux divertissements, la représentation d’un Orfeo nell’inferi (chanté en italien) et le Bal de Carnaval, qui célèbre « l’heureux temps des plaisirs ».

L’œuvre comporte au moins deux autres particularités. La première est la présence de passages chantés en italien, parfois de simples airs mais aussi des divertissements entiers, comme la scène de la place Saint-Marc ou l’opéra miniature Orfeo nell’inferi. Ces insertions en italien n’étaient pas complètement inconnues dans l’opéra français au XVIIème siècle, comme en témoignent La plainte italienne dans la Psyché de Lully (voir notre chronique) ou L’Europe galante du même Campra (voir notre chronique). Elles occupent toutefois ici une place particulièrement significative. L’autre dimension singulière de cette œuvre est sans doute son aspect parodique sous-jacent. Le caractère très convenu de l’intrigue (deux couples amoureux, des amants trompés qui s’unissent dans la vengeance) comme son improbable dénouement (les reproches de Léonore, pour laquelle Rodolphe a finalement tué en vain… un autre homme !), mêlés aux divertissements incessants (qui culminent dans le Bal final, où Carnaval appelle au triomphe du plaisir et de la folie sur la raison) suggèrent un niveau de lecture parodique, tout comme Orfeo nell’inferi constitue une aimable parodie d’opéra italien.

La mise en scène imaginée par Clédat & Petitpierre pour cette production développe la mise en abîme permanente induite par le livret : cinq danseurs, vêtus de blanc sur le modèle des Polichinelles peints par Tiepolo, bossus et ventrus, accompagnent la représentation. Dansant à l’occasion, ils s’amusent, par leurs mimiques et leurs expressions faciales, à multiplier les niveaux de lecture de l’action qui se déroule sous nos yeux. La mise en scène exploite également la veine parodique, avec ce long couteau taché de sang qu’exhibe Rodolphe lorsqu’il apprend à Léonore qu’il a tué Léandre. Elle sait également souligner sa proximité avec la lettre du livret, comme par l’utilisation des éléments de charpente géants au prologue, qui cloisonnent ensuite le sol par des dessins variés au cours du spectacle, ou les costumes d’Arlequin qui habillent personnages principaux et secondaires, convoquant tout l’esprit de la commedia dell’arte (rappelons qu’une troupe italienne se tenait en résidence permanente à Paris, jusqu’à son expulsion par Louis XIV au début du XVIIIème siècle). Les décors sont relativement simples (la production doit voyager à travers la France) et s’adaptent à l’atmosphère des différentes scènes, largement relayés par des lumières (dues à Yan Godat) qui accentuent les effets (comme dans les éblouissants effets orangés qui éclairent l’univers noir d’Orfeo nell’inferi). Mentionnons enfin l’emploi de grandes sphères ou de gros glands suspendus aux cintres, qui ajoutent une touche onirique dans ce monde de carnaval. En résumé, une mise en scène à la fois fidèle au livret et plaisante à l’œil, comme on aimerait en retrouver plus fréquemment dans les productions lyriques.

La distribution est globalement homogène ; elle s’appuie assez largement, pour les nombreux rôles courts, sur les chanteurs du studio Il Caravaggio. Apolline Raï-Westphal, dessus, est une Minerve étincelante au prologue, coiffée d’un casque et vêtue d’un habit doré ; son phrasé noble convient à merveille au rôle. Autre dessus, Anna Reinhold incarne la vindicative Léonore, qui livre avec sensibilité son angoisse et ses doutes à un Arlequin au début de l’acte I (J’ai fait l’aveu) ; elle se montre particulièrement percutante dans le grand récit qui ouvre l’acte III (Transports de vengeance et de haine). Face à elle, Victoire Bunel, bas-dessus, incarne la chanceuse Isabelle. Elle s’acquitte avec brio l’air italien au second acte (Mi dice la speranza) et nous émeut lorsqu’apprenant la mort de Léandre, elle s’apprête à mettre fin à ses jours (Mes yeux, fermez-vous à jamais), tandis que son duo de retrouvailles avec son bien-aimé (Suivons nos doux emportements) a été salué d’applaudissements mérités.


Guilhem Worms (Pluton) et ses Démons aux Enfers © Martin Argyroglo

Côté masculin, Sergio Villegas Galvain, basse-taille, lance avec quelques hésitations (sa voix est apparemment mal posée) les premières répliques de Léandre. Mais il s’ajuste bien vite, et ses airs s’enchaînent ensuite magistralement : L’Amour armé de la constance, ainsi que la magnifique sérénade Luci belle, dormite. Autre basse-taille mais à la voix plus grave, Guilhem Worms incarne Rodolphe, amant délaissé par Isabelle et bras armé de la vengeance de Léonore. Il est aussi un Ordonnateur empressé qui ouvre avec fébrilité le prologue (Hâtez-vous, préparez ces lieux). Surtout, il brûle les planches dans le divertissement d’Orfeo : Pluton impérial, dont les graves terrifiants résonnent implacablement dans les Enfers, avant d’accorder une généreuse et réjouissante grâce finale (Si canti, si goda). Un divertissement dans lequel brille également David Tricou, taille, qui incarne avec beaucoup d’humour un Orphée parodique, comique à souhait avec sa harpe de pacotille (Vittoria, mio cuore) ! Mentionnons encore les belles interventions de Mathieu Gourlet, basse solaire dans le rôle étincelant de Carnaval du Bal final (Chantez, dansez, profitez des beaux jours), et de Benoît-Joseph Meier, taille, battant chef des castellans lançant la redoutable invite Nous triomphons sur les eaux, sur la terre (acte III).


David Tricou (Orphée) © Martin Argyroglo

Soulignons aussi la qualité et l’efficacité des nombreux chœurs et ensembles qui rythment la partition, et dont plusieurs constituent des moments particulièrement réussis de cette production, admirablement servis par l’orchestre : le numéro de la troupe des Bohémiens sur la place Saint-Marc (acte I), la démonstration de la troupe de la Fortune (acte II) ou encore la scène des castellans et des gondoliers, citée ci-dessus.

A la tête de son orchestre Il Caravaggio, Camille Delaforge nous entraîne avec ferveur dans ce Carnaval coloré. Si les registres de cordes nous ont parus manquer de profondeur au regard de l’écriture traditionnelle française en cinq parties adoptée par Campra, nous avons été charmés par la richesse et la variété des percussions, toujours efficacement mobilisées (les indispensables timbale et tambourin mais aussi le triangle, les castagnettes…). Les vents sont également très présents, pour le plus grand bonheur de nos oreilles.

Cette production jubilatoire devrait logiquement ressusciter l’intérêt des amateurs pour cette œuvre de Campra, rarement donnée en salle, et il n’existe (à notre connaissance) qu’un unique enregistrement, dirigé par Hervé Niquet à la tête d’une distribution de haut vol (Glossa, 2011).

(Cette production sera également donnée à Compiègne, Grenoble et Melun : voir les informations sur le site de la co[opéra]tive).



Publié le 04 févr. 2025 par Bruno Maury